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– Comment puis-je faire ? demandai-je.
– Je dis que c’est une question très simple. Il se peut que je trouve ça simple, parce que je le fais depuis longtemps. Tout ce que tu dois faire, c’est organiser tes intentions en fonction d’une douane.
Chaque fois que tu te trouves dans le monde du tonal, tu dois être un tonal impeccable : ce n’est pas le moment de conneries rationnelles.
La porte entre les deux mondes est, pour le guerrier, l’intention. Chaque fois qu’il franchit le seuil, elle se referme complètement derrière lui.
« Une autre chose qu’on devrait faire lorsqu’on se trouve devant le nagual, c’est déplacer la ligne des yeux de temps en temps, afin de rompre le charme du nagual. Le fait de changer l’orientation des yeux soulage toujours le tonal.
Ce matin j’ai remarqué que tu étais extrêmement vulnérable et j’ai changé la position de ta tête. Si jamais tu te retrouves dans un pétrin pareil, il faudra que tu sois capable de dévier ton champ visuel par tes propres moyens. Ce changement de perspective doit pourtant être fait seulement pour se procurer un soulagement et non pour se défendre, afin de sauvegarder l’ordre du tonal.
Je préférerais que tu t’efforces d’utiliser cette technique pour cacher derrière elle la rationalité du tonal. Or, cette crainte n’est pas fondée.
« Je ne peux rien te dire de plus, si ce n’est que tu dois suivre chaque mouvement que fait don Genaro, sans t’épuiser pour autant. Tu es maintenant en train de mettre à l’épreuve ton tonal, pour savoir si oui ou non il est rempli de choses essentielles.
S’il y a beaucoup d’éléments superflus sur ton île, tu ne seras pas capable de supporter la rencontre avec le nagual.
— Qu’est-ce qui va m’arriver ?
– Tu peux mourir. Personne n’est capable de survivre à une rencontre délibérée avec le nagual, sans un long entraînement. Il faut des années pour préparer le tonal à une telle rencontre.
D’ordinaire, si un homme quelconque se trouve face à face avec le nagual, le choc qu’il éprouve est si fort qu’il en meurt. Le but de l’entraînement du guerrier n’est donc pas de lui apprendre à ensorceler ou à faire des charmes, mais à préparer son tonal à ne pas déconner.
C’est un des exploits les plus difficiles. Un guerrier doit apprendre à être impeccable et à se dépouiller de tout ce qui est superflu, avant qu’il puisse même concevoir de contempler le nagual.
Dans ton cas, par exemple, tu dois cesser de réfléchir. Ce que tu faisais ce matin était absurde.
Tu appelles ça expliquer. Moi je considère cette attitude comme la preuve d’une insistance stérile et fastidieuse de la part de ton tonal, qui veut garder tout sous son contrôle. Chaque fois qu’il ne réussit pas, il s’ensuit un moment de stupeur, puis le tonal s’expose lui-même à la mort.
Quelle connerie ! Il préférerait se tuer lui-même, plutôt que de renoncer à son contrôle. Cependant nous ne pouvons quasi rien faire pour modifier cet état des choses.
– Comment l’avez-vous modifié, don Juan ?
– Il faut nettoyer et entretenir l’île du tonal. Il n’y a pas d’autre alternative pour le guerrier. Une île rangée n’offre pas de résistance; c’est comme si elle était vide.
Il contourna la maison et s’assit sur une grosse pierre lisse. De là on pouvait regarder le fond d’un ravin profond. Il me fit signe de m’asseoir à côté de lui.
– Pouvez-vous me dire, don Juan, ce que nous ferons aujourd’hui ? demandai-je.
Nous ne ferons rien. Je veux dire que toi et moi nous ne ferons rien d’autre que d’assister au spectacle.
C’est Genaro qui est ton benefactor.
