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Je l’interrogeai alors sur l’origine de la connaissance des Toltèques.
Ce fut en mangeant des plantes de pouvoir que les Toltèques s’engagèrent sur la voie de la connaissance, répondit-il. Qu’ils aient été poussés par la curiosité, la faim ou l’erreur, ils en mangèrent. Une fois que les plantes de pouvoir eurent produit leur effet, certains d’entre eux commencèrent assez vite à analyser leurs expériences.
A mon avis, les premiers à s’engager sur la voie de la connaissance étaient très audacieux, mais succombaient à une lourde erreur.
– Tout cela ne relève-t-il pas d’une hypothèse personnelle, don Juan ?
– Non, il ne s’agit pas d’hypothèse personnelle. Je suis un voyant et quand je concentre mon acte de voir sur cette période, je sais tout ce qui est arrivé.
– Pouvez-vous voir les détails de choses qui appartiennent au passé ?
– Voir est une façon particulière de sentir que l’on sait quelque chose sans l’ombre d’un doute.
Dans le cas qui nous occupe, je sais ce qu’ont accompli ces hommes, non seulement grâce au
fait de voir, mais parce que nous sommes très étroitement liés. ”
Don Juan m’expliqua alors qu’il n’utilisait pas le terme “ Toltèque ” dans le sens où je l’entendais.
Pour moi, ce terme renvoyait à une culture, celle de l’empire toltèque.
Pour lui, le mot “ Toltèque ” signifiait “ homme de connaissance ”.
À l’époque dont il parlait, des siècles ou peut-être des millénaires avant la conquête espagnole, tous ces hommes de connaissance vivaient dans . une vaste région géographique, située au nord et au sud de la vallée de Mexico et travaillaient dans des domaines spécifiques : ils étaient guérisseurs, ensorceleurs, conteurs, danseurs, oracles, ils préparaient la nourriture et la boisson.
Ces domaines d’activité favorisaient une sagesse spécifique, une sagesse qui les distinguait des hommes ordinaires.
Qui plus est, ces Toltèques se trouvaient être également des hommes qui étaient adaptés à la structure de la vie quotidienne, à peu près comme le sont aujourd’hui les médecins, les artistes, les enseignants, les prêtres et les marchands. Ils exerçaient leur profession sous le strict contrôle de confréries organisées et devinrent compétents et influents, à tel point qu’ils dominaient même des groupes d’hommes vivant hors des régions géographiques qui étaient celles des Toltèques.
Après que certains de ces hommes eurent enfin appris à voir – après des siècles de familiarité avec les plantes de pouvoir –, me dit don Juan, les plus entreprenants d’entre eux commencèrent à enseigner à d’autres hommes de connaissance comment voir.
Et ce fut le début de leur fin.
À mesure que le temps passait, le nombre de voyants augmentait mais l’obsession engendrée par ce qu’ils voyaient, et qui les remplissait de vénération et de peur, prit de telles proportions qu’ils cessèrent d’être des hommes de connaissance.
Ils devinrent remarquablement compétents pour ce qui était de voir, et capables d’exercer un grand contrôle sur les mondes étranges qui se révélaient à eux.
Mais cela ne servait à rien. Voir avait miné leur force et les avait poussés à être obsédés par ce qu’ils voyaient.
“ Il y eut pourtant des voyants qui échappèrent à ce sort, poursuivit don Juan, de grands hommes qui malgré le fait de voir ne cessèrent jamais d’être des hommes de connaissance. Certains d’entre eux s’efforcèrent de se servir de l’acte de voir de façon positive et de l’enseigner aux autres.
Je suis sûr que, sous leur conduite, les populations de villes entières partirent pour d’autres mondes et ne revinrent jamais.
“ Mais les voyants qui ne pouvaient que voir étaient des ratés, et quand le territoire qu’ils habitèrent fut envahi par un peuple de conquérants, ils se retrouvèrent, comme tout le monde, sans défense.
“ Ces conquérants prirent possession du monde toltèque – ils s’emparèrent de tout – mais ils n’apprirent jamais à voir.
