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– Il importe qu’un guerrier soit impeccable, dit-il enfin, mais ce n’est qu’une manière de parler, de tergiverser. Tu as déjà accompli quelques tâches de sorcellerie et je crois qu’il est temps de mentionner la source de tout ce qui est important.
Je dirai donc que ce qui importe pour un guerrier c’est de parvenir à la totalité de soi-même.
– Qu’est-ce que c’est que la totalité de soi-même, don Juan ?
– J’ai dit que je n’y ferai qu’une allusion. Il y a encore dans ta vie beaucoup de choses pendantes que tu dois rassembler avant que nous puissions parler de totalité de soi-même.
Ce disant, il mit fin à notre conversation. D’un geste des mains il m’indiqua qu’il voulait que je m’arrête de parler. Apparemment il y avait quelqu’un ou quelque chose tout près de là. Il pencha la tête vers la gauche, comme s’il écoutait. Je pouvais voir le blanc de ses yeux braqués sur les buissons, au-delà de la maison, sur sa gauche.
Il écouta avec attention pendant quelques instants, puis il se leva, vint vers moi et me susurra à l’oreille que nous devions quitter la maison et faire une promenade.
– Quelque chose qui ne va pas ? demandai-je, en chuchotant également.
– Non, il ne se passe rien, ça va plutôt bien, dit-il. Il me conduisit dans le chaparral désertique. Nous marchâmes pendant une demi-heure environ et nous arrivâmes à une surface circulaire, dégagée de végétation, un cercle d’environ trente-cinq mètres de diamètre, dont le sol en terre battue rougeâtre était tassé et parfaitement lisse.
Cependant rien n’indiquait qu’une quelconque machine eût nettoyé et aplani la surface. Don Juan s’assit au centre, face au sud-est. Il me montra du doigt un endroit situé à un peu plus d’un mètre, où il me demanda de m’asseoir en face de lui.
– Qu’allons-nous faire ici ? demandai-je.
– Nous avons ici un rendez-vous cette nuit, répondit-il.
Il promena un regard rapide autour de lui, en se face au sud-est.
Ses mouvements m’avaient inquiété. Je lui demandai avec qui nous avions ce rendez-vous.
– Avec la connaissance, dit-il. Disons que la connaissance est en train de rôder par ici.
Il ne me laissa pas m’accrocher à cette réponse énigmatique.
Rapidement il changea de sujet et sur un ton jovial il me recommanda d’être naturel, c’est-à-dire de prendre des notes et de bavarder comme nous l’aurions fait chez lui.
Ce qui s’imposait à mon esprit avec le plus d’insistance à ce moment, c’était la sensation vive que j’avais ressentie six mois auparavant, lorsque j’avais « parlé » à un coyote.
Cet événement avait signifié pour moi que pour la première fois j’avais été capable de visualiser ou d’appréhender avec mes sens et en toute lucidité la description du monde faite par le sorcier, description où la communication avec les animaux au moyen de la parole allait de soi.
– Nous n’allons pas nous attarder sur des expériences de cette nature, dit don Juan en entendant ma question. Il n’est pas souhaitable pour toi de te complaire dans des événements passés.
Il est permis de les aborder, mais seulement en guise de référence.
– Et pourquoi donc, don Juan ?
– Tu n’as pas encore assez de pouvoir personnel pour chercher l’explication des sorciers.
– Alors il y a une explication des sorciers !
– Sans aucun doute. Les sorciers sont des hommes.
Nous sommes des créatures de pensée. Nous cherchons des éclaircissements.
– J’avais l’impression que mon grand défaut était de chercher des explications.
– Non. Ton défaut est de chercher des explications commodes, des explications qui s’adaptent à toi et à ton monde. Ce que je te reproche c’est ta raison. Un sorcier explique aussi des choses de son monde, mais il n’est pas aussi rigide que toi.
– Comment puis-je arriver à l’explication des sorciers ?
