Quand le temps de partir fut venu pour lui, don Juan me le fit savoir pendant que je me trouvais en état de conscience normale.
Je ne compris pas le sens de ce qu’il me dit. Il tenta jusqu’à la dernière minute de m’inciter à joindre mes deux états de conscience.
Tout aurait été si simple si j’avais été capable de cette fusion. Comme je ne l’étais pas, comme je n’étais touché par sa révélation que sur le plan rationnel, il me fit permuter de niveaux de conscience afin de me permettre d’évaluer l’événement de façon plus totale.
Il me prévint à plusieurs reprises qu’être dans la conscience du côté gauche est un avantage uniquement en ce sens que notre perception des choses est accélérée.
Mais c’est aussi un inconvénient, car cela ne nous permet de nous concentrer avec une lucidité extrême que sur une seule chose à la fois – ce qui nous rend dépendants et vulnérables.
Nous ne pouvons pas rester seuls pendant que nous sommes dans la conscience du côté gauche ; nous devons être protégés par des guerriers qui ont gagné la totalité d’eux-mêmes et qui savent comment se manoeuvrer soi-même dans cet état.
La Gorda me dit qu’un jour, le Nagual Juan Matus et Genaro réunirent tous les apprentis chez elle.
Le Nagual les fit basculer dans la conscience du côté gauche et leur dit que son temps sur la Terre touchait à sa fin,
Au début, elle ne le crut pas. Elle était persuadée qu’il essayait de les alarmer pour les faire se conduire en guerriers. Mais ensuite, elle s’aperçut qu’il y avait, dans les yeux de don Juan, une lueur qu’elle n’avait jamais vue auparavant.
Après les avoir fait permuter de niveaux de conscience, il parla avec chacun d’eux individuellement, il leur donna une leçon supplémentaire, comme s’il voulait rafraîchir toutes les conceptions et toutes les méthodes qu’il leur avait enseignées.
Il fit de même avec moi. Mon rendez-vous eut lieu la veille du jour où je le vis pour la dernière fois.
Dans mon cas, il procéda à cette révision dans les deux états de conscience.
En fait, il me fit basculer d’avant en arrière plusieurs fois, comme pour s’assurer que j’étais complètement saturé dans les deux états.
Au début, je n’avais pas pu me rappeler ce qui s’était produit après cette révision.
Un jour, la Gorda réussit enfin à briser les barrières de ma mémoire.
Elle me dit à cette occasion qu’elle était à l’intérieur de mon esprit comme si elle lisait en moi.
Elle était convaincue que ce qui maintenait ma mémoire fermée était la peur que j’éprouvais à la perspective de me souvenir de ma douleur.
Ce qui s’était passé dans la maison de Silvio Manuel la nuit précédant leur départ était inextricablement mêlé pour moi à de l’angoisse.
Elle me dit qu’elle avait eu la sensation très claire que j’avais peur, mais elle en ignorait la raison.
Elle ne pouvait pas se souvenir non plus de ce qui s’était passé exactement dans cette maison, notamment dans la pièce où nous étions assis.
Tandis que la Gorda parlait, j’eus l’impression de tomber comme une masse dans un précipice.
Je me rendis compte que quelque chose en moi essayait d’établir une relation entre deux événements dont j’avais été le témoin dans mes deux états de conscience.
De mon côté gauche, je conservais les souvenirs bloqués de Don Juan et de son clan de guerriers au cours de leur dernière journée sur Terre.
De mon côté droit, j’avais le souvenir d’avoir sauté dans un précipice ce jour-là. En essayant de joindre mes deux côtés, je vécus une sensation totale de chute physique.
Mes genoux cédèrent et je tombai par terre.
Quand je décrivis mon expérience et l’interprétation que j’en faisais, la Gorda me dit que ce qui venait de ma conscience du côté droit était sans le moindre doute le souvenir qui avait fait surface en elle au moment où je parlais.
Elle venait de se souvenir que nous avions fait une nouvelle tentative de traverser les lignes parallèles avec le Nagual Juan Ma-tus et son clan.
Elle me dit que nous avions tous les deux, avec le reste des apprentis, essayé de nouveau de franchir le pont.
Je ne parvins pas à faire remonter ce souvenir avec netteté.
On aurait dit qu’une force de contraction m’empêchait d’organiser mes pensées et mes sentiments à ce propos.
