Le benefactor de don Juan lui expliqua que dans sa jeunesse, lorsqu’on lui avait présenté pour la première fois l’idée de la règle en tant que moyen d’accéder à la liberté, il avait été transporté de joie, comme pétrifié : la liberté lui était apparue comme une réalité qui l’attendait au coin de la rue.
Quand il avait compris la vraie nature de la règle – une carte géographique – ses espoirs et son optimisme avaient redoublé.
Plus tard, sa vie s’était placée sous le signe de la modération, et plus il avait vieilli, moins il avait vu de chances de succès pour lui-même et pour son clan.
Enfin il s’était convaincu que quoi qu’ils fissent, les chances que leur faible conscience humaine puisse s’envoler librement demeuraient trop faibles.
Il avait fait la paix avec lui-même et avec son destin, et il s’était abandonné à l’échec. Du fond de son moi le plus intime, il avait dit à l’Aigle qu’il était heureux et fier d’avoir nourri sa conscience. Elle était à la disposition de l’Aigle.
Don Juan nous dit que tous les autres membres du clan de son benefactor partageaient la même impression. Ils estimaient que la liberté affirmée par la règle était impossible à atteindre. Ils avaient entr’aperçu la force d’annihilation qui est l’Aigle, et ils sentaient qu’ils n’avaient aucune chance contre elle. Tous avaient cependant accepté ensemble de vivre leur vie dans l’impeccabilité, sans autre motif qu’être impeccable.
Don Juan nous dit que son benefactor et son clan, malgré leurs sentiments d’insuffisance et d’imperfection – ou peut-être à cause d’eux –, trouvèrent pourtant leur liberté. Ils entrèrent vraiment dans la tierce attention – non en groupe, toutefois, mais un par un. Le fait qu’ils aient trouvé le passage avait été pour don Juan la corroboration définitive de la vérité enfermée dans la règle.
Le dernier à quitter le monde de la vie quotidienne avait été son benefactor.
Soumis à la règle, il emmena la femme Nagual de don Juan avec lui. Quand ils furent dissous tous les deux dans la conscience totale, don Juan et tous ses guerriers « explosèrent de l’intérieur ».
Pour lui, il n’existait aucune autre façon de décrire ce qui les avait contraints d’oublier tout ce qu’ils avaient vu du monde de leur benefactor.
Le seul qui n’oublia jamais fut Silvio Manuel. Ce fut lui qui lança don Juan dans l’effort épuisant de rassembler de nouveau les membres de leur groupe, tous dispersés.
Ensuite, il les chargea de la mission de découvrir la totalité d’eux-mêmes. Il leur fallut des années pour accomplir ces deux tâches.
Don Juan nous avait longuement parlé du problème de l’oubli, mais seulement pour souligner le mal qu’ils avaient eu pour se réunir de nouveau et tout recommencer sans leur benefactor.
Il ne nous avait jamais expliqué ce que suppose au juste l’oubli.
A cet égard, il était resté fidèle aux principes de son benefactor : il ne nous avait aidés qu’à nous aider nous-mêmes.
A cet effet, il nous avait entraînés, la Gorda et moi, à voir ensemble et il nous avait montré que tout en apparaissant au voyant comme des oeufs lumineux, la forme d’oeuf des êtres humains est un cocon extérieur, une coquille de luminosité qui abrite un noyau hypnotique très troublant, obsédant, fait de plusieurs cercles concentriques de luminosité jaunâtre, de la couleur d’une flamme de bougie. 
Au cours de notre séance la plus importante, il nous a fait voir des gens qui allaient et venaient auprès d’une église. L’après-midi s’achevait, il faisait presque sombre, mais les créatures, à l’intérieur de leurs cocons lumineux rigides, irradiaient assez de lumière pour rendre tout le décor autour d’elles d’une clarté de cristal. C’était un spectacle merveilleux.
Don Juan nous expliqua que leurs coquilles en forme d’oeuf, qui nous semblaient si brillantes, étaient en réalité complètement ternes.
La luminosité émanait du noyau étincelant. 
La coquille ternissait la brillance du noyau. 
Don Juan nous montra qu’il fallait briser cette coquille, pour libérer l’être. 
ll fallait la briser de l’intérieur, au bon moment, exactement comme les créatures qui naissent d’oeufs brisent leur coquille pour éclore. 
S’ils ne réussissent pas à la briser, ils s’étouffent et meurent. Comme c’est le cas pour les créatures qui éclosent, le guerrier n’a aucun moyen de briser cette coquille tant que le moment n’est pas venu.
Don Juan nous dit que perdre la forme humaine était le seul moyen de briser cette coquille, le seul moyen de libérer ce noyau lumineux obsédant – le noyau de conscience qui est la nourriture de l’Aigle. 
Briser la coquille signifie se souvenir de l’autre moi et parvenir à la totalité de soi-même.
Don Juan et ses guerriers parvinrent vraiment à la totalité d’eux-mêmes ; en conséquence, leur dernière tâche fut de découvrir une nouvelle paire d’êtres doubles.