Je déclarai que jamais je n’avais pensé associer le fait de « voir » avec ces étranges bruits.
« Et pourquoi pas ? dit-il sèchement.
– Voir pour voir cela veut dire les yeux. » Il me scruta du regard, comme si quelque chose en moi n’allait pas bien.
« Je n’ai jamais dit que voir était une affaire réservée seulement aux yeux, dit-il en secouant la tête pour marquer son incrédulité face à mon ignorance.
– Comment fait-il?
– Il t’a déjà dit comment il fait », répliqua don Juan.
A cet instant même j’entendis un grondement extraordinaire.
Je me levai en sursaut. Don Juan éclata de rire. Le grondement était telle une avalanche tonitruante. En l’écoutant attentivement je constatai avec amusement que mon expérience des bruits venait des films de cinéma. Le bruit de tonnerre que j’écoutais ressemblait au son utilisé dans les films lorsque le flanc d’une montagne s’écroule dans une vallée.
Don Juan se tenait les côtes, comme s’il avait mal à force de rire. Le grondement secoua le sol sous mes pieds. Je distinguai nettement les retombées de ce qui semblait être le bruit d’un gigantesque rocher roulant et retombant sur ses faces. J’entendis une série de bruits d’écrasement qui me donnèrent l’impression que le rocher se dirigeait vers moi. Je m’affolai. Mes muscles se contractèrent, mon corps tout entier était prêt à la fuite.
Je regardai don Juan. Il me fixait du regard. Alors j’entendis un coup sourd qui fut tel que jamais dans ma vie je n’avais entendu quelque chose d’aussi effrayant. C’était comme si un rocher monumental venait de tomber derrière la maison. Tout fut ébranlé, et au même instant j’éprouvai une sensation très particulière.
Pendant un très court moment je « vis » réellement un rocher aussi gros qu’une montagne juste derrière la maison. Ce ne fut pas comme si une image se superposait à ma vision de la maison. Ce ne fut pas la vision d’un vrai rocher.
Ce fut comme si le bruit créait une image d’un rocher roulant sur ses flancs gigantesques.
En fait je « voyais » le bruit.
Ce caractère inexplicable de ma perception me plongea dans la confusion et le désespoir.
Jamais je n’aurais cru que mes sens pouvaient percevoir d’une telle manière. Une frayeur raisonnée me saisit, je décidai de m’enfuir pour sauver ma vie et ma raison. Don Juan m’attrapa par le bras. Il me dit de ne pas m’enfuir, de ne pas regarder en arrière, mais de faire face à la direction dans laquelle don Genaro s’était éloigné.
Ensuite j’entendis une série de grondements qui ressemblaient aux bruits de rochers tombant les uns sur les autres et s’empilant. Puis le silence régna. Quelques minutes plus tard don Genaro revint s’asseoir auprès de nous. Il me demanda si j’avais « vu ».
Je ne suis que lui répondre. le me tournai vers don Juan pour avoir son avis; Il me fixait du regard.
« Je crois que oui », dit-il en gloussant de rire. J’avais envie de leur dire que j’ignorais parfaitement de quoi ils parlaient. Je me sentais frustré. J’éprouvai une sensation physique de colère et de malaise complet.
« Je crois que nous devrions le laisser ici, tout seul », dit don Juan.
Ils se levèrent et s’en allèrent. « Carlos se laisse aller à sa confusion », dit don Juan d’une voix très forte.
Pendant des heures je restai seul. J’eus le temps de prendre des notes et de ruminer sur l’absurdité de mon expérience. En récapitulant je me rendis compte que la situation avait pris un caractère de farce dès mon arrivée. Plus j’y pensai, plus je me sentais convaincu que don Juan avait passé les rennes à don Genaro. Et à cette pensée, j’étais plutôt inquiet.
Ils revinrent à la tombée de la nuit. Ils s’assirent près de moi, un de chaque côté. Don Genaro se rapprocha; il était presque contre moi. Son épaule mince et frêle me toucha légèrement et j’éprouvai la même sensation que lorsqu’il posa sa main sur mon épaule. Un poids écrasant me renversa et je m’effondrai de côté sur les genoux de don Juan. Il m’aida à me redresser, et d’un ton moqueur me demanda si je désirais m’endormir dans son giron.
