Différence entre « voir » et « regarder »


Au cours de ce second cycle d’apprentissage don Juan s’attacha surtout à m’enseigner comment « voir ».

Il semble bien que son système de connaissance appelait une différence sémantique entre « voir » et « regarder », pour exprimer deux façons distinctes de percevoir.

« Regarder » concernait la manière ordinaire par laquelle nous sommes habitués à percevoir le monde, alors que « voir » supposait un processus extrêmement complexe grâce auquel « l’homme de connaissance » pouvait « voir l’essence » des choses de ce monde.

Pendant ce second cycle d’apprentissage, don Juan précisa clairement que l’usage du mélange à fumer constituait un préalable pour « voir ».

Par conséquent il me fallait fumer le plus souvent possible.

« Il n’y a que la fumée qui puisse te fournir la vitesse indispensable pour apercevoir ce monde flottant », déclara-t-il.

Avec ce mélange psychotropique il déclencha en moi une série d’états de réalité non ordinaire. Lorsque je considère ce qui me semblait être le but poursuivi par
don Juan, leur caractère principal résidait dans leur inapplicabilité.

Tout ce que je percevais au cours de ces séances où mes sensations étaient altérées demeurait incompréhensible et impossible à interpréter selon notre compréhension quotidienne du monde.

Ce qui revient à dire que l’inapplicabilité entraînait la dissolution de la pertinence de ma vision du monde.

Don Juan fit usage de cette inapplicabilité des états de réalité non ordinaire pour introduire une série d’« unités de signification » entièrement nouvelles pour moi, et préconçues par lui dans le cadre de sa connaissance.

Ces unités furent les éléments spécifiques de ce que don Juan désirait m’enseigner. Je les désigne par « unités de signification », car ils constituaient un conglomérat
essentiel composé des résultats sensoriels et de leurs interprétations sur lequel s’édifiait une signification bien plus complexe.

Par exemple une unité consistait en la manière dont s’expliquait l’effet physiologique du mélange psychotropique.

Il provoquait une insensibilité du corps et une perte du contrôle moteur qui, dans le système de don Juan, s’interprétait comme une action due à la fumée, c’est-à-dire à l’allié, pour « enlever le corps du praticien ».

Les unités de signification se groupaient de manière spécifique, et chaque bloc ainsi constitué formait ce que je nomme une « interprétation sensée ». Il est clair qu’il doit exister un nombre infini d’interprétations sensées qui restent toujours pertinentes à la sorcellerie qu’un sorcier doit apprendre à pratiquer.

De même, dans la vie de tous les jours nous devons faire face à un nombre infini d’interprétations sensées qui, dans cette réalité quotidienne, sont pertinentes.

Un exemple très simple réside dans l’interprétation spontanée que nous faisons très souvent chaque jour de la structure d’habitat que nous nommons une « pièce ».

Il est évident que nous avons appris à interpréter cette construction nommée pièce en termes de pièce; par conséquent « pièce » constitue une interprétation sensée, car lorsque nous l’interprétons il est absolument indispensable que nous soyons capable de connaître, d’une manière ou d’une autre, tous les éléments qui conduisent à cette interprétation.

C’est-à-dire qu’une interprétation sensée réside dans le processus en vertu duquel le praticien se rend capable de connaître toutes les unités de signification nécessaires pour faire des suppositions, des déductions, des prédictions, etc., à propos de la totalité de la situation pertinente à son activité.

Par « praticien » j’entends un participant qui possède une connaissance adéquate de toutes, ou presque toutes, les unités de signification entrant en jeu dans son système particulier d’interprétation sensée. Don Juan était un praticien, c’est-à-dire un sorcier connaissant tous les niveaux de la sorcellerie.

C’est en tant que praticien qu’il essaya de me rendre accessible son système d’interprétations sensées. Dans ce cas l’accessibilité équivalait à un processus de re-socialisation par lequel seraient acquises de nouvelles façons d’interpréter les résultats sensoriels.

J’étais l’« étranger », celui qui n’a pas la capacité de faire des interprétations intelligentes et adéquates des unités de signification propres à la sorcellerie.

Don Juan, le praticien qui me rendait son système accessible, avait pour tâche de déranger cette certitude particulière que je partage avec tous les hommes : la certitude que nos vues pleines de « bon sens » sur l’existence du monde sont définitives.

En se servant des plantes psychotropiques, et grâce à des contacts bien contrôlés entre cet autre système et moi-même, il réussit à me faire prendre conscience du fait que mon opinion sur le monde ne pouvait pas être définitive puisqu’il s’agissait seulement d’une interprétation.

Depuis des milliers d’années, ce phénomène vague que nous désignons sous le nom de sorcellerie, a été pour l’Amérindien une pratique sérieuse et sincère comparable à notre pratique de la science.

Il est indubitable que notre difficulté à le comprendre réside dans l’existence d’unités de signification qui nous sont restées étrangères.