Perdre la forme humaine


Mais un jour (j’étais à Los Angeles) je m’éveillai aux petites heures du matin avec une pression insupportable dans ma tête.

Ce n’était pas une migraine, mais plutôt un poids très lourd dans mes oreilles.

Je le devinais derrière mes paupières et sur la voûte de mon palais.

Je me sentais fiévreux, mais d’une chaleur qui se trouvait uniquement dans ma tête. Je fis une tentative pour m’asseoir mais j’étais très faible. Puis une idée me traversa l’esprit : j’avais une attaque. Ma première réaction fut d’appeler à l’aide mais, je ne sais comment, je me calmai et je tentai de me dépouiller de ma frayeur.

Au bout d’un moment, la pression dans ma tête commença à diminuer, mais en passant progressivement à ma gorge. Je me mis à haleter et à tousser. Pendant quelque temps, je crus étouffer. Puis la pression descendit lentement vers ma poitrine, et vers le ventre, l’aine, les jambes et les pieds – avant de quitter enfin mon corps.

Quelle qu’elle fût, la chose avait pris environ deux heures pour se dérouler. Pendant ces deux horribles heures, tout s’était passé comme si quelque chose au-dedans de mon corps descendait purement et simplement vers le bas et s’écoulait de moi.

Je pouvais imaginer la chose en train de se rouler sur elle-même comme un tapis. Une autre image qui me vint fut celle d’une boule roulant au creux de mon corps. Mais j’écartai cette image en faveur de la première, parce que j’avais eu l’impression d’un objet embobiné sur lui-même.

Exactement comme un tapis que l’on enroule, cela devenait plus lourd, donc plus douloureux, à mesure que cela descendait. Les deux endroits où la douleur devint vraiment atroce furent les genoux et les pieds, surtout mon pied droit, qui demeura brûlant trente-cinq minutes après la disparition de la douleur et de la pression.

En entendant mon récit, la Gorda me dit que cette fois, c’était certain : j’avais perdu ma forme humaine, je m’étais dépouillé de toutes mes carapaces, ou de la plupart d’entre elles…

Elle avait raison. Sans savoir comment, sans même m’en rendre compte, je me retrouvais dans une situation qui ne m’était pas familière.

Je me sentais détaché de tout, libre de toute influence.

Peu m’importait désormais ce que la Gorda m’avait fait.

Ce n’était pas du tout comme si je lui pardonnais son comportement blâmable à mon égard, c’était comme si aucune trahison n’avait eu lieu.

Il ne restait en moi aucune rancoeur avouée ou inavouée contre la Gorda, ou d’ailleurs quiconque.

Je ne ressentais pourtant ni indifférence négative, ni négligence en face de l’action ; il ne s’agissait pas non plus d’une solitude désespérante, ou même du désir de rester seul.

C’était plutôt un sentiment inconnu de désintéressement, la capacité de me plonger dans l’instant et de n’avoir aucune pensée que ce fût pour tout le reste, Les actes des gens ne me touchaient plus, car je n’espérais plus rien de l’avenir.

Une paix étrange était devenue la force souveraine de ma vie.

J’avais l’impression d’avoir adopté en quelque manière l’un des concepts de la vie de guerrier : le détachement.

La Gorda me dit que j’avais fait plus que l’adopter : en fait je l’avais incorporé.

J’avais eu de longues discussions avec don Juan sur mes possibilités de franchir cette étape un jour.

Il m’avait expliqué que détachement ne signifie pas automatiquement sagesse, mais que c’était néanmoins un avantage, parce qu’il permettait au guerrier de prendre un instant d’arrêt pour réévaluer des situations et reconsidérer des attitudes.

Ensuite, pour pouvoir utiliser de façon logique et correcte cet instant accordé de surcroît, il fallait, disait-il, que le guerrier combatte sans relâche toute sa vie.

Je n’espérais plus vivre un jour ce sentiment d’affranchissement total. Dans mon cas particulier, je n’avais eu aucun moyen de le provoquer de moi-même.

C’était en vain que j’avais médité sur les avantages de cet état, et raisonné à n’en plus finir sur l’éventualité de sa venue.

Au cours des années où j’avais fréquenté don Juan, j’avais assurément éprouvé un affaiblissement constant de mes liens personnels avec le monde, mais cet affaiblissement s’était produit sur un plan intellectuel ; dans ma vie quotidienne, j’étais demeuré inchangé jusqu’à l’instant où j’avais perdu ma forme humaine.