Don Genaro rayonnait de joie. Ses yeux brillaient.
J’avais envie de pleurer. J’avais l’impression d’être un animal pris au corral.
« As-tu peur de moi, petit Carlos ? demanda don Genaro d’un air très soucieux. Tu ressembles à un cheval sauvage.
– Raconte-lui une histoire, déclara don Juan. Il n’y a rien de tel pour le calmer. »
Ils allèrent s’asseoir en face de moi, et ils m’examinèrent avec une apparente curiosité. Dans la demi-obscurité leurs yeux paraissaient luisants, comme d’immenses bassins d’eau noire. Leurs yeux étaient grotesques. Ce n’étaient pas des yeux d’hommes. Pendant un moment nous restâmes les yeux dans les yeux, puis je tournai la tête.
Je me rendis compte qu’ils ne me faisaient pas peur, bien que leurs yeux m’aient effrayé jusqu’à en frissonner. Une désagréable confusion s’empara de moi.
Après un long silence don Juan pria don Genaro de me raconter ce qui lui était arrivé lorqu’il avait essayé de garder son regard rivé sur l’allié. Don Genaro qui était assis à un mètre en face de moi ne dit rien. Je le regardai. Ses yeux semblaient avoir quatre ou cinq fois la taille normale. Ils brillaient et m’attiraient irrésistiblement. Et ce qui, plus que tout autre chose, ressortait dans ses yeux était la lumière qui semblait en émaner.
Le corps de don Genaro me parut plus ramassé, comme celui d’un félin. Je saisis un mouvement dans son corps de chat, et cela m’effraya.
Automatiquement, comme s’il s’agissait d’un geste que j’avais l’habitude de faire depuis toujours, j’adoptai ma « forme de combat ». Je frappai ma cuisse selon un certain rythme. Lorsque je pris conscience de cette attitude, j’eus un peu honte. Je regardai don Juan. Il me fixait du regard, de son regard habituel.
Ses yeux étaient amicaux et apaisants. Il éclata de rire. Don Genaro ronronna, se leva, et rentra dans la maison.
Don Juan m’expliqua que don Genaro était assez énergique, qu’il n’aimait pas tourner autour du pot, et qu’avec ses yeux il m’avait taquiné. Il ajouta que, comme toujours j’en savais bien plus que je ne croyais moi-même. Il commenta l’assertion qui veut que tous ceux qui manient la sorcellerie soient très dangereux au crépuscule, et dit qu’à ces heures-là un sorcier comme don Genaro pouvait accomplir bien des merveilles.
Nous restâmes silencieux. Je me sentais bien mieux, car en parlant à don Juan je m’étais détendu et j’avais repris de l’assurance. Il dit qu’il allait manger un morceau, puis que nous allions faire une promenade au cours de laquelle don Genaro m’apprendrait une technique pour se cacher.
Je fus curieux de savoir ce que signifiait une « technique pour se cacher ». Il répliqua que l’ère des explications avait pris fin, parce que m’expliquer quelque chose me conduisait à être indulgent vis-à-vis de moi-même.
Une fois que nous fûmes dans la maison, je vis que don Genaro avait allumé la lampe à pétrole. La bouche pleine, il mastiquait sa nourriture.
Après avoir mangé nous allâmes dans le désert. Don Juan marchait à mon côté et don Genaro quelques mètres en avant.
La nuit était claire, il y avait assez de lune filtrant entre d’épais nuages pour rendre les alentours parfaitement visibles. A un moment donné don Juan s’arrêta et me dit de continuer à suivre don Genaro. J’hésitai. Il me poussa doucement et m’assura que tout irait bien. Néanmoins, ajouta-t-il, je devrai être toujours prêt et avoir confiance en ma propre force.
Pendant deux heures je tentai de rattraper don Genaro, mais malgré tous mes efforts je n’arrivai jamais à le rejoindre.
Sa silhouette se dessinait toujours devant moi, parfois elle disparaissait comme s’il avait sauté de côté en dehors du sentier, mais un instant plus tard elle réapparaissait plus loin devant moi. Il me sembla que tout cela était une étrange et inutile marche dans la nuit.
