Ces fibres mettent l’homme en relation avec la totalité de son environnement


Pendant mon voyage, ma voiture était tombée en panne dans les faubourgs d’une ville où je dus séjourner trois jours, le temps de réparer. En face du garage il y avait un motel; mais les faubourgs des villes m’ont toujours déprimé, et j’allai prendre une chambre dans un hôtel moderne à huit étages, en plein centre de la ville. Le groom m’indiqua que l’hôtel avait un restaurant au rez-de-chaussée, et lorsque je descendis pour aller manger je vis qu’il y avait quelques tables dans une sorte de véranda avec des arcades assez basses. Le coin était plutôt agréable, et il faisait bon à l’extérieur. Il y avait quelques tables disponibles, mais je préférai m’installer à l’intérieur dans une salle mal aérée, car juste avant de sortir j’avais aperçu un groupe de jeunes cireurs de chaussures assis au bord du trottoir. J’étais persuadé qu’ils m’auraient rapidement découvert et qu’ils viendraient m’importuner.

De ma place, au travers de la baie vitrée, je pouvais observer les jeunes garçons. Deux hommes assez jeunes prirent place à une table sous la véranda; les cireurs se précipitèrent, chacun offrant ses services. Les hommes refusèrent, et à ma grande surprise, les jeunes garçons n’insistèrent pas et reprirent place au bord du trottoir. Un peu plus tard trois clients, sans doute des hommes d’affaires d’après leur costume, quittèrent leur table et s’en allèrent. Immédiatement les cireurs se ruèrent pour manger les restes de leurs repas.

 

En quelques secondes les assiettes étaient nettoyées. La même chose se produisit chaque fois qu’une table était libérée.

Je remarquai que les enfants opéraient méthodiquement. S’ils versaient par mégarde de l’eau sur la table, ils l’épongeaient de leur chiffon à briller. Ils étaient
extrêmement minutieux dans leurs méthodes d’insectes; ils avalaient aussi bien les cubes de glace laissés dans les verres d’eau que l’écorce et la chair des tranches de
citron des tasses de thé. Rien, absolument rien n’était gaspillé.

Pendant ce séjour je compris qu’un accord existait entre le gérant de l’hôtel et les cireurs. Ils pouvaient s’installer aux abords du restaurant pour gagner un peu
d’argent avec les clients, et ils étaient autorisés à manger les restes; en revanche, ils ne devaient importuner personne, et ne rien casser. Il y en avait onze, âgés de
cinq à douze ans, mais leur aîné subissait un genre d’ostracisme délibéré. Les autres se moquaient de lui en entonnant une chanson racontant qu’il avait déjà des
poils au pubis et qu’il était trop vieux pour rester parmi eux.

Après les avoir regardés pendant trois jours s’acharner comme des vautours sur les plus maigres des restes, je me sentis vraiment abattu. En sortant de la ville je
pensais qu’il n’existait aucun espoir pour ces enfants déjà conditionnés par leur lutte quotidienne autour de quelques miettes.

« As-tu pitié d’eux ? s’exclama don Juan.

– Certainement.

– Pourquoi ?

– Parce que le bien-être de mes semblables me préoccupe. Ces enfants vivent dans un monde laid et médiocre.

– Un moment! Un moment! Comment peux-tu prétendre que leur monde est laid et médiocre ? déclara don Juan d’un ton moqueur. Tu penses sans doute être mieux loti qu’eux, n’est-ce pas ?

– Certainement. »

Il me demanda pourquoi. Je dis que mon monde, comparé à celui de ces enfants, était infiniment plus varié, plus riche en expériences et en chances propres à me satisfaire et à me permettre de me développer. Le rire de don Juan éclata, sincère mais néanmoins amical.

Il m’annonça que j’ignorais ce dont je parlais puisque je n’étais pas en mesure de connaître la richesse et les possibilités du monde de ces enfants.

Je me dis que don Juan s’entêtait; je pensais vraiment qu’il prenait le contre-pied de mes déclarations simplement pour m’ennuyer.

