Tempérament d’un guerrier


p 154 : ixtlan
Don Juan me dit qu’un guerrier construisait sa cage, puis s’y glissait pour la sceller de l’intérieur.

« Mais les animaux ? demandai-je. Ne peuvent-ils pas gratter la couche de terre, entrer dans la cage et mordre l’homme ?

– Non, ça ne préoccupe absolument pas un guerrier. Pour toi, c’est un souci parce que tu n’as pas de pouvoir. Au contraire, un guerrier est guidé par son intention inflexible et peut détourner n’importe quoi.

Pas un rat, pas un serpent, pas un puma ne peuvent le déranger.

– Pourquoi s’enterre-t-il ?

– Pour avoir des révélations ou emmagasiner du pouvoir. »

J’éprouvai une sensation extrêmement plaisante de paix et de satisfaction. En ce moment même le monde semblait au repos. Ce calme était agréable et en même temps énervant. Je voulus parler mais il me fit taire. Après un certain temps la tranquillité de l’endroit agit sur mon humeur.

Je me mis à penser à ma vie, à ma propre histoire ; une sensation familière de tristesse et de remords m’envahit. Je lui dis que je ne méritais pas d’être là. Son monde était fort et juste, j’étais faible.

Mon esprit avait été gauchi par les circonstances de ma vie.

Il éclata de rire et menaça de me recouvrir entièrement si je ne me taisais pas. Il dit que j’étais un homme, et que comme tout homme j’avais droit à tout ce qui constituait le lot des hommes : la joie, la peine, la tristesse et le combat. La nature des actes personnels restait sans importance aussi longtemps que l’on agissait comme un guerrier.

En baissant la voix jusqu’au murmure il déclara que si vraiment je croyais mon esprit gauchi, je n’avais qu’à le rectifier, le purger, le rendre parfait, car dans la vie tout entière il n’y avait pas une seule tâche qui soit plus digne d’être accomplie que celle-là.

Ne pas amender son esprit était rechercher la mort, ce qui revenait à ne rien chercher du tout puisqu’en dépit de tout, la mort allait quand même nous emporter.

Il s’interrompit pendant assez longtemps, puis déclara avec l’accent d’une conviction profonde :
« Chercher à atteindre la perfection de l’esprit du guerrier est la seule tâche digne de notre âge d’homme. »

Ces mots eurent un effet catalyseur. Je sentis le poids de mes actions passées comme un fardeau, gênant et insupportable. Je reconnus qu’il n’y avait aucun espoir. Tout en pleurant je me mis à parler de ma vie.

Je racontai que j’avais vagabondé pendant si longtemps que j’étais devenu insensible à la peine et à la tristesse sauf en certaines occasions, c’est-à-dire lorsque je me rendais compte de ma solitude et de ma faiblesse.

Il ne dit rien. Il me saisit sous les aisselles et me sortit de la cage. Une fois libre, je m’assis. Il fit de même. Je crus qu’il me laissait le temps de me ressaisir, car il garda le silence. Je pris mon carnet et consignai nerveusement mes notes.

« Tu te sens comme une feuille à la merci du vent, n’est-ce pas ?  » dit-il en me dévisageant.

C’était exactement ce que j’éprouvais. Il me comprenait parfaitement, Il ajouta que mon humeur lui rappelait une chanson et se mit à chanter à voix basse; il chantait d’une voix très agréable, et ses paroles me subjuguèrent :

Que lejos estoy del cielo donde ha nacido. Inmense nostalgia invade mi pensamiento. Ahora que estoy tan solo y triste cual hoja al viento, Quisiera llorar, quisiera reir de sentimiento
(Qu’il est loin le ciel où je naquis. Mes pensées sont noyées d’une immense nostalgie. Maintenant, seul et triste comme une feuille dans le vent, je voudrais pleurer, je voudrais rire de désir.)

Longtemps nous gardâmes le silence. Puis il le rompit.

« D’une manière ou d’une autre, depuis le jour où tu es né, quelqu’un a fait quelque chose pour toi.

