« Sans franchir le pas de la porte connaître tout sous le ciel » (Lao-Tseu)
Erich Fromm distingue quatre phases dans l’évolution de l’humanité. La première est celle de la survie, dans laquelle les premiers hommes durent investir toute leur énergie.
La deuxième est celle de la sédentarisation qui permit aux hommes de vivre et non plus seulement de survivre.
La troisième, nous la connaissons aujourd’hui, c’est celle d’une société matérialiste fondée sur l’avoir.
La quatrième est celle de l’être, elle sera traitée au dernier thème.
De tout temps, le défi de l’homme a été de s’approprier le savoir grâce auquel il peut survivre, vivre, avoir ou être.
Cette appropriation du savoir est un enjeu essentiel. Les « écoles de pensée » sont issues de la différence d’appréhension et de mémorisation de ce savoir.
Pour un homme à la pensée dualiste, il est extrêmement compliqué d’unir des approches apparemment contradictoires, et de les assimiler à un seul et même système.
Dans l’occident chrétien, l’éducation se fait depuis des siècles à partir de concepts d’exclusion et la mémoire collective est saturée de modèles manichéens ; l’homme occidental n’est pas très à l’aise dans la synthèse.
La séparation masculin-féminin en est le modèle le plus prégnant qui est incompatible avec le concept d’unicité.
Il est un autre modèle que nous avons érigé en principe et que nous appliquons avec beaucoup de persévérance : voir en l’autre un ennemi.
Il suffit déjà d’appartenir à un parti politique pour être en butte aux attaques de ses adversaires politiques.
Il est donc éminemment important, à l’ère de l’information globale, de comprendre la philosophie orientale : tant que nous restons fidèles à la maxime romaine selon laquelle l’homme est un loup pour l’homme (homo homini lupus), l’ère nouvelle sera placée sous le signe de la séparation et non de l’unité, de l’adversité et non de l’amitié, du conflit et non de la paix.
Les réflexions qui vont suivre ne sont pas d’un accès facile pour un Européen « moyen ».
Le Tao est le principe du deux en un : le yin et le yang unis dans l’amour.
Nous changerons radicalement notre façon d’agir dès lors que nous sentirons que nous faisons un avec la nature, que nous serons conscients de ce que le soi et la nature participent du même processus, le Tao.
Le cosmos dans son intégralité s’exprime dans chacun de ses éléments constitutifs et chaque élément peut être considéré comme le centre du cosmos.
Chaque cellule de notre corps ne contient-elle pas l’ensemble de nos informations génétiques ?
« À qui a la Voie, tout vient naturellement ; à qui l’a perdue, rien ne réussit plus ».
« Le sage suit les mouvements de la nature et leur obéit ». Il ne peut être le serviteur de rien ni de personne.
Celui qui tente d’arriver à quelque chose par la contrainte est celui qui n’a pas compris qu’il est impossible de quitter le « cours de l’eau ».
Peut-être s’imagine-t-il être hors du Tao ou séparé de lui et avoir ainsi la possibilité de le suivre ou non.
Or, même cette pensée suit le courant car il n’y a pas d’autre voie que celle-ci.
Que nous le voulions ou non, nous sommes nous-mêmes la Voie, notre Voie, notre Tao.
Le Tao est à la fois la Voie et l’origine de la création, ce qui revient à dire que Dieu est ma voie et que ma voie est Dieu.
Il n’y a pas de relation à Dieu qui ne soit plus claire et ce concept a un sens, même pour un occidental.
« La Grande Voie périclita Alors régnèrent Bienveillance et Justice
Intelligence et Savoir-faire apparurent Ce fut la Grande Hypocrisie
Les Six relations sont-elles désaccordées On ne voit plus que piété filiale et amour paternel
Les pays sont-ils dans l’anarchie On ne voit plus que ministres fidèles »
Lao-Tseu
Le wou-wei (non-agir) est le mode de vie d’un adepte du Tao, et il doit être considéré comme étant avant tout une forme d’intelligence.
Il importe de ne plus être esclave de l’avenir ni victime du passé.
Les principes, les structures et les aspirations des choses humaines et naturelles sont alors tellement bien intégrés que le « sage » n’a plus besoin d’investir qu’un minimum d’énergie dans ses rapports avec elles.
Mais ce savoir n’est pas purement intellectuel.
Une intelligence « inconsciente » de l’organisme dans son ensemble, une sagesse inhérente au corps (intelligence du système) en sont le fondement.
Le wou-wei ou principe du « non-agir » ne signifie pas inertie, paresse, laisser faire ou passivité, mais absence de contrainte, ouverture, réceptivité, impartialité, compréhension.
Un homme vrai n’est pas un modèle de droiture ou de vertu, il sait que l’erreur est aussi nécessaire à la nature humaine que le sel à notre nourriture.
Il n’y a qu’avec les vertueux que la vie commune est impossible parce qu’ils manquent d’humour et n’acceptent pas la vraie nature humaine, et même l’inhibent.
Ils veulent avec violence soumettre le monde à des règles linéaires et logiques. Il m’est difficile de faire confiance à quelqu’un qui ne reconnaît pas ses faiblesses.
Celui qui n’a pas confiance en soi ne peut faire confiance à autrui.
« Par le non-faire rien qui ne se puisse faire »
Tao Tê King, Lao-Tseu
Le non-agir (wou-wei) signifie que l’homme ne doit rien faire qui aille contre la voie naturelle.
La pensée chinoise gravite autour du retour de l’individu et de la société à l’unité originaire qui s’appelle dans le langage occidental le paradis ou le royaume de Dieu.
Sur un plan déiste, le « tê » est ce qui arrive « par la grâce de Dieu », et non par l’action de l’homme, mais sans la notion d’une intervention surnaturelle sur le cours naturel des choses.
« Tê » peut être considéré comme l’intelligence inhérente à tout être vivant.
Il n’y a pas de règles pour le « tê », il n’y a pas de manuel qui donne au juge le sentiment de ce qui est juste.
C’est pourquoi l’homme du « tê » enfreint les règles édictées, non par esprit de contradiction ou manque de sociabilité ou parce qu’il est mal intentionné, mais parce qu’il n’y a pas d’activité créatrice sans remise en question intelligente.
La notion de « tê » est donc un pouvoir qui s’exerce sans violence et sans intervention superflue.
« La vertu supérieure ne possède pas la Vertu et par là même la possède
La vertu inférieure ne perd pas la Vertu et par là même la perd
La vertu supérieure n’agit ni ne calcule et pourtant tout s’accomplit
La vertu inférieure et agit et calcule et pourtant rien ne s’accomplit
(Lao-Tseu)