J’avançai avec précaution, sur le lac blanc du sol quand, forte et terrible, sa voix retentit, figeant chacun de mes mouvements et chacune de mes pensées.
« Tu es dans un état atroce ! Dit-il sans sans se retourner. Je le constate a ta façon d’entrer, a tes pas, et surtout à la puanteur de tes émotions.
« Tu es une multitude, une horde d’inquiétudes. Ou crois-tu aller dans cet état ? Tu es morcelé, en mille miettes, et c’est à peine si tu peux vivre ton existence d’employé.
– Je ne suis pas un employé », retoquai je avec véhémence, comme si on m’avait soudain attaqué physiquement. Je ne savais pas qui il était, mais je sentais le besoin d’instaurer sur-le-champ une distance entre nous. Mes paroles s’évanouirent contre un mur d’ouate. Assailli par une peur inconnue, j’eus à peine la force d’ajouter : « J’ai un poste de gérant ! »
(…)
« Comment oses-tu dire « je »?proféra-t-il avec un mépris que je reçus comme une gifle. Là d’où je viens. »Je » est un blasphème. »Je » représente ta dualité intérieur. »Je » représente la foule de tes mensonges. Chaque fois que tu affirmes un de tes »petits je », tu mens. Seul celui qui se connaît, celui qui maîtrise sa propre vie, celui qui a une volonté peut-dire »je ». »
Il se tut un moment. Quand il recommença à parler, ses paroles furent encore plus lourdes de menaces. « Ne dis plus jamais »je » ou tu ne remettras plus les pieds ici !
« Observe-toi. Découvre qui tu es !
« Être une multitude, c’est être pris au piège d’un assemblage chimérique et inévitable d’idées fausses et de mensonges que l’on a soi-même créé.
« Le manque d’unité emprisonne l’homme dans l’ignorance, la peur et l’autodestruction ; dans le monde extérieur, ce manque entraîne la maladie, la dénégation, la violence, la cruauté et la guerre.
« Le monde est tel que tu le rêves. C’est un miroir. Dehors, il y a ton monde, le monde que tu as construit, que tu as rêvé.
« Dehors, il y a toi ! Va voir qui tu es.
« Tu verras que les autres sont le reflet de ta fausseté, de tes compromis, de ton ignorance. Change ! Et le monde changera.
« Tu crées un humanité malade, et tu as peur ensuite de ce que tu as crée, de la violence que tu as engendrée. Tu crois que le monde est objectif, mais il est tel que tu le rêves.;
Va, et accepte ce que tu as fait. Va au devant des pauvres, des êtres violents, des lépreux que tu héberges en toi. Accepte-les. Ne les évite pas, ne les accuse pas. Rends-toi à leurs univers. Va, et accepte en toute connaissance de cause ce que tu as créé : un monde intransigeant, ignorant, sans vie.
« Un homme est puissant lorsqu’il se domine et s’abandonne a lui-même. »
Brusquement sa voix prit le ton sévère du commandement : « En ma présence, stylo et papier ! Ne l’oubli jamais ! »
(…)
« Cette fois, tu devras écrire. Le stylo et le papier seront ton seul salut. La seule façon pour toi de ne pas oublier ce que je te dirai est de noter.
Écris ! Seulement ainsi tu pourras-tu rassembler les fragments épars de ton existence. »
Puis, comme s’il n’avait jamais fait cet aparté, il se raccrocha à mon affirmation précédente et répliqua : « Un gérant est un employé qui tente de croire à ce qu’il fait ; il s’impose une foi. Il est le prêtre d’un culte qui, si médiocre soit-il, lui confère une appartenance, lui fait croire qu’il sait où il va.
« Mais toi, tu n’as même pas ça ! Sans la volonté, les pensées, les sensations et les désirs ne sont que des chauves-souris affolées, à la merci de l’univers. »
(…)
« Je sais tu voudrais sortir de ce rêve. Mais la réalité, c’est moi. Ta vie, le monde où tu crois être capable de choisir et de décider n’existent pas ; ils ne sont qu’un horrible cauchemars. Te marier, avoir des enfants et une carrière, posséder une maison, être estimer et reconnu par ton entourage et toutes ces choses auxquelles tu as cru sont des fétiches dénués de sens que tu as idolâtrés et placés au-dessus de tout.
« Le rêve seul est vrai. Le Rêve est la chose la plus vrai qui soit.
Apprends à te déplacer dans l’univers du réel. Ici, tes habitudes, tes convictions et tes codes désuets n’ont plus aucune valeur.
Ce que tu appelles la réalité n’est qu’apparence, tu dois la renverser de bout en bout, et tu ne peux rien apporter avec toi qui ait fait son temps.
Tu devras apprendre à penser autrement, à respirer, à agir et à aimer autrement…
« Tu as une vie dépourvue d’ambition, une vie affligeante. Caché derrière ta condition d’employé, derrière la protection illusoire d’un salaire, tu perpétues la pauvreté et la souffrance de l’humanité. »
Sa voix était douce et sévère à la fois comme s’il diagnostiquait un mal terrible.
« La vie est trop précieuse pour que tu sois subordonné, trop riche pour que tu sois perdant ! Il est temps de changer ! »
Son bref silence donna plus de force à ce qu’il dit ensuite : « Le moment est venu de renoncer à ta vision antagonique du monde. C’est le moment pour toi de mourir à tout ce qui ne vit pas. Cette heure est celle de la renaissance. D’un nouvel exode, d’une nouvelle liberté.
C’est la plus grande aventure que puisse imaginer un homme : la reconquête de son intégrité. »
Mes yeux s’était presque habitués à la pénombre quand l’aurore dissipa la noirceur de la nuit.
Un rayon de soleil, en frappant la poutre en acajou qui sevrai de manteau à la cheminée de pierre, éclaira ces mots latins sculptés dans le bois en grandes lettres gothique peintres en or :
Visibila ex Invisibilus.