La Gorda me dit que Silvio Manuel avait demandé au Nagual Juan Matus de me préparer, ainsi que tous les apprentis, pour leur traversée.
Il n’avait pas envie de me laisser dans le monde, parce qu’il estimait que je n’avais pas la moindre chance d’accomplir ma tâche.
Le Nagual n’était pas du même avis que Silvio Manuel, mais il exécuta les préparatifs sans égard à ses sentiments personnels.
La Gorda se rappelait, me dit-elle, que j’étais venu chez elle en voiture pour la conduire, ainsi que les autres apprentis, dans la maison de Silvio Manuel. Ils y restèrent pendant que je revenais auprès du Nagual Juan Matus et de Genaro pour faire les préparatifs de la traversée.
Je ne me souvenais de rien. Elle affirma avec insistance que je devais donc la intimement unis ; elle m’assura que je pourrais lire son esprit et y trouver quelque chose qui éveillerait totalement ma mémoire.
Mon esprit se trouvait dans un état de grand désarroi. Un sentiment d’angoisse m’empêchait même de me concentrer sur ce que disait la Gorda.
Elle continua de parler et de décrire ce qu’elle se rappelait de notre deuxième tentative de franchir ce pont. Elle me dit que Silvio Manuel les avait exhortés de la voix.
Il leur avait dit qu’ils avaient subi une formation suffisante pour essayer de nouveau de traverser ; pour entrer totalement dans l’autre moi, il leur suffisait d’abandonner l’intention de leur première attention.
Une fois dans la conscience de l’autre moi, le pouvoir du Nagual Juan Matus et de son clan les saisirait et les soulèverait très facilement jusque dans la tierce attention – ce qui ne pourrait être fait si les apprentis restaient dans leur conscience normale.
L’instant suivant, je n’écoutais plus la Gorda.
Le son de sa voix était pour moi comme un véhicule.
Soudain, la mémoire de l’événement intégral fit surface dans mon esprit, Je chancelai sous le choc du souvenir.
La Gorda cessa de parler et, à mesure que je lui décrivais mon souvenir, elle se rappela tout elle aussi. Nous venions de réunir les derniers morceaux des souvenirs séparés de nos deux états de conscience.
Je me souvenais que don Juan et don Genaro m’avaient préparé pour la traversée pendant que je me trouvais en état de conscience normale.
J’avais cru, en toute rationalité, qu’ils me préparaient à sauter dans un précipice.
La Gorda se souvenait que, pour les préparer pour la traversée, Silvio Manuel les avait sanglés dans des harnais de cuir et soulevés jusqu’aux poutres du toit.
Il y avait un harnais dans chaque pièce de sa maison. Les apprentis étaient restés suspendus ainsi presque toute la journée.
La Gorda me fit observer qu’avoir un harnais dans sa chambre est idéal.
Sans savoir vraiment ce qu’ils faisaient, les Genaros avaient retrouvé le quasi-souvenir des harnais quand ils avaient inventé leur jeu.
C’était un jeu qui combinait les qualités curatives et purificatrices de la suspension au-dessus du sol, avec la possibilité de pratiquer la concentration dont on a besoin pour basculer de la conscience du côté droit à celle du côté gauche.
En fait, leur jeu les aidait à se souvenir.
La Gorda et les apprentis restèrent suspendus toute la journée, puis, au crépuscule, Silvio Manuel les ramena à terre.
Ils l’accompagnèrent tous sur le pont, me dit la Gorda, et ils attendirent là avec le reste du clan jusqu’à ce que le Nagual Juan Matus et Genaro se présentent à moi.
Le Nagual Juan Matus expliqua à tous qu’il avait pris, pour me préparer, plus longtemps qu’il n’avait prévu au départ.
Je me souvins que don Juan et ses guerriers traversèrent le pont avant nous.
Doña Soledad et Eligio les accompagnèrent automatiquement.
La femme Nagual vint en dernier, Depuis l’autre côté du pont, Silvio Manuel nous fit signe de commencer à marcher.
Sans dire un mot, nous avançâmes tous en même temps.
Au milieu du pont, Lidia, Rosa et Pablito parurent incapables de faire un pas de plus. Benigno et Nestor arrivèrent presque jusqu’au bout, puis s’arrêtèrent.