– En accumulant du pouvoir personnel. Le pouvoir personnel te fera glisser très facilement dans l’explication des sorciers. Celle-ci n’est pourtant pas ce que tu entends par explication ; néanmoins c’est grâce à elle que le monde et ses mystères deviennent, sinon clairs, du moins moins terrifiants.
Cela devrait être l’essence d’une explication, mais ce n’est pas ce que tu cherches. Tu cherches le reflet de tes idées.
Je laissai passer le moment de poser des questions, mais son sourire m’encouragea à continuer à parler.
Un autre élément extrêmement important pour moi était son ami don Genaro, ainsi que l’effet extraordinaire que ses actions avaient eu sur moi. A chaque fois que j’avais été en contact avec lui, j’avais éprouvé les distorsions sensorielles les plus étranges…
Don Juan rit lorsque je formulai ma question à haute voix.
– Genaro est fantastique, dit-il, mais pour l’instant ça n’a pas de sens de parler de lui ou de l’effet qu’il te fait.
Encore une fois, tu n’as pas assez de pouvoir personnel pour démêler ces problèmes. Attends de l’avoir, puis nous en reparlerons.
– Et si je ne l’acquiers jamais ?
– Si tu ne l’as jamais, nous n’en reparlerons jamais.
– A ce rythme-là, croyez-vous que j’en aurai jamais suffisamment ? demandai-je.
– Cela dépend de toi, répliqua-t-il. Je t’ai donné toute l’information nécessaire. Maintenant c’est à toi qu’incombe la responsabilité de gagner assez de pouvoir personnel pour faire pencher la balance.
– Vous vous exprimez par métaphores, dis-je.
Parlez-moi clairement. Dites-moi exactement ce que je devrais faire. Si vous m’en avez déjà parlé, disons que j’ai tout oublié.
Don Juan émit un rire étouffé et se coucha par terre, en mettant son bras derrière sa tête.
– Tu sais exactement ce qu’il te faut.
Je lui dis que parfois je pensais savoir, mais que la plupart du temps je n’avais pas confiance en moi.
– Je crains que tu ne confondes les questions, dit-il.
La confiance en soi d’un guerrier n’est pas celle de l’homme moyen. L’homme moyen cherche la certitude dans les yeux d’un spectateur et nomme cela confiance en soi. Le guerrier cherche à être impeccable à ses propres yeux et appelle cela humilité.
L’homme moyen est suspendu à son semblable, tandis que le guerrier n’est suspendu qu’à lui-même. Peut- être poursuis-tu des chimères. Tu cherches la confiance en soi de l’homme moyen, alors que tu devrais rechercher celle du guerrier.
La différence entre les deux est remarquable. La confiance en soi
fait qu’on est sûr des choses ; l’humilité fait qu’on ne peut se tromper dans ses propres actions et sentiments.
– J’ai essayé de vivre en accord avec vos suggestions, dis-je. Je peux ne pas être le meilleur, mais je suis le meilleur de moi-même. C’est ça l’impeccabilité ?
– Non. Tu dois faire encore mieux. Tu dois te pousser constamment au-delà de tes limites.
– Mais ce serait de la folie, don Juan. Personne ne peut faire ça.
– Combien de choses fais-tu maintenant, qui t’auraient semblé de la folie il y a dix ans ?
Ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui ont changé, mais tes propres idées sur toi ; ce qui était jadis impossible est à présent parfaitement possible et il se peut que le
succès total dans le changement de toi-même ne soit plus qu’une question de temps.
Dans cette affaire, la seule voie possible pour un guerrier est de se conduire de façon conséquente et sans arrière-pensées. Tu en connais assez sur le comportement du guerrier pour agir en conséquence, mais tes vieilles habitudes et tes routines te font obstacle.
Je comprenais ce qu’il voulait dire.
– Croyez-vous qu’écrire soit une de mes vieilles habitudes, qu’il me faudrait changer ? demandai-je.
Devrais-je détruire mon nouveau manuscrit ?