En route pour Ixtlan


ixtlahan p 336

 

« Tout à coup je me suis rendu compte que j’avais un allié et que ces fantômes ne pouvaient rien contre moi. J’ai suivi le garçon le long de la piste. D’autres fantômes ont surgi à l’improviste en essayant de me faire trébucher dans le précipice. 
 
Mais ma volonté était plus forte qu’eux. Ils ont dû sentir ça, car ils ont cessé de me tourmenter. Après un moment ils sont simplement restés au bord du sentier et de temps à autre quelques-uns d’entre eux bondissaient dans ma direction mais je les arrêtais par ma volonté.
Puis ils ont cessé pour de bon de m’importuner. »
Don Genaro resta longtemps silencieux.
 
Don Juan me regarda.
 
« Et ensuite, don Genaro, que s’est-il passé ?
 
– J’ai continué à marcher », répondit-il tout bonnement.
Il semblait avoir fini son récit, il ne voulait plus rien y ajouter.
Je lui demandai si le fait qu’on lui ait offert à manger indiquait qu’il s’agissait de fantômes.
Il ne répondit pas. Je m’avançai davantage en voulant savoir si les Indiens Mazatèques avaient coutume de dire qu’ils n’avaient pas de nourriture ou s’ils s’y intéressaient grandement.
Il déclara que le ton de leur voix, leur précipitation pour tenter de l’attirer et la façon avec laquelle ces fantômes parlaient de nourriture constituaient des indices – et qu’il le savait parce que son allié l’aidait.
Il m’assura que seul il n’aurait jamais remarqué ces particularités.
« Ces fantômes étaient-ils des alliés, don Genaro ? demandai-je.
– Non. C’étaient des gens.
 
– Des gens ? Mais vous venez de dire que c’étaient des fantômes.
– J’ai dit qu’ils n’étaient plus réels. Après ma rencontre avec l’alliée plus rien n’était réel. »
Pendant longtemps aucun de nous ne parla.
 
« Quel à été le résultat final de cette expérience, don Genaro ?  demandai-je.
– Le résultat final ?
 
– Je veux dire, quand et comment êtes-vous enfin arrivé à Ixtlan ? »
Ils éclatèrent de rire tous les deux à la fois.
 
« Alors, pour toi, c’est ça le résultat final ! remarqua don Juan.
Disons que le voyage de Genaro n’a pas eu de résultat final. Jamais il n’y aura de résultat final.
Genaro est toujours en route pour Ixtlan ! »
 
Don Genaro me jeta un coup d’oeil perçant et tourna ensuite la tête pour regarder au loin, vers le sud.
« Jamais je n’atteindrai Ixtlan », dit-il.
 
Sa voix était ferme mais douce, presque un murmure.
« Cependant, j’ai l’impression… parfois j’ai l’impression que je n’en suis qu’à un pas.
Pourtant, jamais je n’y arriverai. Dans mon voyage je ne découvre même pas les repères familiers que je connaissais.
 
Rien n’est plus pareil. »
 
Don Juan et don Genaro se regardèrent. Quelque chose de triste émanait de leurs regards.
« Dans mon voyage à Ixtlan je ne découvre que des voyageurs fantômes », dit-il doucement.
Je regardai don Juan. Je n’avais pas compris.
 
« Tous ceux que Genaro rencontre sur sa route vers Ixtlan ne sont que des êtres éphémères, expliqua don Juan. 
 
Toi, par exemple, tu es un fantôme. 
 
Tes sentiments et ton impatience sont celles de ces gens. C’est pour cette raison qu’il dit que dans son voyage à Ixtlan il ne rencontre que des voyageurs fantômes. »
 
Soudain je me rendis compte que ce voyage de don Genaro n’était qu’une métaphore.
 
« Votre voyage à Ixtlan n’est donc pas réel, dis-je.
 
– Il est réel, répliqua don Genaro. Les voyageurs ne sont pas réels. »
D’un hochement de tête il désigna don Juan et déclara avec emphase :
« C’est le seul qui soit réel. Le monde est réel seulement lorsque je suis avec celui-là. »
Don Juan eut un sourire.
 
« Genaro t’a raconté son histoire, dit-il, parce que hier tu as stoppé-le-monde et qu’il pense aussi que tu as vu, mais tu es un tel idiot que tu ne le sais pas toi-même.
Je n’arrête pas de lui dire que tu es étrange et que tôt ou tard tu verras.
De toute façon à ta prochaine rencontre avec l’allié, si pour toi il y a prochaine rencontre, il te faudra te battre avec lui et l’apprivoiser.
Si tu survis au choc, et ça j’en suis certain car tu es fort et tu vis comme un guerrier, tu te retrouveras vivant sur une terre inconnue. 
Alors, comme c’est naturel pour nous tous, la première chose que tu voudras faire sera de revenir chez toi, à Los Angeles.
 
Mais il n’y a pas de retour à Los Angeles. Ce que tu y as laissé est mort pour toujours. Alors bien sûr, tu seras un sorcier. Mais ça ne t’aidera pas. A ce moment-là ce qui devient important pour nous c’est que tout ce que nous aimons, haïssons ou désirons est laissé en arrière. 
 