Les seuls à parvenir à l’endroit où don Juan et les autres se trouvaient furent la Gorda, Josefina et moi.
Ce qui se passa ensuite ressemble beaucoup à ce qui s’était produit la première lois que nous avions tenté de traverser.
Silvio Manuel et Eligio maintinrent ouvert quelque chose que je pris pour une fente matérielle.
J’eus assez d’énergie pour concentrer mon attention sur elle.
Il ne s’agissait pas d’une ouverture dans la colline qui se trouvait au bout du pont, ni d’une ouverture dans le mur de brouillard, bien que j’aie pu distinguer, autour de la fente, des vapeurs jaunes semblables à ce brouillard.
C’était une ouverture sombre, mystérieuse, qui existait par elle-même, indépendamment de toute autre chose ; elle avait la taille d’un homme, mais elle était étroite.
Don Genaro, en plaisantant, l’appela « le vagin cosmique », remarque qui fit éclater de rire tous les guerriers de son clan.
La Gorda et Josefina s’accrochèrent à moi et nous entrâmes.
A l’instant même, je me sentis broyé.
La même force incalculable qui avait failli me faire exploser la première fois m’avait de nouveau saisi. Je sentis la Gorda et Josefina se fondre avec moi. Je paraissais plus large qu’elles et la force m’aplatissait contre les deux femmes réunies.
Ensuite, je m’aperçus que j’étais allongé sur le sol, la Gorda et Josefina au-dessus de moi.
Silvio Manuel nous aidait à nous relever. Il me dit que, pour le moment, il nous serait impossible de nous joindre à eux dans leur voyage, mais que plus tard, peut-être, quand nous aurions avancé par nous-mêmes jusqu’à la perfection, l’Aigle nous laisserait pénétrer.
Tandis que nous rentrions à pied chez lui, Silvio Manuel me dit dans un murmure que leur voie et ma voie s’étaient séparées cette nuit-là.
Il me dit que nos voies ne se rencontreraient plus jamais et que j’étais seul.
Il m’exhorta à être économe et à utiliser le moindre élément de mon énergie sans aucun gaspillage.
Il m’assura que si je pouvais parvenir à la totalité de moi-même sans pertes excessives, j’aurais l’énergie d’accomplir ma tâche.
Mais si je m’épuisais à l’excès avant de perdre ma forme humaine, je n’aurais aucune chance.
Je lui demandai s’il y avait un moyen d’éviter cet épuisement.
Il secoua la tête. Il répondit qu’un moyen existait, mais non pour moi.
Le fait que je réussisse ou échoue ne dépendait que de ma volonté.
Ensuite, il me révéla ma tâche. Mais il ne me dit pas comment la réaliser.
Il me dit qu’un jour, l’Aigle mettrait sur mon chemin quelqu’un qui m’expliquerait les moyens de l’accomplir. Et tant que je n’aurais pas réussi, je ne serais pas libre.
Quand nous arrivâmes à la maison, nous nous rassemblâmes tous dans la grande pièce.
Don Juan s’assit au centre, face au sud-est.
Les huit guerriers femelles l’entourèrent.
Elles s’assirent par couples aux points cardinaux, face au sud-est elles aussi.
Puis les trois guerriers mâles firent un triangle en dehors du cercle, avec Silvio Manuel au sommet, en direction du sud-est.
Les deux courriers femelles s’assirent de part et d’autre de lui et les deux courriers mâles devant lui, presque contre le mur.
La femme Nagual fit asseoir les apprentis mâles contre le mur de l’est ; elle fit asseoir les femmes contre le mur de l’ouest. Ensuite, elle me conduisit à ma place, directement derrière don Juan. Nous nous assîmes ensemble.
Nous restâmes assis pendant ce que je crus n’être qu’un instant, mais je sentis dans mon corps une montée d’énergie inhabituelle.
J’eus l’impression que nous nous étions relevés aussitôt après nous être assis, mais quand je demandai à la femme Nagual pourquoi nous nous levions si tôt, elle répondit que nous étions restés en place pendant plusieurs heures, et, qu’un jour, avant que j’entre dans la tierce attention, tout cela me reviendrait.
La Gorda m’assura qu’elle avait eu, elle aussi, la sensation de n’être restée dans cette pièce qu’un instant – et personne ne lui avait jamais dit qu’il en était autrement.
