Êtres non organiques


Tu ne possèdes pas assez d’excédent d’énergie pour pénétrer dans l’inconnu et réussir à en retirer une signification.
Quand les nouveaux voyants ont agencé l’ordre des vérités relatives à la conscience, ils ont vu que la première attention consomme toute la lueur de la conscience dont disposent les êtres humains sans qu’il reste la moindre parcelle d’énergie.
C’est là, aujourd’hui, ton problème.
Alors, les nouveaux voyants ont décrété que les guerriers, puisqu’ils doivent avoir accès à l’inconnu, doivent économiser leur énergie.
Mais où trouveront-ils de l’énergie si celle-ci est tout entière épuisée ?
Ils en trouveront, disent les nouveaux voyants, en supprimant les habitudes inutiles, ”
Il se tut et sollicita des questions. Je lui demandai quelle incidence la suppression des habitudes inutiles avait sur la lueur de la conscience.
“ L’inconnu est à jamais présent, dit-il, mais il est hors d’atteinte pour notre conscience normale. 
 
L’inconnu est la part superflue de l’homme ordinaire. Et elle est superflue parce que l’homme ordinaire ne possède pas suffisamment d’énergie disponible pour la saisir.
“ Après tout le temps que tu as passé sur la voie du guerrier, tu possèdes suffisamment d’énergie disponible pour saisir l’inconnu, mais pas assez pour le comprendre ou même t’en souvenir. ”
Il m’expliqua que j’avais pénétré très profondément dans l’inconnu quand je me trouvais sur l’emplacement du méplat rocheux. Mais je m’étais laissé aller à ma nature excessive et j’avais été terrifié, ce qui était pratiquement le pire qui puisse arriver.
Alors j’avais fui précipitamment le côté gauche, comme si j’avais le diable à mes trousses ; malheureusement, j’avais emporté avec moi une légion de choses étranges.
Je dis à don Juan qu’il n’avait pas encore parlé de l’essentiel, qu’il fallait qu’il accouche, et me dise ce qu’il entendait exactement par “ une légion de choses étranges .
Il me prit par le bras et continua à se promener avec moi.
“ En t’expliquant la conscience, dit-il, je crois mettre chaque chose, ou presque, à sa place. Parlons un peu des anciens voyants. Gomme je te l’ai dit, Genaro leur ressemble beaucoup. ”
Il me conduisit ensuite dans la grande pièce.
Nous nous y assîmes et il commença ses explications.
“ Les nouveaux voyants furent absolument terrifiés par la connaissance que les anciens voyants avaient accumulée au long des années, dit don Juan.
C’est compréhensible. Les nouveaux voyants savaient que cette connaissance ne mène qu’à la destruction totale. Pourtant elle les fascinait aussi
– surtout pour ce qui était des pratiques.
– Comment les nouveaux voyants connaissaient-ils ces pratiques ? demandai-je.
– Elles sont le legs des anciens Toltèques, dit-il. Les nouveaux voyants les apprennent au fur et à mesure. Ils ne s’en servent presque jamais, mais elles font partie de leur connaissance.
– De quel genre de pratiques s’agit-il, don Juan ?
– Il s’agit de formules, d’incantations, de procédés laborieux, très obscurs, qui se rapportent au maniement d’une force très mystérieuse. Du moins cette force était-elle mystérieuse pour les anciens voyants, qui la masquèrent et en firent une chose plus horrifiante qu’elle ne l’est en fait.
– Quelle est cette force mystérieuse ? demandai-je.
– C’est une force présente partout, dans tout ce qui est, dit-il. Les anciens voyants n’ont jamais tenté d’élucider le mystère de la force qui les a conduits à créer leurs pratiques secrètes ; ils l’acceptaient simplement, comme quelque chose de sacré.
Mais les nouveaux voyants l’examinèrent de près et l’appelèrent le vouloir, le vouloir des émanations de l’Aigle, ou intention, ”
Don Juan m’expliqua ensuite que les anciens Toltèques avaient réparti leur connaissance en cinq ensembles, composés chacun de deux catégories :
la terre et les régions obscures, 
le feu et l’eau, 
le haut et le bas,
le sonore et le silencieux,
le mouvant et l’immobile. 