Cependant les sentiments d’un homme ne meurent ni ne changent, et le sorcier s’engage sur le chemin du retour en sachant qu’il n’atteindra jamais cet endroit, en sachant qu’aucun pouvoir sur cette terre, pas même sa mort, ne le conduira à l’endroit, aux choses, aux gens qu’il aimait. 
 
C’est ça que t’a raconté Genaro.  » L’explication de don Juan eut un effet catalyseur ; l’histoire de don Genaro me frappa soudain lorsque je la rapprochai de ma propre vie.
« Et les gens que j’aime ? demandai-je à don Juan, que leur arrivera-t-il ?
– Ils seront tous laissés en arrière, répondit-il.
 
– Mais n’aurais-je aucun moyen pour les retrouver ? Pourrai-je les sauver, les prendre avec moi ?
– Non. Ton allié te projettera, toi et toi seul, dans des mondes inconnus.
 
– Mais je pourrai revenir à Los Angeles, n’est-ce pas ? Je pourrai prendre l’autobus ou l’avion pour y aller ? Los Angeles sera toujours là ?
– Bien sûr, dit don Juan en riant, et Manteca aussi, et Temecula et Tucson aussi.
– Et Tecate, ajouta très sérieusement don Genaro.
 
– Et Piedras Negras et Tranquitas », dit don Juan en souriant.
Don Genaro continua à énumérer des noms de villes, et don Juan aussi, et ils poursuivirent en citant les plus incroyables et les plus amusants noms de villes et de villages.
« Le fait de tournoyer avec ton allié changera ton idée du monde, reprit enfin don Juan. Cette idée est tout, et lorsqu’elle change, le monde lui-même change. »
Il me rappela qu’une fois je lui avais lu un poème, et voulut que je le lui récite. Il me souffla les premiers mots, et alors je me souvins de lui avoir lu quelques poèmes de Juan Ramon Jiménez. Celui qu’il évoquait avait pour titre : 
El Viaje definitivo (Le Voyage définitif). Je le récitai : .
… et je m’en irai. Mais les oiseaux resteront, chanteront, et mon jardin restera, avec son arbre vert, avec son puits d’eau.
 
Bien des après-midi les cieux seront calmes et bleus, et dans le beffroi les cloches carillonneront,
comme elles carillonnèrent cet après-midi même.
 
Ceux qui m’aimaient disparaîtront, et chaque année la ville se renouvellera.
Mais mon esprit errera toujours nostalgique dans le même coin caché de mon jardin fleuri.
« C’est de cette impression que parle Genaro, commenta don Juan.
Pour être sorcier un homme doit être passionné. Un homme passionné a des attaches terrestres et des choses qui lui sont chères, à tout le moins le sentier qu’il suit.
« C’est précisément ce que Genaro t’a raconté avec son histoire.
Genaro a abandonné sa passion à Ixtlan, sa maison, son peuple, toutes les choses auxquelles il tenait. 
 
Et maintenant il vagabonde dans ses sentiments. 
Parfois, comme il le dit, il atteint presque Ixtlan. Nous partageons tous cette impression. Pour Genaro, c’est Ixtlan. Pour toi, ce sera Los Angeles.
Pour moi… »
 
Je ne voulais pas que don Juan me parle de lui et comme s’il avait lu ma pensée, il s’arrêta.
 
Don Genaro soupira et paraphrasa le premier vers du poème.
 
« Je partis. Et les oiseaux restèrent, chantant. »
 
Pendant un instant je ressentis une vague d’agonie et une solitude indescriptible qui nous recouvrit tous trois. Je regardai don Genaro et je sus qu’étant un homme passionné, il devait avoir eu des attaches sentimentales avec quantité de choses auxquelles il tenait, et qu’il avait laissées derrière lui.
J’eus l’impression très nette qu’à ce moment le souvenir devenait si intense que don Genaro était sur le point de pleurer.
Je Je détournai précipitamment mon regard. La passion de don Genaro, sa suprême solitude firent jaillir des larmes de mes yeux.
Je jetai un coup d’oeil vers don Juan. Il me fixait du regard.
« Seul un guerrier peut survivre au chemin de la connaissance, dit-il, car l’art du guerrier consiste à équilibrer la terreur d’être un homme avec la merveille d’être un homme. »
Je dévisageai l’un puis l’autre. Leurs yeux étaient clairs, paisibles. Ils avaient suscité une terrible vague de nostalgie et au moment où ils semblaient submergés par leur passion ils en contenaient le flot.
Pendant un instant je crus voir.
Je vis la solitude de l’homme pareille à une vague gigantesque qui se serait figée juste devant moi, retenue par le mur invisible d’une métaphore.
– Ma tristesse était si accablante que je me sentais euphorique. Je les embrassai.
Don Genaro sourit et se leva. Don Juan se leva et posa sa main sur mon épaule.
« Nous allons te laisser ici, dit-il. Fais ce que tu penses devoir faire. L’allié t’attendra à la lisière de cette plaine. »
Fin livre