– Juste avant qu’ils s’en aillent, lui et Genaro, poursuivit la Gorda, le Nagual m’a emmenée à cet endroit des montagnes où vivent ces petits insectes. J’y étais déjà allée une fois, et tous les autres aussi. Le Nagual s’est assuré que nous connaissions tous ces petites créatures, bien qu’il ne nous ait jamais laissés les contempler.
« C’est pendant que j’étais là-bas avec lui, qu’il m’a dit ce que je devais faire avec vous, et ce que je devais vous dire. Je vous ai déjà dit l’essentiel de ce qu’il m’avait prescrit, sauf une dernière chose.
Cela se rapporte à ce que vous n’avez cessé de demander à tout le monde : où sont le Nagual et Genaro ?
Maintenant je vais vous dire exactement où ils sont.
Le Nagual a dit que vous comprendriez ceci mieux qu’aucun d’entre nous.
Aucun d’entre nous n’a jamais vu le gardien.
Aucun d’entre nous n’a jamais été dans ce monde de soufre jaune où il vit.
Vous êtes le seul d’entre nous à l’avoir fait.
Le Nagual m’a dit qu’il vous a suivi dans ce monde-là lorsque vous avez focalisé votre attention seconde sur le gardien !
Il avait l’intention d’aller là-bas avec vous, peut-être pour toujours, si vous aviez été assez fort pour passer. C’est à ce moment-là qu’il a découvert pour la première fois ce qui concerne le monde de ces petits insectes rouges.
Il a dit que leur monde était la chose la plus belle et la plus parfaite que l’on puisse imaginer.
Alors, quand il a été temps pour lui et Genaro de quitter ce monde-ci, ils ont rassemblé toute leur attention seconde et ils l’ont focalisée sur ce monde-là.
Ensuite le Nagual a ouvert la fêlure, comme vous en avez été témoin vous-même, et ils ont glissé à travers la fêlure dans ce monde-là, où ils sont en train d’attendre que nous nous joignions à eux un jour.
Le Nagual et Genaro aimaient la beauté. Ils sont allés là-bas par pur plaisir.
Elle me regarda. Je n’avais rien à dire.
Elle avait eu raison de dire que le pouvoir devait minuter sa révélation à la perfection pour la rendre efficace.
Je ressentis une angoisse qu’il me fut impossible d’exprimer. C’était comme si j’avais envie de pleurer, et pourtant je n’étais ni triste ni mélancolique.
J’aspirais à quelque chose d’inexprimable, mais cette aspiration n’était pas vraiment la mienne. Comme un grand nombre de sentiments et de sensations que j’avais éprouvés depuis mon arrivée, cette aspiration était étrangère à mon moi.
Les paroles de Nestor concernant Eligio me vinrent à l’esprit.
Je rapportai à la Gorda ce qu’il m’avait dit, et elle me demanda de leur raconter les visions du voyage entre le tonal et le nagual que j’avais effectué en sautant dans l’abîme. Lorsque je terminai mon récit, elles parurent toutes très effrayées.
La Gorda isola aussitôt du reste ma vision du dôme.
– Le Nagual nous a dit que notre attention seconde se focaliserait un jour sur ce dôme-là, dit-elle.
Ce jour-là, nous serons entièrement attention seconde, tout comme le sont le Nagual et Genaro, et ce jour-là nous nous joindrons à eux.
– Vous voulez dire, Gorda, que nous nous en irons comme nous sommes ?
– Oui, nous nous en irons comme nous sommes.
Le corps est attention première, attention du tonal.
Quand il devient attention seconde, il s’en va simplement dans l’autre monde.
Sauter dans l’abîme a rassemblé toute votre attention seconde pendant un certain temps. Mais Eligio a été plus fort, et son attention seconde a été fixée par ce saut.
C’est ce qui lui est arrivé, et il était exactement comme nous tous.
Mais il n’y a aucun moyen de dire où il est. Le Nagual lui-même ne le savait pas.
Mais s’il est en quelque endroit, il est dans ce dôme-là. Ou bien il est en train de rebondir de vision en vision, peut-être pour une éternité entière.
La Gorda dit que dans mon voyage entre le tonal et le nagual, j’avais confirmé de façon splendide la possibilité que notre être devienne, en entier, attention seconde ; je l’avais également fait, à un degré moindre, lorsque je les avais égarées toutes les quatre dans le monde de cette attention, plus tôt dans la journée, et aussi lorsqu’elle nous avait transportés à près d’un kilomètre, pour fuir les alliés.
Elle ajouta que le problème en face duquel le Nagual nous avait laissés, c’était de savoir si nous serions capables de développer notre volonté, ou notre pouvoir de focaliser notre attention seconde indéfiniment sur tout ce que nous voulions.
Nous gardâmes le silence pendant un moment. Il semblait bien qu’il soit temps pour moi de partir, mais je ne pouvais pas bouger. La pensée du destin d’Eligio m’avait paralysé.
Qu’il ait gagné le dôme de notre rendez-vous, ou bien qu’il ait été saisi dans l’immensité, l’image de son voyage était affolante. Et je pouvais me le représenter sans le moindre effort, étant donné l’expérience de mon propre voyage.
L’autre monde, auquel don Juan avait fait allusion pour ainsi dire depuis l’instant de notre rencontre, avait toujours été une métaphore, une manière obscure de mettre une étiquette sur quelque distorsion de la perception, ou au mieux, une façon de parler de quelque état indéfinissable de l’être.
Certes, don Juan m’avait fait percevoir des particularités indescriptibles du monde, mais je ne pouvais pas considérer que mes expériences étaient davantage qu’un jeu de ma perception, une sorte de mirage dirigé qu’il était parvenu à me faire subir, soit au moyen de plantes psychotropiques, soit par des moyens que je ne pouvais pas définir de façon rationnelle.
Chaque fois, c’était cela qui s’était passé. Je m’étais réfugié derrière la pensée que l’unité du « moi » (que je connaissais, à laquelle j’étais habitué) avait été disloquée uniquement de façon temporaire.
Inévitablement, dès l’instant où cette unité était rétablie, le monde devenait de nouveau le sanctuaire de mon moi rationnel, inviolable.
La perspective que la Gorda avait ouverte par ses révélations était terrifiante.
Elle se mit debout et me souleva du banc.
Elle dit qu’il me fallait partir avant que le crépuscule ne tombe. Elles m’accompagnèrent toutes jusqu’à ma voiture et nous nous dîmes au revoir.
La Gorda me donna un dernier commandement. Elle me dit qu’à mon retour, je devrais aller directement à la maison des Genaros.