Saut de Castaneda


Il me demanda si j’étais réellement tombé en syncope comme Pablito au moment de sauter, et si je ne me souvenais de rien.
Je lui dis que j’avais eu un certain nombre de rêves ou de visions très vivants que je ne pouvais pas expliquer : j’étais venu les voir pour justement les clarifier.
Ils me demandèrent de parler des visions que j’avais eues.
Après avoir entendu mes récits, Nestor dit que mes visions étaient d’une espèce bizarre et que seules les deux premières avaient une grande importance et appartenaient à cette terre ; les autres étaient des visions de mondes étrangers.
Il expliqua que ma première vision avait une valeur spéciale, parce que c’était un présage véritable.
Il disait que les sorciers considèrent toujours le premier événement de toutes les séries comme le tracé original, ou le cartogramme de ce qui va se produire par la suite.
Au cours de la vision en question, je m’étais trouvé en train de regarder un monde non terrestre.
Il y avait un énorme rocher juste en face de mes yeux, un rocher qui avait été fendu en deux.
À travers une large faille dans le rocher, je pouvais voir une plaine phosphorescente illimitée, une vallée en quelque sorte, que baignait une lumière jaune verdâtre.
D’un côté de la vallée, vers la droite et en partie dissimulée à ma vue par l’énorme rocher, se trouvait une structure incroyable, ressemblant à un dôme. 
Elle était sombre, presque d’un gris de fusain.
Si ma taille avait été la même que dans le monde de la vie de tous les jours, le dôme aurait dû avoir presque vingt mille mètres de haut et des kilomètres et des kilomètres de large.
Une telle énormité me stupéfia. J’eus une sensation de vertige et je sombrai brusquement dans un état de désagrégation.
Je rebondis de cet état une fois de plus, et je me trouvai sur une surface très inégale, mais cependant plate.
C’était une surface brillante, interminable, exactement comme la plaine que j’avais vue auparavant.
Elle s’étendait à perte de vue. Je me rendis compte bientôt que je pouvais tourner la tête en tous sens sur un plan horizontal, mais que je ne pouvais pas me regarder moi-même. 
J’étais cependant capable d’examiner les environs en faisant tourner ma tête de gauche à droite et vice versa. Néanmoins, lorsque je voulus me retourner pour regarder derrière moi, il me fut impossible de déplacer ma masse.
La plaine s’étendait de façon uniforme, sur ma gauche de la même façon que sur ma droite. Il n’y avait rien d’autre en vue, sauf une lueur blanchâtre sans fin.
Je voulus regarder le sol sous mes pieds, mais mes yeux ne purent pas se baisser.
Je levai la tête pour regarder le ciel; tout ce que je vis, ce fut une autre surface blanchâtre sans limites, qui semblait reliée à celle sur laquelle je me tenais.
J’éprouvai alors une certaine appréhension et je sentis que quelque chose était sur le point de m’être révélé.
Mais la secousse soudaine et dévastatrice de la désagrégation arrêta ma révélation. 
 
Une forme me tira vers le bas. Ce fut comme si la surface blanchâtre m’avait avalé.
Nestor me dit que ma vision d’un dôme était d’une importance formidable, parce que cette forme particulière avait été signalée par le Nagual et Genaro comme la vision de l’endroit où nous étions tous censés les retrouver un jour.
Benigno me parla à ce moment-là, et me dit qu’il avait entendu que l’on recommandait à Eligio de chercher ce dôme-là.
Il dit que le Nagual et Genaro insistaient sur ce point, de façon qu’Eligio le comprenne correctement.
Ils avaient toujours cru qu’Eligio était le meilleur ; donc ils lui donnaient les directives convenables pour qu’il trouve ce dôme, et pour qu’il pénètre dans ses voûtes blanchâtres à maintes et maintes reprises.
Pablito dit qu’ils avaient reçu des instructions tous les trois pour trouver ce dôme, s’ils le pouvaient, mais qu’aucun d’eux ne l’avait fait.
Je me plaignis alors de ce que ni don Juan ni don Genaro ne m’aient jamais parlé de quoi que ce soit de ce genre. Je n’avais reçu aucune instruction concernant ce dôme.
Benigno, qui était assis de l’autre côté de la table par rapport à moi, se leva soudain et passa de mon côté.
Il s’assit à ma gauche et murmura très doucement dans mon oreille que peut-être les deux hommes m’avaient donné des instructions dans ce sens, mais que je ne m’en souvenais pas, ou bien qu’ils n’avaient rien dit sur ce point pour que je ne fixe pas mon attention sur le dôme après l’avoir trouvé.
– Pourquoi le dôme était-il si important? demandai-je à Nestor.
 
