Etre parallèle


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Je rencontrai doña Soledad plusieurs fois mais ce qui se passa au cours de nos rencontres reste tout à fait incompréhensible pour moi. Chaque fois que nous étions ensemble, elle me faisait asseoir à la porte de sa chambre, face à l’est.

Elle s’installait à ma droite tout contre moi ; ensuite, elle empêchait le mur de brouillard de tourner, et nous restions tous les deux face au sud, dans sa chambre.

J’avais déjà appris avec la Gorda à arrêter la rotation du mur. J’eus l’impression que doña Soledad m’aidait à prendre conscience d’un autre aspect de cette capacité de perception.

Avec la Gorda j’avais décelé, sans me tromper, que seule une partie de moi-même arrêtait le mur. C’était comme si je me trouvais soudain divisé en deux.

Une fraction de mon moi total regardait droit devant et voyait un mur immobile à ma droite, tandis qu’une autre partie, plus importante, de mon moi total avait tourné de 90 degrés sur la droite et fixait le mur.

Chaque fois que nous arrêtions le mur, doña Soledad et moi, nous restions à le contempler ; jamais nous n’entrions dans la région entre les lignes parallèles comme la femme Nagual, la Gorda et moi-même l’avions fait des vingtaines de fois.

Doña Soledad m’obligeait chaque fois à fixer le brouillard comme si c’était un verre réfléchissant. Je vivais alors la dissociation la plus extravagante. C’était comme si je courais à une vitesse folle.

Je voyais des bouts de paysage se former dans le brouillard et soudain j’étais dans une autre réalité physique. C’était une région montagneuse, déchiquetée, inhospitalière. Doña Soledad était toujours là, en compagnie d’une femme adorable qui riait aux éclats en me regardant.

Je suis incapable de me souvenir de ce que nous faisions au-delà de ce point, de même que j’étais incapable de me rappeler ce que je faisais avec la femme Nagual et la Gorda dans la région entre les lignes parallèles.

J’avais l’impression que nous entrions, doña Soledad et moi, dans une autre région de la conscience – une région qui m’était inconnue. 

Je me trouvais déjà dans ce que je considérais comme mon état de conscience le plus pénétrant, et il y avait pourtant quelque chose de plus pénétrant encore.

L’aspect de l’attention seconde que doña Soledad me montrait était plus complexe et plus inaccessible que tout ce dont j’avais été témoin jusque-là.

Je ne parvenais à me souvenir que d’une impression de mouvement intense, une sensation physique comparable à une très longue marche, ou à une ascension sur des pistes de montagne très accidentées.

J’avais également la certitude corporelle absolue – sans d’ailleurs savoir pourquoi – que doña Soledad, la femme et moi échangions des paroles, des pensées, des sentiments ; mais je ne parvenais pas à les préciser.

Après chaque rencontre avec doña Soledad, Florinda me faisait partir aussitôt. Doña Soledad me parlait très peu de ce que nous vivions. J’avais l’impression que l’état de conscience très élevé où nous nous trouvions la touchait si profondément qu’elle pouvait à peine parler.

Dans ce paysage désolé, en dehors de la belle dame, nous regardions quelque chose, et cela nous laissait à bout de souple. Malgré tous ses efforts, elle ne parvenait à se souvenir de rien, elle non plus.

Je demandai à Florinda de m’expliquer clairement la nature de mes voyages avec doña Soledad, Elle me répondit qu’une partie de son enseignement de dernière minute consistait à me faire entrer dans l’attention seconde à la manière des traqueurs, et que doña Soledad était plus capable qu’elle de me faire accéder à la dimension du traqueur.

Au cours de notre rencontre qui devait être la dernière, Florinda m’attendait dans le vestibule comme au commencement de nos relations.

Elle me prit par le bras et me conduisit dans le salon.

Nous nous assîmes. Elle me conseilla de ne pas encore essayer de donner un sens à mes voyages avec doña Soledad.

Elle m’expliqua que les traqueurs sont intrinsèquement différents des rêveurs, en ce sens qu’ils se servent du monde qui les entoure : c’était ce que faisait doña Soledad lorsqu’elle essayait de m’aider à tourner la tête.

Quand don Juan m’avait exposé la notion de « tourner la tête » (pour que le guerrier se trouve en face d’une direction nouvelle), je l’avais compris comme une métaphore pour exprimer un change ment d’attitude.

Florinda me dit qu’il ne s’agissait pas d’une métaphore, mais bien d’une réalité.

