ixtlhan – p 180
« Ce qui t’est arrivé hier n’est ni une plaisanterie ni une farce. Tu as eu une rencontre-avec le pouvoir. Le brouillard; la noirceur, les éclairs, le tonnerre et la pluie participaient à cette grande bataille de pouvoir.
Tu as eu la chance d’un imbécile. Un guerrier donnerait n’importe quoi pour avoir une telle bataille. »
J’avançai que tout cela ne pouvait pas avoir été une bataille de pouvoir puisque ça n’avait pas été réel.
« Qu’est-ce qui est réel ? me demanda-t-il très calmement.
– Ça, ce que nous regardons est réel, dis-je en pointant les environs.
– Mais il en fut de même du pont, de la forêt et de tout ce que tu as vu la nuit dernière.
– S’ils étaient réels, où sont-ils maintenant ?
– Ils sont là. Si tu possédais assez de pouvoir tu pourrais les faire réapparaître.
Maintenant tu n’y arrives pas parce que tu penses utile de continuer à douter et à te quereller.
Mon ami, ça ne l’est pas. C’est inutile. Là, devant nous il y a des mondes sur des mondes.
Et il ne faut pas s’en moquer. Ainsi la nuit dernière, si je n’avais pas saisi ton bras, que tu le
veuilles ou non tu. aurais marché sur ce pont. Et auparavant, j’ai dû te protéger contre le vent qui te cherchait.
– Et si vous ne m’aviez pas protégé, que se serait-il produit ?
– Comme tu n’as pas assez de pouvoir, le vent t’aurait fait perdre ton chemin, peut-être même tué en te poussant dans un ravin. Cependant c’est surtout le cas du brouillard qu’il te faut considérer. Dans ce brouillard il aurait pu t’arriver deux choses. Tu aurais traversé le pont jusqu’à l’autre côté, ou bien tu serais tombé. Au choix, selon ton pouvoir.
Mais il t’aurait fallu en passer par au moins une de ces deux issues. Si je ne t’avais pas protégé, il aurait absolument fallu que tu t’avances sur ce pont.
C’est la nature du pouvoir. Je te l’ai déjà dit, il te commande et cependant il est à tes ordres.
En l’occurrence la nuit dernière le pouvoir t’aurait obligé à t’avancer sur ce pont et alors il aurait été à tes ordres pour te soutenir pendant ta traversée.
Je t’ai arrêté parce que je sais que tu n’as pas les moyens de te servir du pouvoir, et sans pouvoir le pont se serait effondré.
– Don Juan, avez-vous vu ce pont ?
– Non. J’ai seulement vu le pouvoir.
C’aurait pu être n’importe quoi. Cette fois pour toi le pouvoir c’était un pont. Pourquoi un pont ? Je l’ignore. Nous sommes des créatures infiniment mystérieuses.
– Don Juan, avez-vous jamais vu un pont dans le brouillard ?
– Jamais. Mais c’est parce que je ne suis pas comme toi. J’ai vu d’autres choses. Mes batailles de pouvoir sont bien différentes des tiennes.
– Qu’avez-vous vu ? Pouvez-vous me le raconter ?
– Au cours de ma première bataille de pouvoir, je vis dans le brouillard mes ennemis. Tu n’as pas
d’ennemis. Tu ne hais personne. A cette époque-là j’en haïssais pas mal. Mon faible était de haïr les gens. Ça m’est passé. J’ai vécu ma haine, mais alors la haine me détruisit presque.
« A l’inverse ta bataille de pouvoir fut propre. Elle ne t’a pas dévoré. Mais maintenant tu te détruis avec tes pensées et tes doutes vaseux. C’est là ton faible.
« Avec toi le brouillard fut impeccable. Tu as une certaine affinité avec le brouillard. Il t’a donné un
prodigieux pont, et pour toujours dans le brouillard pour toi il y aura ce pont. Il t’apparaîtra maintes et maintes fois jusqu’au jour où tu le traverseras.
« A partir de maintenant et jusqu’à ce que tu saches que faire, je te recommande sérieusement de ne pas te risquer seul dans les zones de brouillard.
« Le pouvoir est une très étrange entreprise. Pour l’avoir et le commander, il faut déjà dès le début en avoir. Cependant il est possible de l’emmagasiner peu à peu jusqu’à en avoir suffisamment pour se soutenir soi-même dans une bataille de pouvoir.
– Qu’est-ce qu’une bataille de pouvoir ?
– Ce qui t’est arrivé la nuit dernière fut le début d’une bataille de pouvoir.
Les scènes dont tu as été le témoin constituaient le siège du pouvoir.