Le Nagual Juan Matus lui avait simplement révélé ensuite qu’elle avait l’obligation d’aider les autres apprentis, en particulier Josefina, et qu’un jour je reviendrais lui donner la poussée finale dont elle aurait besoin pour traverser entièrement jusque dans l’autre moi.
Elle était liée à moi et à Josefina.
Au cours de notre « rêve ensemble » sous la direction de Zuleïca, nous avions échangé des quantités énormes de notre luminosité.
Pour cette raison, nous étions capables de supporter ensemble la pression de l’autre moi au moment de la pénétration dans la chair.
Don Juan lui avait également dit que si la traversée avait été aussi facile cette lois, c’était à cause du pouvoir des guerriers de son clan.
Quand il lui faudrait traverser toute seule, elle devrait se préparer à le faire en rêve.
Quand nous nous étions levés, Florinda s’était dirigée vers moi.
Elle m’avait pris par le bras pour faire le tour de la pièce avec moi, pendant que don Juan et ses guerriers parlaient aux apprentis.
Elle me dit que je ne devais pas laisser les événements de cette nuit-là, sur le pont, semer la confusion en moi.
Je ne devais pas croire – comme le Nagual Juan Matus l’avait pensé à un moment donné – qu’il existe un passage physique réel débouchant dans l’autre moi.
La fente que j’avais vue était simplement une construction de leur intention, qui résultait de la combinaison de l’obsession du Nagual Juan Matus pour les passages et du sens de l’humour grivois de Silvio Manuel.
Ce mélange avait produit le vagin cosmique.
Pour elle-même, le passage d’un moi à l’autre n’avait aucun caractère physique. Le vagin cosmique était une expression physique du pouvoir des deux hommes à faire avancer la « roue du temps ».
Florinda m’expliqua aussitôt que lorsqu’elle-même (ou les guerriers comme elle) parlaient de « temps », ils ne faisaient pas allusion à une chose mesurable par le mouvement d’une horloge.
Le temps est l’essence de l’attention ; les émanations de l’Aigle sont faites de temps ; et, en fait, quand on entre dans n’importe quel aspect de l’autre moi, on est en relation avec le temps.
Florinda m’assura qu’au cours de cette même nuit, tandis que nous étions assis « en formation », ils avaient vécu leur dernière occasion de m’aider, ainsi que les apprentis, à faire face à la roue du temps.
Elle me dit que la roue du temps est comme un état de conscience supérieur, qui constitue une partie de l’autre moi, exactement comme la conscience du côté droit est une partie du moi de la vie quotidienne ; on pourrait la décrire physique ment, me dit-elle, comme un tunnel d’une longueur et d’une largeur infinies avec des sillons réfléchissants.
Chaque sillon est infini, et il y en a un nombre infini.
Les créatures vivantes doivent obligatoirement, par la nécessité même de la vie, regarder le long d’un sillon. Regarder le long d’un sillon signifie être pris au piège par lui, et vivre ce sillon.
Elle m’expliqua que ce que les guerriers appellent vouloir appartient à la roue du temps.
C’est une chose semblable à la vrille d’une plante grimpante, une sorte de tentacule intangible que nous possédons tous.
Elle me dit que le but final d’un guerrier est d’apprendre à concentrer ce tentacule sur la roue du temps afin de la faire tourner.
Les guerriers qui ont réussi à faire tourner la roue du temps peuvent regarder le long de n’importe quel sillon et en tirer tout ce qu’ils désirent – par exemple le vagin cosmique.
Être pris au piège de façon inexorable dans un seul sillon de temps implique que l’on voit les images de ce sillon uniquement lorsqu’elles s’éloignent.
Être libre de la force envoûtante de ces ornières signifie que l’on peut regarder dans les deux directions : quand les images s’éloignent ou quand elles s’avancent.
Florinda s’arrêta de parler et me prit dans ses bras. Elle me chuchota à l’oreille qu’elle reviendrait terminer son instruction un jour quand j’aurais acquis la totalité de moi-même.
Don Juan demanda à tout le monde de venir à l’endroit où je me trouvais.
Ils m’entourèrent. Don Juan me parla en premier.
Il me dit que je ne pouvais pas aller avec eux dans leur voyage parce qu’il m’était impossible d’abandonner ma tâche.