Je continuai à le suivre car j’ignorai comment revenir seul chez don Juan. Je n’arrivais pas à comprendre l’intention de don Genaro, je croyais qu’il me guidait vers un endroit bien isolé pour m’enseigner la technique que don Juan avait mentionnée.
Cependant, à un moment donné, j’eus l’impression que don Genaro était derrière moi. Je me retournai et aperçus quelqu’un à distance.
Cette découverte m’alarma. Je m’efforçai de voir dans la nuit, et je crus bien distinguer à environ quinze mètres la silhouette d’un homme debout, presque noyée avec celle d’un buisson, comme si l’homme voulait se cacher. Attentivement j’observai l’endroit et, sans aucun doute cette fois, je vis la silhouette d’un homme essayant de se cacher derrière les sombres formes des buissons. Au moment même où j’étais persuadé de cela, je m’aperçus que je ne pouvais plus rien distinguer dans cette masse sombre des broussailles du désert.
Je me précipitai vers cet endroit où j’avais vu l’homme, mais il n’y avait personne. Quant à don Genaro il n’était plus visible, et puisque j’ignorai où aller, je décidai de m’asseoir et d’attendre. Une demi-heure plus tard don Juan et don Genaro arrivèrent. Ils m’appelaient à haute voix. Je me levai pour aller à leur rencontre.
Dans le silence le plus complet nous revînmes chez don Juan. Ce silence était d’ailleurs le bienvenu car j’étais complètement décontenancé par la tournure dés événements. En fait, j’avais l’impression de ne plus me connaître moi-même, et don Genaro produisait quelque chose qui m’empêchait de formuler mes pensées à ma manière habituelle.
Lorsque je m’étais assis sur le sentier pour attendre, je m’étais rendu compte de cette influence sur moi, car après un automatisme qui m’avait poussé à regarder ma montre, j’étais resté immobile et silencieux comme si ma faculté de penser avait été annihilée.
Néanmoins j’éprouvais un état de vivacité absolument nouveau pour moi. J’étais vide de pensées. Il s’agissait d’une situation comparable à celle de ne se soucier plus de rien; pendant ce temps-là le monde semblait être dans un état de parfaite harmonie, il n’y avait rien à y ajouter, rien à en retirer.
En arrivant don Genaro déroula une natte et s’endormit. Alors seulement se présenta le désir de raconter mon expérience à don Juan, mais il ne me laissa pas dire un seul mot.
« Je crois que je comprends ce que don Genaro essayait de faire l’autre nuit », déclarai-je à don Juan, avec l’intention de l’inciter à parler; ses refus successifs m’énervaient.
Don Juan sourit et hocha lentement la tête comme pour signifier qu’il était d’accord avec ce que je venais de dire. C’est un geste que j’aurais pu interpréter par l’affirmative s’il n’y avait pas eu dans ses yeux un étrange reflet.
« Vous ne pensez pas que j’aie pu comprendre cela ?
– Je présume que tu comprends…; en fait, tu comprends. Tu comprends que don Genaro était en permanence derrière toi.
Bien que dans ce cas, comprendre ne soit pas le point crucial. »
Cette déclaration me choqua vraiment. Je le suppliai de m’expliquer comment don Genaro avait-il pu être toujours derrière moi.
« Ton esprit est tel que tu ne vois les choses que d’un seul côté, et c’est le cas dans cette affaire », dit-il.
Il prit une brindille sèche et l’agita en l’air. Il ne dessinait pas quelque chose en l’air, ses mouvements ressemblaient à ceux de ses doigts lorsqu’il trie les débris dans une pile de graines C’était comme un lent ratissage ou grattage fait en l’air avec la brindille.
Il se tourna vers moi et me regarda. Je haussai les épaules pour lui exprimer mon ignorance devant son geste. Il se rapprocha et répéta ses mouvements.
Il marqua huit points par terre. Il encercla le premier.
« Tu es là, dit-il. Nous sommes. tous là. Là, c’est la sensation. Et nous allons d’un point à l’autre. »
Il encercla le second point qui était juste au-dessus du premier, puis il agita sa brindille d’un point à l’autre comme pour illustrer un échange très actif.