Les traqueurs tournaient réellement la tête ; mais ils ne le faisaient pas pour regarder dans une nouvelle direction : ils tournaient la tête pour considérer le temps d’une manière différente.

Les traqueurs se mettent en face du temps qui vient. Normalement nous regardons le temps lorsqu’il s’éloigne de nous. Seuls les traqueurs peuvent modifier cela, et fixer le temps quand il s’avance vers eux.

Florinda m’expliqua que tourner la tête ne signifie pas que l’on voit dans l’avenir, mais que l’on perçoit le temps comme une chose concrète et pourtant incompréhensible. 

Il était donc superflu que j’essaie d’analyser par la pensée ce que nous faisions, doña Soledad et moi.

Tout prendrait un sens quand je pourrais percevoir la totalité de moi-même. J’aurais alors l’énergie nécessaire à dévoiler ce mystère.

Florinda – comme si elle m’offrait une prime – me dit que dorera Soledad était un traqueur fantastique, le plus grand de tous, selon ses propres termes.

Doña Soledad pouvait traverser les lignes parallèles à tout moment.

En outre, aucun guerrier du clan de don Juan n’avait été capable du même exploit : grâce à ses techniques impeccables de traqueur, doña Soledad avait découvert son être parallèle.

Toutes les expériences que j’avais vécues avec le Nagual Juan Matus, Silvio Manuel, Genaro ou Zuleïca n’étaient que d’infimes portions de l’attention seconde ; ce que doña Soledad m’aidait à percevoir en était une autre partie, infime elle aussi, mais différente.

Doña Soledad ne m’avait pas seulement fait regarder en face le temps qui vient, elle m’avait emmené auprès de son être parallèle.

Florinda définissait l’être parallèle comme l’homologue que possèdent toutes les créatures vivantes du fait même qu’elles sont des êtres lumineux emplis d’une énergie inexplicable. 

L’être parallèle d’une personne est une autre personne du même sexe, intimement et inextricablement liée à la première – et vice versa. 

Elles coexistent simultanément dans le monde. Les deux êtres parallèles sont comme les deux extrémités d’un même bâton.

Pour les guerriers, trouver leur être parallèle est presque impossible, parce qu’il y a dans la vie d’un guerrier trop d’éléments qui l’en détournent – d’autres priorités.

Mais toute personne capable d’accomplir cet exploit trouve dans son être parallèle – exactement comme le faisait doña Soledad – une source inépuisable de jeunesse et d’énergie.

Florinda se leva brusquement et me conduisit dans la chambre de doña Soledad. Peut-être parce que je savais que ce serait notre dernière rencontre, je fus pris d’une angoisse étrange.

Doña Soledad me sourit quand je lui répétai les paroles de Florinda. Avec ce qui était à mes yeux l’humilité du vrai guerrier, elle me dit qu’elle ne m’enseignait rien : son unique désir était de me montrer son être parallèle, parce que ce serait en lui qu’elle se retirerait lorsque le Nagual Juan Matus et ses guerriers quitteraient le monde.

Toutefois, il s’était produit une chose de plus, qui dépassait son entendement. Florinda lui avait expliqué que nous avions enrichi mutuellement notre énergie, et que cela nous avait placés face au temps qui vient – non point par petites doses, comme Florinda l’aurait désiré, mais en bouffées impossibles à saisir, selon les contraintes de ma nature indisciplinée.

Le résultat de notre dernière réunion fut encore plus déconcertant. Doña Soledad, son être parallèle et moi restâmes ensemble pendant ce que je vécus comme une durée extraordinairement longue.

Je vis tous les traits du visage de l’être parallèle.

Je sentis qu’elle essayait de me dire qui elle était.

Elle semblait savoir, elle aussi, que ce serait notre dernière rencontre.

Il y avait dans ses yeux un sentiment de fragilité accablant.

Ensuite, une force semblable à un vent nous balaya dans quelque chose qui n’avait aucune signification pour moi.

Soudain, Florinda m’aida à me relever. Elle me prit par le bras et me reconduisit à la porte, Doña Soledad nous raccompagna.

Florinda me dit que j’aurais beaucoup de mal à me souvenir de tout ce qui s’était produit, parce que je me laissais aller à mon désir de rationalité, situation qui ne ferait qu’empirer puisqu’elles allaient partir et qu’il ne me resterait personne pour m’aider à permuter de niveaux de conscience.

Elle ajouta qu’un jour, nous nous rencontrerions de nouveau doña Soledad et moi, dans le monde de la vie quotidienne.