Dans ces circonstances la seule chose qu’ils pouvaient faire pour moi était de me souhaiter bonne chance.
Il ajouta que les guerriers n’ont aucune vie leur appartenant.
Dès l’instant où ils comprennent la nature de la conscience, ils cessent d’être des personnes et la condition humaine ne fait plus partie de leur horizon.
J’avais mon devoir de guerrier et, en dehors de cela, rien n’était important, car j’allais être laissé en arrière pour accomplir une tâche des plus obscures.
Comme j’avais déjà renoncé à ma vie, ils n’avaient rien d’autre à me dire, sauf que je devais faire pour le mieux. Et je n’avais rien à leur dire non plus sauf que j’avais compris et accepté mon destin.
Ensuite, Vicente vint à mes côtés. Il me parla très doucement.
Il me dit que le programme du guerrier est de parvenir à un équilibre très subtil de forces positives et négatives.
Ce programme ne signifie pas que le guerrier doit s’efforcer de tout maîtriser, mais qu’il doit tenter de faire face à toute situation imaginable, attendue ou inattendue, avec la même efficacité.
Se montrer parfait dans des circonstances parfaites n’est digne que d’un guerrier de papier, me dit-il. Mon programme consistait à rester en arrière.
Le leur était de s’élancer dans l’inconnaissable.
Ces deux programmes étaient dévorants. Pour des guerriers, l’excitation de demeurer sur place est égale à l’excitation du voyage.
Cette équivalence tient au fait que les deux actes impliquent l’un et l’autre l’accomplissement d’une mission sacrée.
Ensuite, ce fut Silvio Manuel qui vint à mes côtés. C’étaient les détails pratiques qui le préoccupaient. Il me donna une formule, une incantation pour les moments où ma tâche paraîtrait plus vaste que mes forces, il s’agissait de l’incantation qui m’était venue à l’esprit la première fois que je m’étais souvenu de la femme Nagual.
Je ne m’accroche à rien pour n’avoir rien à défendre.
Je n’ai pas de pensées, pour pouvoir voir.
Je ne crains rien, pour pouvoir me souvenir de moi-même.
L’Aigle me laissera passer,
Serein et détaché, jusqu’à la liberté.
Ya me di al poder que a mi destina rige.
No me agarro ya de nada, para asi no tener nada que defender.
No tengo pensamientos, para asi poder ver.
No temo ya a nada, para asi poder acordarme de mi.
Sereno y desprendido,
Me dejara el Aguila pasar a la libertad.
Il me dit qu’il allait me révéler une manoeuvre pratique de l’attention seconde, et sur-le-champ, il se transforma en un oeuf lumineux.
Il revint à son apparence normale et répéta cette transformation trois ou quatre fois de suite. Je compris parfaitement ce qu’il faisait. Il n’eut pas besoin de me l’expliquer, et pourtant j’aurais été incapable d’exprimer en paroles ce que je savais.
Silvio Manuel sourit, conscient de mon dilemme.
Il me dit qu’il fallait une force énorme pour abandonner l’intention du premier anneau de pouvoir.
Le secret qu’il venait de me révéler était la manière d’accélérer l’abandon de cette intention.
Pour pouvoir faire ce qu’il avait fait, il fallait placer son attention sur la coquille lumineuse.
Il se transforma de nouveau en oeuf lumineux, puis ce que je savais depuis le début devint évident pour moi.
Les yeux de Silvio Manuel se détournèrent pendant un instant pour se concentrer sur un point de l’attention seconde.
Sa tête resta rigide, comme s’il regardait droit devant lui, seuls ses yeux étaient de côté.
Il me dit qu’un guerrier devait évoquer l’intention. Le secret, c’est le regard. Les yeux font signe à l’intention.
A ce moment-là, je fus pris d’euphorie.
J’étais enfin capable de penser à une chose que je savais sans la connaître vraiment : la raison pour laquelle voir semble visuel, c’est que nous avons besoin des yeux pour nous concentrer sur l’intention.
Don Juan et son clan de guerriers savaient utiliser leurs yeux pour saisir un autre aspect de l’intention, ils appelaient cet acte voir.
Voir dépend des yeux en ce sens que les yeux permettent d’attirer l’intention.