– C’est vrai.
– Et certaines choses contre ta volonté.
– Bien vrai.
– Et maintenant tu es faible, comme une feuille dans le vent.
– Exactement. C’est bien ça. »

Je déclarai que les circonstances de ma vie avaient parfois eu des effets dévastateurs. Il me prêtait la plus grande attention, mais je n’arrivai pas à me figurer s’il était seulement gentil ou bien s’il s’intéressait vraiment à moi. A un moment donné je vis qu’il se retenait de rire.

« Peu importe à quel point tu t’attristes sur ton sort, il faut que tu changes cela, déclara-t-il doucement. Ça ne va pas avec la vie d’un guerrier. »

Il éclata de rire puis reprit la chanson en modifiant l’intonation de certains mots. Il en résulta une lamentation ridicule. Il précisa que j’avais aimé cette chanson parce que dans ma vie je n’avais rien accompli d’autre que de chercher les défauts de tout et ensuite de me lamenter d’un tel état de choses.

Je ne tentai pas de le contredire puisqu’il avait raison. Malgré cela je croyais bien pouvoir justifier mon impression d’être comme une feuille dans le vent.

« Ce qu’il y a de plus difficile au monde c’est d’assumer le tempérament d’un guerrier, reprit-il. Rien ne sert d’être triste, de se plaindre, et de se sentir parfaitement justifié, même de croire que quelqu’un nous fait toujours quelque chose.

Personne ne fait rien à personne, encore moins à un guerrier.

« Tu,es là, avec moi, parce que tu veux être là; Maintenant tu devrais en assumer la pleine responsabilité. Et l’idée que tu es une feuille à la merci du vent serait alors inadmissible. »

Il se leva, pour démonter la cage. Il replaça la terre là où il l’avait prise et dispersa soigneusement les branches dans les buissons. Enfin il recouvrit le cercle de débris de façon à laisser l’endroit comme s’il n’avait jamais été touché.

Je le complimentai. Il déclara qu’un chasseur attentif découvrirait que nous étions passés par là malgré tout notre soin pour remettre les choses en place, car les traces de l’homme ne peuvent jamais s’effacer entièrement.

Il s’assit en tailleur et m’ordonna de m’asseoir dans la position la plus confortable en face de l’endroit où il m’avait enterré, puis de m’immobiliser jusqu’à ce que mon humeur triste se dissipe.

« Un guerrier s’enterre pour découvrir le pouvoir, et non pour pleurer sur son sort. »

Je tentai une explication mais il m’arrêta d’un geste impatient de la tête. Il ajouta qu’il avait dû me sortir en vitesse de la cage parce que avec mon humeur intolérable il avait eu peur que l’endroit ne s’irrite de ma mollesse et ne me blesse.

« S’apitoyer sur son propre sort ne colle pas avec le pouvoir. Le tempérament d’un guerrier exige le contrôle de soi en même temps qu’un complet abandon de soi.

– Comment est-ce possible ? Comment peut-il se contrôler et s’abandonner en même temps ?

– C’est une technique difficile », répliqua-t-il. Il sembla se demander s’il devait poursuivre ou non.

Par deux fois il fut sur le point de dire quelque chose, mais il se ressaisit et eut un sourire.

« Tu n’as pas encore dominé ta tristesse. Tu te sens toujours faible, donc il est inutile de parler du tempérament d’un guerrier. »

Une heure passa. Puis tout à coup il me demanda si j’avais réussi à apprendre les techniques pour
« rêver » qu’il m’avait enseignées. Les ayant pratiquées avec assiduité, j’étais parvenu après un effort prodigieux à un certain contrôle de mes rêves.

Don Juan avait parfaitement raison de dire qu’on pouvait prendre ces exercices comme un divertissement, car, pour la première fois dans ma vie, j’allais me coucher avec plaisir.

Je lui fis un rapport détaillé de mes progrès.

Une fois que j’eus appris à m’obliger à regarder mes mains il avait été relativement facile d’apprendre à retenir leur image.

Ces visions, qui n’étaient pas toujours celles de mes mains, semblaient durer assez longtemps, jusqu’au moment où j’en perdais le contrôle pour sombrer à nouveau dans un rêve ordinaire imprévisible.

Le moment où je m’ordonnais de regarder mes mains, ou toute autre chose dans mes rêves, échappait totalement à ma volonté. Cela se produisait tout simplement. A un moment donné, je me rappelais qu’il fallait que je regarde mes mains, ensuite les alentours.