Je pensai avoir mal compris, dans ma hâte de prendre des notes. Dans les premières étapes de mon apprentissage, don Juan lui-même avait introduit le terme de benefactor, et j’avais toujours cru que c’était lui le mien.
Don Juan s’était tu et me regardait. Je réfléchis rapidement et j’en conclus que don Juan avait voulu dire qu’à cette occasion don Genaro serait la vedette.
Don Juan rit tout bas, comme s’il lisait dans mes pensées.
– Genaro est ton benefactor, répéta-t-il.
– Mais c’est vous qui l’êtes ! m’écriai-je, d’un ton fébrile.
– Moi je suis celui qui t’a aidé à nettoyer ton île du tonal, dit-il. Genaro a deux apprentis, Pablito et Nestor. Il les aide à nettoyer leur île, mais c’est moiqui leur montrerai le nagual. Je serai leur benefactor.
Genaro n’est pour eux qu’un maître. Sur toutes ces questions, on peut parler ou agir, mais on ne peut pas faire les deux choses avec la même personne. L’un s’occupe de l’île du tonal, l’autre, du nagual. Dans ton cas, j’ai eu pour tâche de travailler avec ton tonal.
En écoutant les paroles de don Juan, je fus saisi d’une peur si intense que je faillis me trouver mal.
J’avais le sentiment qu’il allait me laisser seul avec don Genaro, ce que je considérais comme une machination extrêmement effrayante.
Don Juan rit longuement quand je .lui manifestai mes inquiétudes.
– La même chose se passe avec Pablito, dit-il. Dès qu’il me voit, il tombe malade. L’autre jour, il était entré dans la maison, pendant que Genaro était parti.
J’étais tout seul ici et j’avais laissé mon chapeau à côté de la porte. Pablito l’a vu, et son tonal en eut tellement peur qu’il chia littéralement dans son froc.
Je pouvais facilement comprendre les sentiments de Pablito, et me projeter en eux. Si j’examinais la question soigneusement, je devais bien admettre que don Juan était terrifiant.
Cependant j’avais appris à me sentir à l’aise avec lui. Je partageais avec lui une intimité issue de notre longue fréquentation.
– Je ne vais pas te laisser seul avec Genaro, dit-il en riant de nouveau. Je suis celui qui veille sur ton tonal. Sans lui, tu es un homme mort.
– Est-ce que tous les apprentis ont un maître et un benefactor? demandai-je, pour faire cesser mon angoisse.
– Non. Pas tous les apprentis, mais certains seulement.
– Pourquoi il y en a qui ont et un maître et un benefactor ?
– Lorsqu’un homme ordinaire est prêt, le pouvoir lui fournit un maître, et il devient son apprenti.
Lorsque l’apprenti est prêt, le pouvoir lui fournit un benefactor, et il devient sorcier.
– Qu’est-ce qui fait qu’un homme soit prêt et que le pouvoir lui fournisse un maître ?
– On l’ignore. Nous ne sommes que des hommes.
Parmi nous il y en a qui ont appris à voir et à se servir du nagual, mais rien de ce que nous avons accumulé dans le cours de notre vie ne peut nous révéler les desseins du pouvoir. C’est pourquoi tous les apprentis n’ont pas de benefactor. C’est le pouvoir qui en décide.
Je lui demandai si lui-même avait eu un maître et un benefactor, et pour la première fois en treize ans, il parla librement d’eux. Il dit qu’aussi bien son maître que son benefactor étaient du Mexique central.
J’avais toujours considéré que toutes les informations concernant don Juan avaient une importance pour mon enquête anthropologique, mais au moment où il me fit cette révélation, je n’en tins pas compte.
Don Juan me lança un regard. Je crus que c’était un regard méprisant. Puis il changea brusquement de sujet et me demanda de lui raconter par le menu tout ce que j’avais vécu dans la matinée.