En fait Silvio Manuel venait de me montrer la véritable fonction des yeux, qui se saisissent de l’intention.
Aussitôt, je me servis consciemment de mes yeux pour appeler l’intention.
Je les mis au point sur le siège de l’attention seconde.
Don Juan, ses guerriers, doña Soledad et Eligio furent, tout à coup, des oeufs lumineux, mais non la Gorda, ni les trois petites soeurs, ni les Genaros.
Je continuai de déplacer mes yeux d’arrière en avant entre les taches de lumière et les gens, jusqu’à ce que j’entende un craquement à la base de mon cou : tout le monde dans la pièce devint alors un oeuf lumineux.
Pendant un instant, j’eus l’impression que je ne pouvais pas les distinguer les uns des autres, mais ensuite mes yeux parurent se mettre au point, et je conservai deux aspects de l’intention – deux images en même temps.
Je pouvais voir à la fois leur corps physique et leur luminosité.
Les deux scènes n’étaient pas superposées mais séparées, sans que je puisse imaginer comment.
’avais, en fait, deux moyens de vision ; et voir, tout en étant complètement lié à mes yeux, demeurait cependant indépendant d’eux, Quand je fermais les yeux, je pouvais encore voir les oeufs lumineux, mais non leurs corps physiques.
Pendant un instant, j’eus la sensation très nette que je savais comment faire basculer mon attention sur ma luminosité. Je sus également que pour revenir en arrière, au niveau physique, il me suffisait de faire la mise au point de mes yeux sur mon corps.
Ensuite don Genaro vint près de moi.
Il me dit que comme cadeau de séparation, le Nagual Juan Matus m’avait donné un devoir ; Vicente, un programme ; et Silvio Manuel, une magie. Lui-même allait me donner de l’humour.
Il me regarda de la tête aux pieds et déclara que j’étais le Nagual le plus pitoyable d’allure qu’il ait jamais vu, Il examina les apprentis et conclut qu’ils n’avaient rien de plus à faire, sinon se montrer optimistes et regarder le côté positif des choses,
Il nous raconta une plaisanterie sur une fille de la campagne, séduite et abandonnée par un voyou de la ville. Le jour de son mariage, quand on lui apprit que le fiancé avait quitté le village, elle se réconforta à la pensée apaisante que tout n’était pas perdu : elle n’avait plus sa virginité mais on n’avait pas encore tué le porcelet du repas de noces.
La seule chose qui nous aiderait à sortir de notre situation – la situation de la mariée abandonnée –, nous dit Genaro, était de nous raccrocher à nos porcelets, quels qu’ils fussent, et de rire à nous en rendre malades. Ce serait seulement par le rire que nous pourrions modifier notre condition.
Avec force gestes de la tête et des mains, il nous encouragea à lui répondre par des ah ! ah ! du fond du coeur. Le spectacle des apprentis se forçant à rire était aussi ridicule que ma propre tentative. Soudain, je m’aperçus que je riais spontanément avec don Juan et ses guerriers.
Don Genaro, qui avait toujours lancé des plaisanteries sur mes prétendus talents de poète, me demanda de lire un poème à haute voix. Il me dit qu’il voulait résumer ses sentiments et ses recommandations par le poème qui célèbre la vie, la mort et le rire. Il faisait allusion à un passage du poème de José Gorostiza, Mort sans fin.
La femme Nagual me tendit le livre et je lus le passage que don Juan et don Genaro avaient toujours préféré :
O, quelle joie aveugle,
Quelle soif d’utiliser à fond
L’air que nous respirons,
La bouche, l’oeil, la main
Quelle démangeaison vive
De dépenser tout de nous-mêmes
En un seul éclat de rire.
O, cette mort impudente, insultante,
Qui nous assassine de très loin,
Par-delà le plaisir d’avoir envie à mourir
D’une tasse de thé…
D’une petite caresse.
Dans ce cadre, l’effet du poème était saisissant. Je sentis un frisson. Emilito et le courrier Juan Tuma vinrent à mes côtés. Ils ne prononcèrent pas un seul mot. Leurs yeux luisaient comme des billes noires. Tous leurs sentiments semblaient concentrés dans leurs yeux.