Un jour elles te seront compréhensibles.
Elles sont chargées d’une extrême signification.
– Ne pouvez-vous pas m’en confier le sens vous- même, don Juan ?
– Non. Ces scènes sont ta propre conquête et personne ne peut les partager avec toi. Mais la nuit dernière ce ne fut qu’un début. Une querelle. La vraie bataille aura lieu une fois que tu franchiras le pont.
Qu’y a-t-il de l’autre côté ? Tu seras le seul à le savoir.
De même, il n’y aura que toi pour savoir ce qu’il y a au terminus de ce sentier dans la forêt. Mais tout ça peut ou non t’arriver. Pour réussir à voyager sur ces sentiers et ces ponts inconnus, il faut que tu aies assez de pouvoir en toi-même.
– Que se passe-t-il si l’on n’a pas assez de pouvoir ?
– La mort attend toujours, et lorsque le pouvoir du guerrier s’épuise, simplement la mort le capte.
Par conséquent il est stupide de s’aventurer dans l’inconnu sans aucun pouvoir. On ne trouverait que la mort. »
Je n’écoutai pas vraiment. L’idée que la viande sèche pouvait avoir causé ces hallucinations me travaillait, et m’abandonner à ce genre de réflexion m’apaisait.
« Ne te fatigue pas à essayer de tout expliquer, reprit-il comme s’il avait lu mes pensées.
Le monde est un mystère. Ça, ce que nous regardons, n’est pas tout ce qu’il y a dans le monde. Il y a bien plus que cela, tellement plus en fait qu’il n’a pas de fin.
Alors quand tu essaies de te l’expliquer en entier, tout ce que tu fais est de rendre le monde familier. Toi et moi nous sommes ici, dans le monde que tu nommes réel, simplement parce que tous deux nous le connaissons.
Tu ne connais pas le monde de pouvoir, par conséquent tu ne peux pas en faire une scène familière.
– Vous savez très bien qu’il m’est impossible de discuter votre opinion, déclarai-je, mais mon esprit ne peut pas l’accepter. »
Il rit et toucha légèrement ma tête.
« Tu es réellement cinglé. Mais ça n’a pas d’importance. Je sais combien il est difficile de vivre comme un guerrier. Si tu avais suivi toutes mes instructions et accompli tous les actes que je t’ai appris, tu aurais, à l’heure qu’il est, assez de pouvoir pour passer ce pont.
Assez de pouvoir pour voir et stopper-le-monde.
– Mais pourquoi voudrais-je le pouvoir ?
– A ce jour tu ne peux pas concevoir pourquoi.
Cependant si tu emmagasines assez de pouvoir, le pouvoir lui-même te découvrira une bonne raison.
C’est loufoque, qu’en penses-tu ?
– Vous-même, pourquoi avez-vous désiré du pouvoir ?
– Je suis comme toi. Je n’en voulais pas. Je n’arrivais pas à trouver une raison valable pour en avoir. Je suis passé par tous tes doutes et jamais je n’ai suivi les instructions que j’ai reçues, ou au moins je crus ne jamais les avoir suivies.
Cependant, malgré ma stupidité j’emmagasinais assez de pouvoir et un jour mon pouvoir personnel fit effondrer le monde.
– Mais pourquoi quelqu’un pourrait-il souhaiter stopper-le-monde.?
– Personne ne le souhaite, c’est là le problème.
Cela se produit, c’est tout. Et une fois que tu sais ce qu’est stopper-le-monde, tu te rends compte qu’il y a une raison pour cela. Vois-tu, un des arts du guerrier est de faire effondrer le monde pour une raison bien spécifique et ensuite de le reconstruire de façon à continuer à vivre. »
J’avançai qu’il pourrait m’aider en me fournissant un exemple de raison spécifique pour faire effondrer le monde.
Il resta silencieux un certain moment comme s’il réfléchissait.
« Je ne peux pas te dire, répondit-il. Pour savoir cela il faut déjà trop de pouvoir. Un jour, contre ta volonté, tu vivras comme un guerrier ; alors peut-être auras-tu emmagasiné assez de pouvoir personnel pour répondre toi-même à cette question.
« Je t’ai enseigné presque tout ce qu’un guerrier a besoin de savoir pour se lancer dans le monde pour emmagasiner du pouvoir par lui-même. Néanmoins je sais que tu n’es pas capable d’y arriver et il me faut montrer beaucoup de patience à ton égard.
Du fait de ma propre expérience, je sais que pour être soi-même dans le monde de pouvoir, il faut le combat d’une vie tout entière. »