Il supposait qu’il avait existé des milliers de techniques différentes qui s’étaient compliquées de plus en plus à mesure que le temps passait.
“ La connaissance secrète de la terre, poursuivit-il, concernait tout ce qui se trouve sur le sol. Il avait des ensembles spécifiques de mouvements, de mots, d’onguents, de potions, qui étaient appliqués aux gens, aux animaux, aux insectes, aux arbres, aux petits végétaux, aux rochers, au sol.
“ C’étaient des techniques qui firent des anciens voyants des êtres horribles.
Et ils se servaient de leur connaissance secrète de la terre soit pour soigner soit pour détruire tout ce qui se trouve sur le sol.
“ Ce qu’ils appelaient les “régions obscures” formait la contrepartie de la terre. Les pratiques qu’ils exerçaient dans ce domaine étaient, de loin, les plus dangereuses. Elles s’appliquaient à des entités dépourvues de vie organique. Il s’agit de créatures vivantes qui se trouvent sur la terre et la peuplent au même titre que tous les êtres organiques. 
Avoir constaté que la vie organique n’est pas la seule forme de vie existant sur terre fut incontestablement l’une des découvertes les plus intéressantes des anciens voyants, surtout à leur propre usage. ”
Je ne saisissais pas très bien ce qu’il avait dit.
J’attendais qu’il précise ses déclarations. “ Les êtres organiques ne sont pas les seules créatures douées de vie ”, dit-il, et il se tut à nouveau comme pour m’accorder le temps de réfléchir à ce qu’il disait.
Je ripostai par une longue argumentation sur la définition de la vie et du fait d’être vivant. Je parlai de reproduction, de métabolisme et de croissance, les processus qui distinguent les organismes vivants des choses inanimées.
“ Tu tires tes arguments du monde organique, dit-il. Mais ce n’est là qu’un seul exemple. Tu ne devrais pas puiser tout ce que tu as à dire dans une seule catégorie.
– Mais comment peut-il en être autrement’ demandai-je.
– Pour les voyants, être en vie signifie être conscient, répondit-il.
Pour l’homme ordinaire, être en vie signifie être un organisme.
C’est en cela que les voyants sont différents. Le fait d’être conscient signifie pour eux que les émanations qui provoquent la conscience se trouvent enfermées dans un réceptacle.
“ Les êtres organiques sont pourvus d’un cocon qui entoure les émanations.
Mais il existe d’autres créatures dont les réceptacles ne ressemblent pas à un cocon pour un voyant.
Elles renferment pourtant les émanations de la conscience et elles ont des caractéristiques de vie différentes de la reproduction et du métabolisme.
– Comme quoi, don Juan ?
– Comme la dépendance émotionnelle, la tristesse, la joie, la colère, et ainsi de suite. Et je n’ai pas encore dit le meilleur, l’amour ; une forme d’amour que l’homme n’est même pas capable de concevoir.
– Vous êtes sérieux, don Juan ? demandai-je sincèrement.
– Sérieux comme ce qui est inanimé ”, répondit-il, le visage vide d’expression, puis il éclata de
rire.
“ Si nous prenons pour clé ce que voient les voyants, poursuivit-il, la vie est vraiment extraordinaire.
– Si ces êtres sont vivants, demandai-je, pourquoi ne se font-ils pas connaître de l’homme ?
– Ils se font connaître tout le temps, et pas seulement des voyants, mais également de l’homme ordinaire. Le problème réside dans le fait que toute l’énergie disponible est consommée par la première attention. 
Non seulement l’inventaire de l’homme épuise toute cette énergie, mais encore il durcit le cocon jusqu’à le rendre rigide. Dans ces conditions, une relation de réciprocité est impossible. ”
Il me rappela les innombrables fois où j’avais eu un aperçu de première main de ces êtres non organiques au cours de mon apprentissage auprès de lui.
Je rétorquai que j’avais trouvé pour presque chacun de ces cas une explication satisfaisante.