Le courrier Juan Tuma dit à voix très basse qu’un jour, chez lui, il m’avait fait entrer dans les mystères de Mescalito, et que cela constituait le signe avant-coureur d’une autre rencontre dans la roue du temps, où il me ferait pénétrer dans le mystère ultime.
Emilito me dit, comme si sa voix était un écho de celle du courrier Juan Tuma, qu’ils étaient persuadés tous les deux que j’accomplirais mon devoir. Ils m’attendraient car je les rejoindrais un jour.
Le courrier Juan Tuma ajouta que l’Aigle m’avait placé avec le clan du Nagual Juan Matus, qui me servirait de force de secours. De nouveau ils me prirent dans leurs bras et me murmurèrent à l’unisson d’avoir confiance en moi-même.
Après les courriers, les guerriers femelles vinrent vers moi. Chacune d’elles me serra contre elle et me chuchota un voeu à l’oreille – un voeu de plénitude et d’aboutissement.
La femme Nagual vint près de moi après toutes les autres. Elle s’assit et me prit sur ses genoux comme un enfant. Il émanait d’elle de l’affection et de la pureté.
J’eus le souffle coupé. Nous nous levâmes, nous fîmes le tour de la pièce tout en parlant et en méditant sur notre destin.
Des forces insondables nous avaient guidés jusqu’à cet instant culminant. Je fus frappé d’une terreur mystérieuse. Et ma tristesse était infinie.
Ensuite, elle me révéla une partie de la règle qui s’applique au Nagual à trois branches.
Elle était dans un état d’agitation extrême, tout en restant calme ; son intellect était hors pair, et pourtant elle n’essayait pas de rationaliser quoi que ce fût.
Son dernier jour sur terre la comblait. Elle m’emplit de son humeur. C’était comme si, jusqu’à cet instant, je ne m’étais pas très bien rendu compte du caractère irréversible de notre situation.
Être sur mon côté gauche impliquait que l’immédiat passe avant tout le reste, ce qui m’empêchait presque de prévoir au-delà de l’instant présent.
Toutefois, le choc de son humeur impliquait une forte proportion de ma conscience du côté droit, et de sa capacité de juger par avance des sentiments à venir. Je compris que je ne la reverrais jamais. C’était insupportable l
Don Juan m’avait dit que sur le côté gauche, il n’y a pas de larmes : un guerrier ne peut plus pleurer et la seule expression de l’angoisse est un frisson venant des profondeurs mêmes de l’Univers.
Tout se passe comme si l’une des émanations de l’Aigle était de l’angoisse.
Et le frisson du guerrier est infini… Tandis que la femme Nagual me parlait et me tenait, je sentis ce frisson.
Elle passa les bras autour de mon cou et appuya sa tête contre la mienne. J’eus l’impression qu’elle me tordait comme du linge qu’on essore.
Je sentis quelque chose sortir de mon corps, ou bien sortir du sien pour pénétrer dans le mien.
Mon angoisse devint si intense et m’envahit si vite que je fus comme fou.
Je tombai sur le sol, avec la femme Nagual toujours enlacée à moi.
Je me dis, comme dans un rêve, que je lui avais sûrement ouvert le front en l’entraînant dans ma chute. Son visage et le mien étaient couverts de sang. Du sang formait des flaques dans ses yeux.
Don Juan et don Genaro me soulevèrent très vite. Ils me maintinrent.
J’avais des spasmes impossibles à contenir, comme une attaque d’apoplexie.
Les guerriers femmes entourèrent la femme Nagual ; ensuite, elles se mirent en rang au milieu de la pièce et les hommes se joignirent à elles.
En un instant, il se forma entre eux une chaîne d’énergie, manifeste à mes yeux.
La rangée avança et défila devant moi.
Chacun d’eux vint se présenter un instant face à moi, mais sans rompre la chaîne.
C’était comme s’ils se déplaçaient sur un tapis qui les transportait en faisant un arrêt quand chacun d’eux se trouvait devant moi.
Les courriers mâles venaient en tête, puis les courrier femelles, puis les guerriers mâles, puis les rêveurs, puis les traqueurs, et enfin la femme Nagual. Ils arrivaient devant moi, ils demeuraient bien visibles pendant une seconde ou deux – le temps de me dire au revoir – puis ils disparaissaient dans les ténèbres de la fente mystérieuse qui s’était produite dans la pièce.
Don Juan m’appuya sur le dos et soulagea une partie de mon angoisse insupportable.