« Cependant, il y a six autres points qu’un homme est capable de manipuler, et la plupart des gens ignorent même jusqu’à leur existence ».
Il plaça sa brindille entre les deux premiers points et tapota le sol.
« Le déplacement entre ces deux points c’est ce que tu nommes la compréhension. C’est ce que tu as fait pendant toute ta vie. Si tu déclares que tu comprends ma connaissance, tu n’as rien accompli de plus. »
Alors il joignit par des lignes certains de ces points avec les autres et ainsi dessina une longue figure trapézoïdale qui avait huit centres .de rayonnement
inégaux.
« Chacun des six autres points est un monde, exactement comme la sensation et la compréhension en sont deux pour toi.
– Pourquoi huit points ? Pourquoi pas un nombre infini, comme dans un cercle ? » demandai-je.
Je dessinai un cercle par terre. Don Juan eut un sourire.
« Pour autant que je sache il n’y a que huit points qui soient accessibles à l’homme pour s’en servir. Peut-être ne peut-il aller au-delà.
Et j’ai bien dit pour s’en servir, et non pas comprendre. As-tu bien saisi ce point-là? »
Il m’imitait, ou plutôt se moquait de mon insistance à utiliser le mot exact. Et il le fit sur un ton tellement amusant que j’éclatai de rire.
« Ton problème est que tu veux tout comprendre, ce qui est impossible. Lorsque tu persistes à tout vouloir comprendre, tu ne fais pas entrer en ligne de compte tout ce qui t’échoit en tant qu’être humain.
Ta pierre d’achoppement est toujours là, inchangée. Et c’est pourquoi tu n’as presque rien accompli pendant toutes ces dernières années. Bien sûr, tu as été brusquement sorti de ton profond sommeil, mais cela aurait pu tout aussi bien se produire dans d’autres circonstances. »
Suivit une longue pause silencieuse, puis don Juan m’ordonna de me lever pour l’accompagner au canyon de l’esprit du point d’eau. Au moment où nous nous installions dans ma voiture, don Genaro surgit de derrière la maison et se joignit à nous. Nous abandonnâmes la voiture pour nous engager dans un profond ravin.
Don Juan choisit un endroit à l’ombre pour faire une halte.
« Une fois, tu m’as raconté ce qu’un de tes amis t’avait dit. Vous aviez tous deux observé une feuille tombant du plus haut d’un sycomore, et il avait déclaré que plus jamais dans toute l’éternité cette même feuille ne tomberait à nouveau du même sycomore. Te souviens-tu de cela ? »
Je me souvenais de lui avoir raconté cette scène.
« Nous sommes au pied d’un grand arbre, continuat-il, et maintenant si nous regardons cet autre arbre, juste devant nous, nous pouvons peut-être voir une feuille tombant de sa plus haute cime. »
Il me fit signe de regarder. En face de nous, juste de l’autre côté du lit du torrent, il y avait un grand arbre aux feuilles jaunissantes et sèches.
D’un mouvement de la tête il insista pour que je persiste dans mon observation. Quelques minutes plus tard une feuille se sépara de la cime de l’arbre et commença à tomber.
Par trois fois elle heurta des feuilles ou des branches avant d’atteindre la végétation poussant au-dessous de l’arbre.
« L’as-tu vue ?
– Oui.
– Tu jurerais donc que la même feuille ne peut plus jamais tomber du même arbre. Est-ce bien vrai ?
– Oui, c’est vrai.
– Au mieux de ta compréhension, c’est vrai. Mais cela n’est qu’au mieux de ta compréhension. Regarde à nouveau. »
Automatiquement je levai les yeux. Une feuille tomba.
Elle heurta les mêmes feuilles et branches que la précédente. C’était exactement comme si je voyais un instant replay à la télévision. Je suivis des yeux la chute ondulante de la feuille jusqu’à ce qu’elle arrive au sol. Je me levai pour voir si au même endroit il y avait deux feuilles, mais l’épaisse végétation au sol interdisait cette vérification.
Don Juan éclata de rire et me demanda de m’asseoir.