– Une peur soudaine rétrécit toujours le tonal, dit-il en guise de commentaire, quand je lui décrivis les sentiments que j’avais éprouvés au moment où don Genaro poussa son cri. La question est d’empêcher que le tonal disparaisse, à force de se faire tout petit.
Un problème grave qui se pose au guerrier est de savoir exactement à quel moment il doit permettre à son tonal de se rétrécir et à quel moment il doit l’arrêter.
Ça c’est du grand art. Un guerrier doit lutter comme un forcené pour rétrécir son tonal; et pour-
tant, dès que le tonal se rétrécit, le guerrier doit renverser immédiatement la situation, pour mettre fin à ce rétrécissement.
– Mais en faisant cela, ne revient-il pas à la situation initiale ? demandai-je.
– Non. Une fois qu’il a rétréci le tonal, le guerrier referme la porte qui communique avec l’autre côté.
Tant que son tonal règne sans conteste et que ses yeux sont uniquement adaptés au monde du tonal, le guerrier est du bon côté de la barrière. Il se trouve sur un territoire familier, dont il connaît toutes les règles.
Mais lorsque le tonal se rétrécit, il passe du côté exposé au vent, et cette voie doit être refermée
aussitôt, à cause du risque d’être emporté par une rafale. Ce n’est pas simplement une façon de parler.
Au-delà de la porte que constituent les yeux du tonal, le vent se déchaîne. Je parle d’un vrai vent, et non d’une métaphore. Un vent qui peut emporter la vie même.
En fait tout ce qui est vivant sur terre es temporté par le vent. Il y a déjà des années que je t’ai familiarisé avec le vent. Pourtant tu avais pris la chose pour une blague.
Il se référait à cette fois où il m’avait emmené dans les montagnes et où il m’avait expliqué quelques propriétés particulières du vent. Toutefois je n’avais jamais cru qu’il blaguait.
– Que tu aies pris ça au sérieux ou pas, ça n’a pas d’importance, dit-il après avoir entendu mes protestations.
En règle générale, le tonal doit se défendre à tout prix, dès qu’il est menacé ; donc les réactions du tonal en vue d’organiser sa défense ne sont pas vraiment importantes.
La seule question qui importe c’est que le tonal d’un guerrier doit s’ouvrir à d’autres possibilités.
Dans ce cas, le rôle d’un maître est de montrer tout le poids de ces possibilités.
C’est en fonction de cela que le tonal peut se rétrécir.
Du même coup et en vertu du même principe, le tonal apprend à s’arrêter à temps pour ne pas disparaître.
Il me fit signe de poursuivre la narration des événements de la matinée, et il m’interrompit lorsque
j’arrivai à l’épisode de don Genaro, glissant en avant et en arrière, du tronc de l’arbre à la branche.
– Le nagual peut accomplir des actes extraordinaires, dit-il. Des choses qui sont impossibles, impensables, pour le tonal. Mais le plus extraordinaire est que l’exécutant ignore comment ces choses-là se produisent.
Genaro, par exemple, ne sait pas comment il fait ce qu’il fait ; il sait seulement qu’il le fait. Le
secret du sorcier, c’est qu’il sait comment parvenir au nagual, mais une fois qu’il y est arrivé, il n’a pas plus d’intuition que toi au sujet de ce qui se passe.
– Mais qu’est-ce qu’on ressent, quand on fait des choses pareilles ?
– On sent qu’on agit.
– Est-ce que don Genaro a l’impression de monter le long du tronc d’un arbre ?
Don Juan me regarda pendant un moment, puis il détourna la tête.
– Non, répondit-il, dans un violent murmure. Non, de la façon où tu l’entends.
Il ne dit plus rien. Je retenais pratiquement mon souffle dans l’attente d’une explication. A la fin je me sentis contraint de redemander :
– Mais qu’est-ce qu’on ressent ?
– Je ne peux rien dire, non pas parce que c’est une affaire personnelle, mais parce qu’il n’y a pas moyen de la décrire.