J’avais même formulé l’hypothèse selon laquelle ses enseignements étaient, de par l’usage des plantes hallucinogènes, combinés de telle sorte que l’apprenti soit forcé de donner son consentement à une interprétation primitive du monde.
Je lui dis que je n’avais pas formellement appelé cette interprétation “ primitive ”, mais que je l’avais désignée, en termes anthropologiques, comme “ un evision du monde plus spécifique des sociétés de chasse et de cueillette ”.
Don Juan se mit à rire jusqu’à en perdre haleine.
“ Je ne sais vraiment pas dans lequel de tes états, celui de conscience normale ou celui de conscience accrue, tu es le pire, dit-il.
Dans ton état normal, tu n’es pas méfiant mais assommant à force d’être raisonnable. Je crois que je te préfère lorsque tu te trouves très loin à l’intérieur du côté gauche, bien que tu y sois affreusement effrayé par tout, comme tu l’étais hier. ”
Avant que j’aie pu placer un mot, il déclara qu’il était en train d’opposer ce qu’avaient fait les anciens voyants aux accomplissements des nouveaux voyants, en une sorte de contrepoint à l’aide duquel il entendait me donner une vision plus globale des difficultés auxquelles j’allais me heurter.
Il poursuivit ensuite son explication des pratiques des anciens voyants. Il dit qu’une autre de leurs grandes découvertes concernait la catégorie suivante de leur connaissance secrète : celle du feu et de l’eau.
Ils découvrirent que les flammes possédaient une propriété des plus singulières : elles peuvent transporter le corps de l’homme exactement à la manière de l’eau.
Don Juan qualifiait cette découverte de brillante. Je lui fis remarquer qu’il existait en physique des lois fondamentales qui prouveraient l’impossibilité de la chose. Il me demanda d’attendre qu’il ait terminé son explication avant de conclure quoi que ce fût.
Il déclara que je devais refréner ma rationalité excessive parce qu’elle affectait constamment mes états de conscience accrue.
Mon cas n’était pas celui de ceux qui réagissent n’importe comment à des influences extérieures mais celui de quelqu’un qui cède à ses propres inclinations.
Il m’expliqua ensuite que bien que les anciens Toltèques aient incontestablement vu, ils ne comprenaient pas ce qu’ils voyaient. Ils se servaient simplement de leurs découvertes, sans se soucier de les rattacher à une représentation plus large.
Pour ce qui est de leur catégorie du feu et de l’eau, ils avaient divisé le feu en chaleur et flamme, et l’eau en humidité et fluidité. Ils avaient mis en corrélation la chaleur et l’humidité et les avaient désignées par l’expression de “ petites propriétés ”. Ils considéraient les flammes et la fluidité comme des propriétés importantes, magiques, et ils les utilisaient comme un moyen de transport physique vers le royaume de la vie non organique. Pris entre leur connaissance de cette forme de vie et leurs pratiques du feu et de l’eau, les anciens voyants s’enlisèrent dans un bourbier sans issue.
Don Juan m’affirma que les nouveaux voyants reconnaissaient que la découverte d’êtres vivants non organiques était vraiment extraordinaire, mais pas comme le pensaient les anciens voyants. Se retrouver dans une relation directe avec une autre forme de vie donna aux anciens voyants un sentiment fallacieux d’invulnérabilité qui précipita leur perte.
Je voulais qu’il m’explique en plus grand détail les techniques du feu et de l’eau. Il déclara que la connaissance des anciens voyants était aussi complexe qu’inutile et qu’il allait seulement me l’ex-poser brièvement.
Puis il résuma les pratiques touchant au haut et au bas. Dans le cas du haut, il s’agissait de la connaissance secrète du vent, de la pluie, des éclairs en nappe, des nuages, du tonnerre, de la lumière du jour et du soleil.
Dans le cas du bas, il s’agissait de la connaissance du brouillard, de l’eau des sources souterraines, des marécages, des éclairs, des tremblements de terre, de la nuit, du clair de lune et de la lune.
Le sonore et le silencieux étaient une catégorie de connaissance secrète qui se rapportait à la manipulation du son et du silence. Le mouvant et l’immobile constituaient des pratiques liées aux aspects mystérieux du mouvement et du non-mouvement.