Je discutai avec la Gorda : le concept de perdre la forme humaine décrivait une condition physique qui assiège l’apprenti dès qu’il parvient à un certain seuil, au cours de sa formation Mais quoi qu’il en fût, le résultat final de la perte de la forme humaine, pour la Gorda et pour moi, était non seulement le sentiment, tellement recherché et convoité, de détachement, mais – chose curieuse – l’aboutissement de nos efforts pour rassembler des souvenirs insaisissables.

Et dans ce cas encore, l’intellect ne jouait qu’un rôle minime.

Un soir, nous nous mîmes à discuter d’un film. La Gorda était allée voir un film pornographique et j’étais impatient de connaître sa réaction.

Cela ne lui avait pas du tout plu. Elle soutenait que c’était une expérience débilitante parce que être guerrier impliquait de mener une vie austère dans le célibat absolu, comme le Nagual Juan Matus.

Je lui répondis que je savais de source sûre que don Juan aimait les femmes et n’était pas porté au célibat – ce que personnellement je trouvais excellent.

– Vous êtes fou ! s’écria-t-elle avec un soupçon d’amusement dans la voix. Le Nagual était un guerrier parfait. Il ne se laissait pas prendre dans les rets de la sensualité.

Elle voulut savoir pourquoi je croyais que don Juan ne pratiquait pas le célibat. Je lui racontai un incident qui avait eu lieu en Arizona, au début de mon apprentissage. Je me reposais dans la maison de don Juan un jour, au retour d’une marche épuisante.

Don Juan m’avait paru étrangement nerveux.

Il ne cessait de se lever de l’endroit où il se trouvait pour aller jeter un coup d’oeil à la porte. Il semblait attendre quelqu’un… Puis brusquement, il me dit qu’une voiture venait d’apparaître au tournant de la route et se dirigeait vers la maison. Il me dit que c’était une femme, une de ses vieilles amies, qui lui apportait des couvertures.

Jamais je n’avais vu don Juan aussi gêné. C’était navrant : il semblait si troublé qu’il ne savait plus où donner de la tête. Je crus qu’il ne voulait pas que je rencontre la femme – c’était sûrement ce qu’il essayait de me faire comprendre… Il en bégayait ! Je lui proposai de me cacher, mais il n’y avait dans la pièce aucun endroit où j’aurais pu me mettre. Il me fit m’allonger par terre et me recouvrit d’une natte de jonc. J’entendis le bruit d’une voiture qui s’arrêtait puis, à travers les jours de la natte, j’aperçus une femme debout près de la porte.

Elle était grande, svelte, très jeune. Je la trouvai belle. Don Juan lui dit quelques mots d’une voix basse, intime. Puis il se retourna et braqua son. index vers moi.

– Carlos se cache sous la natte, dit-il à la femme d’une voix claire et forte. Dis bonjour à Carlos.

La femme me fit un signe de la main et me dit bonjour avec le plus avenant des sourires. Je me sentis idiot, et j’en voulus à don Juan de m’avoir placé dans une situation aussi gênante. Je crus qu’il cherchait à calmer sa nervosité – ou, ce qui était bien pis, à faire de l’épate devant moi.

Quand la femme fut partie, j’exigeai, furieux, qu’il me fournisse une explication. Il me répondit d’un ton candide qu’il avait été obligé d’agir ainsi parce que mes pieds dépassaient de la natte – qu’aurait-il pu faire d’autre ?

En entendant ces mots, toute sa manoeuvre devint claire à mes yeux : il avait voulu faire parade de sa jeune amie devant moi. Il était impossible que mes pieds dépassent, car je les avais
repliés sous mes cuisses. Je ris d’un air entendu, et don Juan se crut obligé de m’expliquer qu’il aimait les femmes, et surtout cette fille.

Je n’avais jamais oublié l’incident. Don Juan évitait systématiquement d’en parler. Si j’y faisais allusion, il me coupait aussitôt la parole. Je me posais sans cesse des questions sur cette jeune femme. C’était devenu presque une obsession. J’espérais qu’un jour, peut-être après avoir lu mes livres, elle viendrait me voir.

La Gorda parut soudain très agitée. Elle se mit à arpenter la pièce en tous sens, sans rien perdre de mes paroles. Elle semblait sur le point de pleurer.

