Ils se mirent à rire tout bas, comme s’ils ne voulaient pas faire de bruit. Le corps de don Juan était agité d’un rire sourd.
– Cette place est pour toi un lieu de pouvoir, murmura don Genaro. Là où tu es assis, tu t’es usé les doigts à écrire.
Est-ce que tu n’y as jamais fait de rêve profond ?
– Non. Il n’en a pas fait, dit don Juan à voix basse.
Mais il a fait une écriture profonde.
Ils se tordirent de rire. On avait l’impression qu’ils ne voulaient pas rire fort. Leurs corps tremblaient.
Leur rire bas était saccadé, de façon rythmée.
Don Genaro se dressa et se glissa près de moi. Il me donna des petites tapes répétées sur l’épaule en disant que j’étais un gredin, puis il me tira par le bras gauche vers lui avec force. Je perdis l’équilibre et je tombai en avant.
Je faillis me cogner le visage contre le sol dur.
De façon automatique j’allongeai mon bras droit et j’amortis la chute. L’un d’eux me fit baisser la tête, en faisant pression sur mon cou. Je ne savais pas lequel des deux c’était.
La main qui me tenait semblait être pris de panique.
J’eus l’impression de m’évanouir, ce qui peut-être arriva.
La pression qui s’exerçait sur mon ventre fut si forte, que je vomis.
Ma première perception distincte qui s’ensuivit fut qu’on m’aidait à me relever.
Don Genaro était accroupi devant moi.
Je me retournai pour chercher don Juan.
Il n’était nulle part.
Don Genaro avait un sourire flamboyant.
Ses yeux brillaient très fort. Ils fixaient les miens. Je lui demandai ce qu’il m’avait fait, et il dit que j’étais en morceaux.
Il avait un ton de reproche et paraissait ennuyé ou mécontent de moi.
Il répéta plusieurs fois que j’étais en morceaux et que je devais me reconstituer.
Il essayait de feindre un ton sévère, mais au milieu de sa harangue il éclata de rire.
Il me disait que c’était vraiment terrible que je sois éparpillé tout autour et qu’il devrait utiliser un balai pour réunir tous mes morceaux en un tas.
Puis il ajouta que je pourrais remettre les morceaux aux mauvais endroits et en finir avec mon pénis à la place du pouce.
C’est à ce moment-là qu’il craqua.
Je voulais rire et je ressentis une sensation complètement inhabituelle.
Mon corps se détachait ! C’était comme si j’avais été un jouet mécanique qui se désintégrait purement et simplement. Je n’avais de sensations physiques d’aucune sorte, et je n’éprouvais ni peur ni inquiétude.
Le fait de me désintégrer était plutôt un spectacle auquel j’assistais en observateur, bien que je ne perçusse rien du tout d’un point de vue sensoriel.
Puis je pris conscience que don Genaro était en train de manipuler mon corps.
Alors je ressentis une sensation physique, une vibration si intense qu’elle me fit perdre de vue tout ce qui m’entourait.
De nouveau je sentis qu’on m’aidait à me lever. De nouveau je vis don Genaro accroupi devant moi. Il me leva par les aisselles et m’aida à faire quelques pas. Je ne pouvais me représenter où j’étais.
J’avais l’impression d’être dans un rêve et cependant j’avais absolument le sens de la séquence temporelle.
J’étais parfaitement conscient que j’avais été, il y avait un instant, avec don Genaro et don Juan, dans la ramada de la maison de don Juan.
Don Genaro marchait avec moi, me soutenant sous mon aisselle gauche.
La scène à laquelle j’assistais changeait constamment. Il ne m’était pourtant pas possible de déterminer la nature de ce que j’observais.
Ce qui se trouvait devant moi était plutôt de l’ordre du sentiment ou de l’état d’âme, et le centre à partir duquel tous ces changements irradiaient était situé incontestablement dans mon ventre.
Ce rapport m’était apparu non comme une pensée ou comme une prise de conscience, mais comme une sensation physique, qui s’établissait soudain et devenait prédominante.
Les variations de mon entourage provenaient de mon ventre. J’étais en train de créer un monde, une suite infinie de sensations et d’images. Tout ce que je connaissais était là.
Ceci était déjà en soi ni pensée ni jugement conscient, mais sentiment.
J’essayais de me concentrer sur tout cela pendant un moment, à cause de mon habitude presque insurmontable de tout juger, puis mes calculs cessèrent d’un coup et quelque chose sans nom m’enveloppa, des sentiments et des images de toutes sortes.