– Parce que c’est là où sont maintenant le Nagual et Genaro, répliqua t-il.
– Et où est ce dôme ? demandai-je.
– Quelque part sur cette terre, dit-il.
Je dus leur expliquer en long et en large qu’il était impossible qu’une structure de cette ampleur existe sur notre planète.
Je dis que ma vision était plutôt comme un rêve, et que des dômes de cette hauteur peuvent exister seulement en fantasmes.
Ils se mirent à rire et à me donner des tapes amicales, comme à un enfant que l’on ne veut pas contrarier.
– Vous voulez savoir où est Eligio ? dit Nestor tout à coup. Eh bien, il est dans les voûtes blanches de ce dôme avec le Nagual et Genaro.
 
– Mais ce dôme était une vision, protestai-je.
– Alors Eligio est une vision, dit Nestor. Rappelez-vous ce que Benigno vient de vous dire. Le Nagual et Genaro ne vous ont pas dit de chercher ce dôme et d’y retourner à plusieurs reprises.
S’ils l’avaient fait, vous ne seriez pas ici. Vous seriez comme Eligio, dans le dôme de cette vision.
Alors vous voyez, Eligio n’est pas mort comme meurt l’homme de la rue. Simplement, il n’est pas revenu de son saut.
Ses affirmations me désarçonnèrent. Je ne pouvais pas écarter le caractère extrêmement vivant des visions que j’avais eues, mais pour certaines raisons étranges, je voulais discuter avec lui.
Sans me laisser le temps de dire quoi que ce soit, Nestor enfonça son argument un cran plus loin.
Il me rappela l’une de mes visions : l’avant-dernière. C’était la plus cauchemardesque de toutes.
Je m’étais trouvé pourchassé par une créature étrange, jamais vue. Je savais qu’elle était là, mais je ne pouvais pas la voir, non pas parce qu’elle était invisible, mais parce que le monde où je me trouvais était si incroyablement peu familier que je ne pouvais pas dire ce qu’étaient les choses, quelles qu’elles fussent : quels que fussent les éléments de ma vision, ils n’étaient certainement pas de cette terre. 
La détresse émotionnelle que j’avais ressentie du fait d’être perdu en un tel endroit était presque au-delà du supportable.
À un moment donné, la surface où je me tenais commença à trembler.
Je sentis qu’elle se creusait sous mes pieds, et je me cramponnai à une sorte de branche, ou à l’appendice d’une chose qui me rappelait un arbre.
À l’instant où je la touchai, la chose s’enroula autour de mon poignet, comme si elle avait possédé des nerfs capables de tout percevoir. Je me sentis hissé à une hauteur formidable.
Je regardai vers le bas, et je vis un animal incroyable ; je sus que c’était la créature jamais vue qui m’avait pourchassé.
Elle sortait d’une surface qui ressemblait au sol.
Je pouvais voir sa bouche énorme ouverte comme une caverne. J’entendis un rugissement épouvantable, tout à fait surnaturel, quelque chose comme un râle strident, métallique ; le tentacule qui m’avait saisi se déroula et je tombai dans cette bouche caverneuse. Pendant la durée de ma chute, je vis tous les détails de cette bouche. 
 