« Regarde, dit-il en désignant d’un signe de la tête la cime de l’arbre. Une fois de plus, la même feuille qui tombe. »
Et une fois encore je vis une feuille tomber suivant la même trajectoire que les deux précédentes.
Lorsqu’elle arriva au sol je sus que don Juan allait me faire regarder à nouveau, mais avant qu’il n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche je levai les yeux. La feuille tombait à nouveau. Alors je me rendis compte que je n’avais vu que la première feuille se détacher de la cime, ou plutôt, devrais-je dire, la première fois que la feuille tomba je la vis se détacher de la branche, alors que les trois autres fois elle tombait déjà lorsque je levai les yeux.
Je précisai ce point à don Juan, et je le pressai de m’expliquer ce qu’il faisait.
« Je ne comprends pas comment vous arrivez à me faire voir ce que j’ai déjà vu auparavant. Don Juan, comment agissez-vous sur moi ? »
Il éclata de rire mais ne me répondit pas. J’insistai. Il devait m’expliquer le fait que j’aie pu voir et revoir cette feuille tomber.
Selon ma raison, déclarai-je, cela était impossible, Don Juan répondit que sa raison lui disait la même chose, cependant j’avais bien vu et revu cette feuille tomber. Il se tourna vers don Genaro. « C’est curieux, quand même! » lui dit-il.
Don Genaro ne répondit pas. Ses yeux restaient rivés sur moi.
« C’est impossible! m’exclamai-je.
– Tu es enchaîné ! déclara don Juan. Tu es enchaîné à ta raison. »
Il expliqua que cette feuille était tombée et retombée de cet arbre de manière qu’enfin je cesse de toujours tenter de comprendre.
D’un ton confidentiel il me confia que j’avais toute l’affaire bien en main, mais que malgré cela ma manie l’emportait toujours et arrivait à m’aveugler.
« Il n’y a rien à comprendre. Comprendre est seulement une tres mince affaire, absolument insignifiante », dit-il.
A ce moment-là don Genaro se leva. Il jeta un rapide coup d’oeil à don Juan, leurs regards se croisèrent, puis don Juan se mit à regarder le sol devant lui. Don Genaro vint devant moi et commença à balancer ses bras d’avant en arrière, à l’unisson.
« Regarde, petit Carlos, dit-il. Regarde! Regarde! »
Il lança un son extraordinairement aigu, comme le sifflement d’un fouet claquant en l’air, comme un bruit de quelque chose qui se déchire.
A l’instant précis de ce son je sentis se creuser un vide dans mon ventre, une sensation terriblement angoissante comme lorsque l’on tombe dans le vide, une sensation qui n’était pas pénible, mais plutôt désagréable et épuisante.
Elle ne dura que quelques secondes et s’évanouit en laissant persister un étrange picotement dans mes genoux. Et pendant ce même instant, je perçus un autre phénomène absolument incroyable.
Je vis don Genaro au sommet de montagnes qui étaient environ vingt kilomètres plus loin. Cette perception dura quelques secondes, et elle me surprit tellement que je n’eus pas le temps de la détailler. Je ne peux pas me souvenir si je vis au sommet des montagnes un homme de taille réelle, ‘ comme s’il était proche de moi, ou seulement une image réduite de don Genaro.
Je n’arrive même pas à me souvenir s’il s’agissait ou non de don Genaro.
Cependant, à cet instant-là je fus sans l’ombre d’un doute persuadé que je l’avais vu debout sur les montagnes. Et au moment où me traversa la pensée qu’il était impossible de voir un homme à vingt kilomètres la perception de l’image s’annula.
Je cherchai don Genaro. Il n’était plus là.
L’état de stupéfaction que je ressentis fut aussi singulier que tout ce qui m’arriva à ce moment-là. Sous l’effort mon esprit se vrilla, et je me retrouvai complètement désorienté.
Don Juan se leva, m’ordonna de placer mes mains sur mon ventre et de presser mes jambes contre mon corps dans une position recroquevillée tout en restant assis au sol.
Pendant un certain temps nous observâmes le silence, puis il déclara qu’il allait s’interdire de me fournir de nouvelles explications sur quoi que ce soit, parce qu’un homme peut devenir un guerrier uniquement en agissant.