Toutes sortes de réseaux embrouillés de relations venaient de se révéler. Je crus que la Gorda était possessive et réagissait comme une femme menacée par une autre femme.

– Êtes-vous jalouse, Gorda ? demandai-je.

– Ne dites pas de sottises, répliqua-t-elle furieuse. Je suis un guerrier sans forme. Il ne reste en moi ni envie ni jalousie.

J’avançai une chose que les Genaros m’avaient dite : qu’elle était la femme du Nagual. La voix de la Gorda devint à peine audible.

– Je crois que je l’étais, dit-elle. Elle regardait dans le vague. Elle s’assit sur son lit.

– J’ai l’impression que je l’étais, mais je ne sais pas en quel sens. Dans cette vie, le Nagual Juan Matus a été pour moi ce qu’il a été pour vous. Ce n’était pas un homme. C’était le Nagual. Il ne s’intéressait pas au sexe.

Je lui affirmai que j’avais entendu don Juan exprimer son sentiment d’amour pour cette fille.

– A-t-il dit qu’il avait fait l’amour avec elle ? demanda la Gorda

– Non, non, mais à la façon dont il en parlait, c’était évident, répondis-je.

– Vous aimeriez que le Nagual ait été comme vous, hein ? s’écria-t-elle en ricanant. Le Nagual Juan Matus était un guerrier impeccable.

J’étais persuadé d’avoir raison et je ne voyais aucune nécessité de revenir sur mon opinion. Mais pour mettre la Gorda de bonne humeur, je répondis que si elle n’était pas sa maîtresse, la jeune femme était peut-être l’apprentie de don Juan.

Il y eut un long silence. Ce que j’avais dit me faisait soudain un effet troublant. Jusqu’à cet instant, je n’avais jamais envisagé cette éventualité. Je m’étais enfermé dans une idée préconçue sans laisser la moindre place à une révision de jugement.

La Gorda me demanda de décrire la jeune femme. J’en fus incapable. Je n’avais pas vraiment regardé ses traits. J’étais trop contrarié et gêné pour l’examiner en détail. Elle semblait avoir été frappée, elle aussi, par l’incongruité de la situation, et elle s’était hâtée de quitter la maison.

La Gorda me dit que, sans la moindre raison logique, elle avait l’impression que cette jeune femme était un personnage clé de la vie du Nagual. Cette remarque nous amena à parler des amis de don Juan que nous connaissions. Nous passâmes des heures à tenter de réunir tous les renseignements que nous possédions sur ses relations. Je parlai à la Gorda de toutes les fois où don Juan m’avait fait participer aux rites du peyotl. Je lui décrivis un à un tous les autres participants. Ils ne lui rappelèrent aucune personne de sa connaissance.

Je compris alors que, j’avais rencontré sûrement davantage de relations de don Juan qu’elle n’en connaissait. Mais un détail de mon récit déclencha ses souvenirs : un moment du passé où elle avait vu une jeune femme conduire le Nagual et Genaro dans une petite voiture blanche.

La femme avait laissé les deux hommes devant la porte de la maison de la Gorda, et elle avait fixé longuement la Gorda avant de repartir. La Gorda avait cru que la jeune femme avait pris le Nagual et Genaro en auto-stop. Je me souvins alors que, dans la maison de don Juan, j’étais sorti de sous la natte juste à temps pour voir s’éloigner une Volkswagen blanche.

Je parlai ensuite d’un autre incident impliquant un ami de don Juan, une homme qui m’avait donné quelques morceaux de peyotl un jour, au marché d’une ville du nord du Mexique. Cet homme m’avait obsédé pendant des années lui aussi. Il se nommait Vicente.

En entendant ce nom, le corps de la Gorda réagit comme si l’on avait touché un de ses nerfs. Sa voix devint un fausset. Elle me demanda de répéter le nom et de décrire l’homme. De nouveau je ne pus effectuer aucune description. Je n’avais vu l’homme qu’une fois, pendant quelques minutes, plus de dix ans auparavant.

Nous traversâmes alors une période de colère – non pas l’un contre l’autre, mais l’un et l’autre contre ce qui nous maintenait emprisonnés.

Le coup final qui provoqua notre souvenir total survint un jour où j’étais grippé, en proie à une très forte fièvre. J’étais couché, à mi-chemin entre la veille et la somnolence, avec des pensées errant sans but dans mon esprit.