Très honnêtement j’étais persuadé que ces enfants n’avaient pas la moindre chance de développement intellectuel.
J’allais insister à nouveau sur ce point, lorsque brusquement don Juan me demanda : « Ne m’as-tu pas dit, un jour, que pour un homme le plus grand œuvre consistait, à ton avis, à devenir homme de connaissance. »

Je l’avais dit, et à nouveau je déclarai que devenir homme de connaissance constituait une des entreprises intellectuelles les plus importantes que je puisse imaginer.

« Penses-tu que ton monde d’opulence puisse t’aider à devenir homme de connaissance ? » demanda-t-il d’un ton légèrement sarcastique.

Je ne répondis pas. Il reprit la question sous une forme différente, imitant ainsi une pratique que souvent

j’adoptai avec lui quand je croyais qu’il m’avait mal compris.

« Autrement dit, continua-t-il avec un large sourire de connivence, car il n’ignorait pas que j’étais conscient de son jeu, ta liberté et les moyens dont tu disposes peuvent-ils t’aider à devenir homme de connaissance ?

– Non, répondis-je fermement.

– Alors, comment peux-tu avoir pitié de ces enfants ? reprit-il d’un ton très sérieux. Chacun d’entre eux pourrait devenir homme de connaissance. Tous les hommes de connaissance que je connais ont été des enfants semblables à ceux que tu as vus en train de dévorer des restes et de lécher les tables. »

L’argument me laissa perplexe. Je ne m’étais pas apitoyé sur ces enfants déshérités parce qu’ils n’avaient pas assez à manger, mais parce que, selon moi, leur
monde les avait déjà condamnés à devenir des handicapés intellectuels.- Cependant, d’après don Juan, chacun d’entre eux pourrait accomplir ce que je pensais être le
summum du développement intellectuel : devenir homme de connaissance. Ma pitié était sans objet; don Juan m’avait acculé le dos au mur.

« II se peut que vous ayez raison, dis-je, mais comment peut-on refréner le désir, le désir sincère, d’aider ses semblables ?

– Comment penses-tu pouvoir les aider ?

– En allégeant leur fardeau. Le moins qu’on puisse faire consisterait à tenter de les changer. D’ailleurs, c’est ce que vous faites avec moi, n’est-ce pas ?

– Non, je ne fais rien de tel. J’ignore que changer et pourquoi changer quelque chose dans mes semblables.

– Et, en ce qui me concerne, don Juan, ne m’avez-vous pas donné vos enseignements de façon que je puisse changer ?

– Non. Je n’essaie pas de te changer. Peut-être deviendras-tu un jour homme de connaissance. Il n’est pas possible de le savoir à coup sûr. Mais cela ne te changera pas.

Il se peut qu’un jour tu sois capable de voir les hommes d’une autre façon, et alors tu te rendras compte qu’il n’y a pas moyen de changer quoi que ce soit en eux.

– Quelle est cette autre façon de voir les hommes?

– Quand on voit, les hommes paraissent différents. La petite fumée t’aidera à voir les hommes comme des fibres de lumière.

– Des fibres de lumière ?

– Oui, des fibres, comme de blanches toiles d’araignée. Des fils très fins qui vont de la tête au nombril.

L’homme ressemble alors à un oeuf de fibres vivantes. Ses bras et ses jambes deviennent de lumineux poils de soie scintillant dans toutes les directions.

– Est-ce que tout le monde a cette apparence ?

– Tout le monde. De plus chaque homme est en contact avec tout le reste, non pas avec ses mains, mais grâce à un faisceau de longues fibres jaillies du centre de son ventre.

Ces fibres mettent l’homme en relation avec la totalité de son environnement, elles préservent son équilibre, elles lui confèrent la stabilité.

Ainsi, comme tu le verras peut-être un jour, un homme, qu’il soit mendiant ou roi, est un oeuf lumineux; et il n’y a pas de manière de changer quoi que ce soit.

Ou plutôt, que pourrait-on changer dans cet oeuf lumineux ?

Quoi donc ? »