Un moment donné, quelque chose en moi reprit le classement des phénomènes, et je remarquai qu’il y avait une image qui se répétait : c’était celle de don Juan et de don Genaro essayant de m’atteindre.
L’image était fugitive ; elle passa devant moi en vitesse. C’était comme si je les regardais de la fenêtre d’un véhicule qui aurait roulé très vite. Ils avaient l’air de vouloir m’attraper lorsque je passais devant eux. L’image devenait plus nette et durait plus longtemps, lorsqu’elle se reproduisait. Un moment je pris conscience que j’étais délibérément en train de la détacher d’une multitude d’autres images.
Je faisais un tri afin de parvenir à cette scène particulière.
A la fin j’étais capable de la maintenir, en pensant simplement à elle.
Une fois que j’avais commencé à penser, mes opérations ordinaires prirent la relève.
Elles n’étaient pas aussi définies que dans mes activités courantes, mais suffisamment claires pour que mon esprit réalisât que la scène ou le sentiment que j’avais isolé était que don Juan et don Genaro, dans la ramada de la maison de don Juan, me soulevaient par les aisselles.
Je voulais continuer à me laisser emporter par d’autres images et sentiments, mais j’en fus empêché.
Je luttai pendant un moment. Je me sentais souple et heureux.
Je savais que je les aimais tous les deux et je savais aussi qu’ils ne me faisaient pas peur.
Je voulais plaisanter avec eux ; je ne savais pas comment, et je continuai à rire et à leur taper sur l’épaule.
J’eus une autre prise de conscience particulière.
J’étais certain de rêver. Dès que je fixais mon regard sur quelque chose, ça devenait immédiatement trouble.
Don Juan et don Genaro me parlaient.
Je ne pouvais pas les suivre ni distinguer lequel des deux parlait.
Don Juan tourna mon corps dans l’autre sens et montra du doigt une masse, qui était sur le sol.
Don Genaro m’y traîna plus près et me fit tourner autour d’elle.
C’était un homme couché par terre. Il était étendu sur le ventre, le visage tourné vers la droite.
Ils continuèrent à me signaler l’homme, tout en parlant. Je ne pouvais pas du tout fixer mon regard sur lui, mais à la fin j’éprouvai un sentiment de sobriété et de sérénité, et je regardai l’homme.
J’eus un lent réveil en réalisant que l’homme qui était couché par terre, c’était moi.
Cette constatation ne suscita en moi ni terreur ni malaise.
Je l’acceptai simplement, sans émotion.
Je n’étais alors ni tout à fait endormi ni tout à fait éveillé et lucide.
Je devins encore plus conscient de don Juan et don Genaro et je pus les discerner l’un de l’autre, lorsqu’ils me parlaient.
Don Juan dit qu’il nous fallait aller dans le lieu circulaire de pouvoir, dans le chaparral.
A peine avait-il dit cela, que l’image de l’endroit surgit dans mon esprit.
Je vis les masses sombres des buissons qui l’entouraient. Je me tournai vers ma droite : don Juan et don Genaro étaient là aussi.
J’eus un choc et je sentis qu’ils me faisaient peur.
C’était peut-être parce qu’ils avaient l’air de deux ombres menaçantes.
Ils vinrent plus près de moi. Mes craintes s’évanouirent en voyant leurs visages. Je les aimais à nouveau. C’était comme si j’étais ivre, sans prise directe sur les choses. Ils me saisirent par les épaules et me secouèrent à l’unisson.
Ils me donnèrent l’ordre de me réveiller.
Je pouvais entendre leurs voix, clairement et distinctement.
Je vécus alors un moment unique.
Je tenais deux images dans ma tête, deux rêves.
Je sentais que quelque chose en moi était profondément endormi et commençait à se réveiller, et je me retrouvai couché sur le sol de la ramada, avec don Juan et don Genaro qui me secouaient.
Mais je me trouvais aussi sur le lieu de pouvoir, et don Juan et don Genaro me secouaient encore.
Il y avait un instant crucial où je n’étais nulle part en particulier, mais plutôt aux deux endroits simultanément, comme un observateur contemplant deux scènes à la fois.
J’éprouvai la sensation incroyable qu’à cet instant précis, j’aurais pu basculer aussi bien d’un côté que de l’autre.
Tout ce qui me restait à faire, à ce moment-là, c’était changer de perspective et, au lieu d’observer chaque scène de l’extérieur, je devais les sentir de façon subjective.