Il me dit qu’il comprenait ma douleur et que l’affinité de l’homme Nagual et de la femme Nagual n’est pas une chose que l’on peut formuler.
Elle existe comme résultat des émanations de l’Aigle ; quand les deux personnes sont mises ensemble puis séparées, il n’y a aucun moyen de combler le vide, parce qu’il ne s’agit pas d’un vide social mais d’un mouvement de ces émanations.
Don Juan me dit alors qu’il allait me faire basculer jusqu’à mon extrême droite.
Il me dit que c’était une manoeuvre charitable, quoique temporaire ; elle me permettrait d’oublier pour le présent, mais elle ne m’apporterait aucun soulagement lorsque je me souviendrais.
Don Juan me dit aussi que l’acte du souvenir est entièrement incompréhensible.
En réalité l’acte de se souvenir de soi ne se borne pas au rappel de la relation vécue par les guerriers dans leur conscience du côté gauche, mais retrouve en outre chaque souvenir emmagasiné par le corps lumineux depuis l’instant de la naissance,
Les relations que vivent les guerriers en état de conscience supérieure ne sont qu’un mécanisme pour inciter l’autre moi à se révéler sous forme de souvenirs.
Cet acte de mémoire, même s’il semble associé uniquement aux guerriers, demeure à la portée de chaque être humain. Chacun de nous peut puiser directement aux souvenirs de notre luminosité – et avec des résultats prodigieux.
Don Juan me dit ensuite qu’ils partiraient ce jour-là au crépuscule.
La seule chose qu’il leur restait à faire pour moi était de créer une ouverture, une interruption dans le continuum de mon temps.
Ils allaient me faire sauter dans un précipice, car c’était un moyen d’interrompre l’émanation de l’Aigle qui rend compte de mon sentiment d’être un tout continu.
Le saut allait être effectué pendant que je me trouvais en état de conscience normale, et le principe était que mon attention seconde prendrait le dessus : au lieu de mourir au fond du précipice, j’entrerais entièrement dans l’autre moi.
Don Juan me dit que je sortirais de l’autre moi plus tard, quand mon énergie serait épuisée ; mais je ne sortirais pas au sommet de la montagne dont j’allais sauter.
Il prédit que je resurgirais en mon lieu favori, quel qu’il fût. Ce serait l’interruption dans le continuum de mon temps.
Ensuite, il me poussa complètement hors de ma conscience du côté gauche. Et j’oubliai mon angoisse, mon but, ma tâche.
Au crépuscule, ce soir-là, Pablito, Nestor et moi sautâmes du bord du précipice.
Le coup donné par le Nagual fut si précis, si plein de bonté, que rien dans l’événement capital de leur adieu ne transcenda les limites de l’autre événement capital : sauter vers une mort certaine et ne pas mourir.
Si fantastique que fût cet événement il demeurait très pâle comparé à ce qui avait lieu sur un autre plan.
Don Juan me fit sauter à l’instant précis où lui-même et tous ses guerriers avaient enflammé leur conscience.
J’eus une vision, semblable à un rêve, d’une rangée de personnes qui me regardaient. Par la suite, ma raison la considéra comme une longue série de visions ou d’hallucinations que j’avais eues pendant le saut. C’était là l’interprétation fragile de ma conscience du côté droit, accablée par la majesté redoutable de l’événement total.
De mon côté gauche cependant, je me rendis compte que j’avais pénétré dans l’autre moi.
Et cette entrée n’avait rien à voir avec ma raison.
Les guerriers du clan de don Juan m’avaient saisi, pendant un instant éternel, avant de disparaître dans la lumière totale, avant que l’Aigle ne les laisse traverser.
Je savais qu’ils se trouvaient dans un registre des émanations de l’Aigle qui n’était pas à ma portée.
Ils attendaient don Juan et don Genaro.
Je vis don Juan prendre la tête.
Et ensuite il n’y eut qu’une ligne de lumières merveilleuses dans le ciel.
Quelque chose comme un vent sembla contracter le groupement des lumières, qui s’agitèrent et se tordirent.
Il y eut une lueur très forte à l’extrémité de la ligne de lumières où don Juan se trouvait.
Je songeai au serpent à plumes de la légende toltèque.
Puis les lumières disparurent.