Toute la journée, la mélodie d’une vieille chanson mexicaine m’avait trotté dans la tête. Brusquement, je rêvai que quelqu’un la jouait à la guitare. Je me plaignis de la monotonie du chant, et la personne auprès de qui je protestais me lança la guitare dans le ventre. Je sautai en arrière pour éviter le coup. Ma tête heurta le mur et je m’éveillai.

Il ne s’agissait pas d’un rêve dense, c’était simplement la chanson qui me hantait. Je ne parvins pas à chasser le son de la guitare, il continua de me trotter dans la tête. Je demeurai à demi éveillé, écoutant la mélodie. Ce fut comme si je pénétrais dans un état de rêve : une scène de rêve complète et détaillée apparut sous mes yeux ; dans cette scène, il y avait une jeune femme.

Je la vis assise près de moi. Je pus distinguer le moindre détail de ses traits. Je ne savais pas qui elle était mais sa présence me bouleversa. L’instant suivant, j’étais pleinement éveillé.

L’angoisse suscitée en moi par ce visage devint si intense que je me levai et me mis à marcher en long et en large, comme un automate.

Je transpirais abondamment et j’eus peur de quitter ma chambre. Je ne pouvais pas non plus appeler la Gorda à mon aide. Elle était rentrée au Mexique pour quelques jours, rendre visite à Josefina. J’enroulai un drap de lit autour de ma taille pour renforcer le milieu de mon corps. Cela m’aida à apaiser les ondes d’énergie nerveuse qui me traversaient.

Tandis que j’allais et venais ainsi, l’image dans mon esprit commença à se dissoudre, non point en un oubli paisible, comme j’aurais aimé, mais en un souvenir total, fort embrouillé. Je me souvins d’un jour où j’étais assis sur des sacs de blé ou d’orge entassés dans un grenier à céréales.

La jeune femme chantait la vieille chanson mexicaine qui trottait dans ma tête, tout en jouant de la guitare. Je me moquai de sa façon de jouer et elle me lança un coup dans les côtes avec le bout de sa guitare. Il y avait d’autres personnes assises avec moi : la Gorda et deux hommes. Je connaissais très bien ces hommes, mais je ne parvenais pas encore à me rappeler qui était la jeune femme. J’essayai, mais cela parut sans espoir.

Je me recouchai, inondé de sueurs froides. J’avais envie de me reposer un moment avant de quitter mon pyjama trempé. Quand je posai ma tête sur le gros oreiller, mon souvenir sembla devenir plus clair – et je sus aussitôt qui était la joueuse de guitare.

C’était la femme Nagual : l’être le plus important sur Terre pour la Gorda et pour moi-même. Elle était l’analogue féminin de l’homme Nagual, non pas son épouse ou sa femme, mais sa contrepartie. Elle avait la sérénité et l’autorité d’un vrai chef. Et en tant que femme, elle nous nourrissait.

Je n’osai pas pousser ma mémoire trop loin. Je savais intuitivement que je n’avais pas la force de supporter le souvenir complet. Je m’arrêtai au niveau des sentiments abstraits. Elle personnifiait, je le savais, l’affectivité la plus pure, la plus désintéressée et la plus profonde. J’aurais pu dire à juste titre que la Gorda et moi aimions la femme Nagual plus que la vie elle-même. Que nous était-il donc arrivé pour que nous l’ayons oubliée ?

Cette nuit-là, allongé sur mon lit, je devins si agité que j’eus peur de mourir. Je me mis à psalmodier des paroles qui devinrent pour moi une force directrice. Puis, lorsque je fus enfin apaisé, je me rappelai que ces paroles répétées en moi-même sans fin étaient, elles aussi, un souvenir resurgi en moi cette nuit-là.

Le souvenir d’une formule, une incantation pour me permettre de traverser une convulsion intérieure comme celle que je venais de vivre.

J’ai déjà reçu le pouvoir qui gouverne mon destin,
Je ne m’accroche à rien, pour n’avoir rien à défendre.
Je n’ai pas de pensées, pour pouvoir voir.
Je ne crains rien, pour pouvoir me souvenir de moi-même.
La formule avait deux vers de plus, qui furent incompréhensibles pour moi sur le moment.
L’Aigle me laissera passer,
Serein et détaché, jusqu’à la liberté.