Il me recommanda de partir sur-le-champ, sinon don Genaro dans son effort pour m’aider allait réussir à me tuer.
« Tu vas changer de direction, dit-il, et tu briseras tes chaînes.
Il précisa qu’il n’y avait rien à comprendre ni à propos de ses actions, ni à propos de celles de don Genaro, et que les sorciers étaient parfaitement capables d’accomplir des exploits extraordinaires.
« Genaro et moi, dit-il en désignant un des centres de rayonnement de la figure qu’il avait dessinée, nous agissons à partir de là.
Et ce n’est pas le centre de la compréhension. Mais tu sais ce que c’est. »
J’aurais voulu lui dire que j’ignorais complètement de quoi il parlait, mais il ne m’en laissa pas le temps. Il se leva et me fit signe de le suivre. Il marchait très rapidement, et il ne fallut pas longtemps pour que, en essayant de le suivre sans trop perdre de distance, je sois à bout de souffle et inondé de sueur.
Lorsque nous fûmes assis dans la voiture je cherchai don Genaro du regard.
« Où est-il ?
– Tu sais très bien où », me jeta don Juan.
Comme nous le faisions chaque fois avant que je parte, nous nous assîmes. Un besoin envahissant de poser des questions me pressait. Quelques explications devenaient indispensables.
Comme le dit don Juan, ma grande indulgence avec moi-même est vraiment ce besoin d’explications.
« Où est don Genaro ? risquai-je.
– Tu sais très bien où. Cependant chaque fois tu échoues à cause de ton insistance à vouloir comprendre.
Par exemple, l’autre nuit, tu savais tout le temps que don Genaro était derrière toi. Tu t’es même retourné, et tu l’as vu.
– Non, protestai-je. Non, je ne le savais pas.
Et j’étais sincère.
Mon esprit refusait d’accepter cette sorte de stimuli comme s’ils étaient « réels » et cependant, après dix années d’apprentissage avec don Juan, mon esprit ne pouvait plus confirmer mes vieux critères bien ordinaires pour déterminer ce qui était réel ou non.
Toutes les spéculations que jusqu’à ce jour, j’avais pu échafauder sur la nature de la réalité n’étaient que de pures manipulations de mon intellect.
La preuve, sous la pression exercée par les actions de don Juan et de don Genaro mon esprit s’était engagé dans une voie sans issue.
Don Juan me dévisagea. Dans ses yeux il y avait une telle tristesse que j’en pleurai. Les larmes jaillirent d’elles-mêmes. Pour la première fois de ma vie, je sentis le poids encombrant de ma raison.
Une angoisse indescriptible s’empara de moi. J’eus un gémissement involontaire et je le serrai dans mes bras. De la jointure de ses doigts il m’assena un coup sec au sommet du crâne.
Je sentis comme une vibration descendre le long de ma colonne vertébrale. Elle me dégrisa.
« Tu es beaucoup trop indulgent avec toi-même », dit-il avec une extrême douceur dans sa voix.
ÉPILOGUE
Lentement don Juan tourna autour de moi. Il paraissait être en train de se demander s’il allait ou non me dire quelque chose.
Deux fois il s’arrêta, puis sembla changer d’avis.
« Que tu reviennes ou non est parfaitement sans importance, déclara-t-il finalement.
Cependant, il te faut maintenant vivre comme un guerrier. C’est quelque chose que tu as toujours su.
Mais maintenant tu te trouves dans une situation telle qu’il te faut faire usage de quelque chose dont tu n’avais pas voulu tenir compte auparavant.
Pour acquérir cette connaissance, tu as dû te battre. Elle ne t’a pas été simplement passée.
Il a fallu que tu la presses en dehors de toi-même.
Néanmoins, tu restes un être lumineux. Tu vas mourir comme le font tes semblables.
Une fois, je t’ai dit que dans un oeuf lumineux, il n’y a rien à changer. »
Il demeura silencieux. Je savais qu’il me fixait du regard, mais j’évitais ses yeux.
« En toi, rien n’a vraiment changé. »
FIN DE VOIR