– Pourquoi, selon vous, n’apprirent-ils jamais à voir? demandai-je.
– Parce qu’ils imitèrent les procédés des voyants toltèques sans posséder leur connaissance intérieure. Il y a aujourd’hui encore de nombreux sorciers, dans tout le Mexique, qui descendent de ces conquérants, observent les méthodes toltèques, mais ne savent ni ce qu’ils font, ni ce qu’ils disent, parce que ce ne sont pas des voyants.
– Qui étaient ces conquérants, don Juan ?
– D’autres Indiens. Quand les Espagnols sont arrivés, les anciens voyants avaient disparu depuis des siècles, mais il y avait une nouvelle race de voyants qui commençaient à s’assurer une place dans un nouveau cycle.
– Que voulez-vous dire par “une nouvelle race de voyants” ?
– Après que l’univers des premiers Toltèques eut été détruit, les voyants qui avaient survécu se retirèrent et amorcèrent un examen sérieux de leurs pratiques. Ils commencèrent par instaurer l’art de traquer, l’art de rêver et l’intention comme procédés fondamentaux; cela nous donne peut-être une indication sur ce qui leur était réellement arrivé quant aux plantes de pouvoir.
“ Le nouveau cycle venait de s’établir quand les conquérants espagnols déferlèrent sur le pays.
Heureusement, les nouveaux voyants étaient alors tout à fait prêts à affronter ce danger.
Ils pratiquaient déjà l’art de traquer avec une virtuosité consommée.
“ Les siècles de soumission qui suivirent, me dit don Juan, fournirent à ces nouveaux voyants les circonstances idéales pour le perfectionnement de leurs talents.
Ce furent, assez étrangement, la rigueur et la coercition extrêmes prévalant au long de cette période qui leur donnèrent l’élan nécessaire pour affiner leurs nouveaux principes.
Et, grâce au fait qu’ils ne divulguèrent jamais leurs activités, ils purent tranquillement organiser leurs découvertes.
– Y avait-il beaucoup de nouveaux voyants pendant la Conquête ? demandai-je.
– Au début, oui. Vers la fin, ils n’étaient plus qu’une poignée. Le reste avait été exterminé.
– Et aujourd’hui, don Juan ?
– Il y en a quelques-uns. Ils sont dispersés un peu partout, tu comprends.
– Vous les connaissez ?
– Répondre à cette question si simple est extrêmement difficile, répliqua-t-il. Il y en a que nous connaissons très bien. Mais ils ne sont pas tout à fait comme nous, parce qu’ils se sont concentrés sur d’autres aspects spécifiques de la connaissance, comme la danse, l’art de guérir, l’ensorcellement, l’éloquence, au lieu de se consacrer aux activités que recommandaient les nouveaux voyants, c’est-à-dire l’art de traquer, le rêve, l’intention.
Ceux qui sont tout à fait comme nous ne sauraient croiser notre chemin. Les voyants qui vivaient pendant la Conquête en avaient décidé ainsi pour éviter d’être exterminés dans l’affrontement avec les Espagnols.
Chacun de ces voyants fonda une lignée. Et comme tous n’eurent pas de descendants, il existe peu de branches.
– En connaissez-vous qui soient tout à fait comme nous ?
– Quelques-uns ”, répondit-il laconiquement.
Je lui demandai alors de me donner tous les renseignements qu’il pouvait, car le sujet était tance cruciale que je connaisse des noms et des adresses dans un souci de validation et de corroboration.
Don Juan ne semblait pas enclin à me rendre service.
“ Les nouveaux voyants, dit-il, en ont tâté de cette histoire de corroboration. La moitié d’entre eux ont laissé leur peau dans les lieux où s’effectuait la corroboration. Alors ce sont maintenant des oiseaux solitaires.
Laissons les choses comme elles sont. Tout ce dont nous pouvons parler, c’est de notre lignée. Nous pouvons en dire, toi et moi, autant qu’il nous plaira. ”