Cependant certaines nuits je ne pouvais pas me souvenir si j’y étais arrivé ou non.

Cela sembla le satisfaire. Il voulut connaître les autres éléments habituels de mes visions. Je ne pouvais rien citer en particulier, mais je m’engageai dans la récit d’un rêve cauchemardesque vieux d’une nuit seulement.

« N’enjolive pas », dit-il sèchement.

Je lui confiai que j’avais pris note de tous les détails de mes rêves. Depuis que j’avais commencé à pratiquer sa technique pour regarder mes mains, mes rêves devenaient très contraignants et j’arrivais maintenant à m’en souvenir jusque dans les moindres détails.

Il déclara qu’il ne fallait pas insister dans ce sens, car la vivacité ou les détails d’un rêve n’ayant aucune importance, je perdais ainsi mon temps.

« Les rêves ordinaires deviennent très vivants dès qu’on commence à élaborer le rêve, continua-t-il. Cette vivacité et cette clarté constituent une formidable barrière, et toi tu es pire que tous ceux que j’ai rencontrés dans ma vie, tu as la pire des manies. Tu écris tout ce que tu peux. »

Je croyais avoir bien agi. Le fait de noter méticuleusement mes rêves me donnait une idée assez exacte de la nature des visions que j’avais en dormant.

« Laisse tomber ! dit-il impérieusement. Ça ne sert à rien. Tout ce que tu réussis à faire c’est de te détourner du but de rêver qui est le contrôle et le pouvoir. »

Il s’allongea, plaça son chapeau sur ses yeux et continua à parler :

« Je vais récapituler toutes les techniques qui feront partie de ton entraînement.

En premier lieu, tu dois fixer ton regard sur tes mains, dès le début.

Puis tu passes ton regard sur d’autres éléments et tu leur jettes de rapides coups d’oeil.

Souviens-toi que les images ne se déplaceront pas si tu ne leur jettes qu’un coup d’il.

Alors reviens à tes mains.

« Chaque fois que tu regarderas tes mains, tu régénéreras le pouvoir dont tu as besoin pour rêver, par conséquent au début tu limiteras le nombre d’éléments que tu vas regarder. Quatre suffisent chaque fois. Plus tard tu pourras élargir ton champ d’action jusqu’à ce qu’il couvre tout ce que tu désires, mais aussitôt que les images commencent à bouger et que tu as l’impression d’en perdre le contrôle, reviens à tes mains.

« Lorsque tu te sentiras capable de fixer les choses indéfiniment, tu seras prêt pour une nouvelle technique. Je vais te l’enseigner maintenant, mais tu n’en feras usage que lorsque tu seras prêt. »

Pendant un moment il se tut. Enfin il s’assit et me regarda.

« L’étape suivante de l’élaboration du rêve est d’apprendre à voyager. De la même manière que tu as appris à regarder tes mains, tu peux utiliser ta volonté pour te déplacer, pour aller ailleurs. En premier lieu choisis l’endroit où tu veux aller. Prends un lieu bien connu, par exemple ton école, ou un parc, ou la maison d’un ami. Puis aie la volonté d’y aller.

« C’est une technique très difficile. Tu dois accomplir deux choses : avoir la volonté d’aller à ce lieu particulier puis, cela maîtrisé, apprendre à contrôler le moment exact de ton voyage. »

Tout en écrivant, j’avais l’impression de devenir fou. Fidèlement je prenais toutes ces instructions
insensées, et pour arriver à suivre il fallait que j’aille à l’encontre de moi-même. J’éprouvai un vif sentiment de remords et d’embarras.

« Don Juan, que me faites-vous donc ? » demandai-je sans même m’en rendre compte.

Il parut surpris. Il me dévisagea avec un sourire.

« Maintes et maintes fois tu m’as posé cette question. Je ne te fais rien. Tu te rends accessible au pouvoir ; tu le chasses et je ne fais que te guider. »

Il pencha la tête de côté et m’observa. D’une main il prit mon menton, de l’autre ma nuque, puis agita ma tête d’avant en arrière. Les muscles de mon cou rigidement crispés se relâchèrent.

Il leva les yeux au ciel pendant un instant.

« Il est temps de partir », constata-t-il. Et il se leva.