Puis elle se referma sur moi. Je sentis une pression instantanée qui mit mon corps en bouillie.
– Vous êtes déjà mort, dit Nestor. Cet animal vous a mangé. Vous vous êtes aventuré au-delà de ce monde-ci et vous avez rencontré l’horreur même. 
Notre vie et notre mort ne sont ni plus ni moins réelles que notre courte vie en cet endroit, et que votre mort dans la bouche de ce monstre. 
Cette vie que nous sommes en train d’avoir maintenant n’est qu’une longue vision.
Vous comprenez, non ?
Mon corps fut parcouru de spasmes nerveux.
– Je ne suis pas allé au-delà de ce monde-ci, poursuivit-il, mais je sais de quoi je parle. Je n’ai pas d’histoires d’horreur comme vous. Tout ce que j’ai fait, c’est rendre visite à Porfirio dix fois.
S’il n’avait tenu qu’à moi, je serais allé là-bas pour toujours, mais mon onzième rebond était si puissant qu’il a changé ma direction.
J’ai senti que j’avais dépassé la cabane de Porfirio, et au lieu de me trouver à sa porte je suis arrivé dans la ville, tout près de la maison d’un de mes amis.
J’ai pensé que c’était drôle. Je savais que j’étais en train de voyager entre le tonal et le nagual.
Personne ne m’avait dit que les voyages devaient être de telle ou telle sorte.
Alors, poussé par la curiosité, j’ai décidé d’aller voir mon ami.
J’ai commencé à me demander si je parviendrais vraiment à le voir. Je suis venu devant sa maison et j’ai frappé à la porte, exactement comme j’avais frappé des dizaines de fois.
Sa femme m’a fait entrer, comme toujours et, bien sûr, mon ami était chez lui. Je lui ai dit que j’étais venu en ville pour affaires, et il m’a même versé de l’argent qu’il me devait. J’ai mis l’argent dans ma poche.
Je savais que mon ami, et sa femme, et l’argent, et sa maison, et la ville étaient exactement comme la cabane de Porfirio : une vision. 
Je savais qu’une force au-delà de moi allait me désagréger d’un moment à l’autre.
Alors je me suis assis pour profiter au mieux de mon ami. Nous avons bien ri et bien plaisanté. Et je peux dire que j’ai été drôle, frivole et gentil. Je suis resté là assez longtemps,
attendant la secousse ; comme elle ne venait pas, j’ai décidé de m’en aller.
J’ai dit au revoir et je l’ai remercié pour l’argent et pour son amitié. Je suis parti. J’ai voulu voir la ville avant que la force ne m’emporte. Je m’y suis promené en tous sens pendant toute la nuit. J’ai marché tout au long du chemin qui monte aux collines surplombant la ville, et au moment où le soleil s’est levé, j’ai été frappé par une évidence comme par un coup de foudre : j’étais revenu dans le monde, et la force qui me désagrégera un jour était au repos, elle allait me laisser séjourner pendant quelque temps.
J’allais voir mon propre pays et cette terre merveilleuse pendant quelque temps encore. Quelle grande joie, maestro ! Mais je ne dirais pas que je n’avais pas pris plaisir à l’amitié de Porfirio. Ces deux visions sont égales, mais je préfère la vision de ma forme et de ma terre. C’est peut-être ma façon à moi de me laisser aller à mon caprice.
Nestor s’arrêta de parler et ils se mirent tous à me dévisager. Je me sentis menacé comme jamais je ne l’avais été. Une partie de moi était épouvantée de ce qu’il avait dit, une autre désirait se battre contre lui. Je me mis à discuter avec lui, sans la moindre raison.
Mon humeur insensée se prolongea quelques instants, puis je m’aperçus que Benigno me regardait avec une expression très mauvaise. Il avait fixé son regard sur ma poitrine. Je sentis que quelque chose d’inquiétant s’était mis soudain à me presser sur le coeur. Je me mis à transpirer comme si un appareil de chauffage se trouvait placé juste devant mon visage.
Mes oreilles se mirent à tinter.
La Gorda s’avança vers moi à cet instant précis. C’était une apparition tout à fait inattendue. Je me rendis compte que les Genaros éprouvaient le même sentiment. Ils interrompirent ce qu’ils étaient en train de faire et ils la regardèrent.
Pablito fut le premier à revenir de sa surprise.