Don Juan regarda le ciel. Il étira ses bras au-des-sus de sa tête, comme s’il était resté trop longtemps assis et qu’il expulsait la fatigue physique de son corps. 
Il m’ordonna d’interrompre mon dialogue intérieur et d’accéder au silence intérieur. 
Puis il se leva et commença à s’éloigner de la place a pied ; il me fit signe de le suivre. Il prit une rue transversale qui était déserte.
Je la reconnus comme étant celle où Genaro m’avait fait sa démonstration de l’alignement. 
Au moment où je me souvins de cela, je me retrouvai en train de marcher avec don Juan dans un endroit qui, alors, m’était très familier : une plaine déserte, formée de dunes jaunes qui semblaient faites de soufre.
Je me rappelai alors que don Juan m’avait fait percevoir ce monde des centaines de fois. 
Je me rappelai aussi qu’il y avait, derrière le paysage désolé des dunes, un autre monde, brillant d’une lumière blanche, exquise, uniforme, pure.
Quand nous y pénétrâmes cette fois, don Juan et moi, je sentis que la lumière, qui venait de partout, n’était pas une lumière vivifiante, mais si apaisante qu’elle me donnait l’impression d’être sacrée.
Tandis que je baignais dans cette lumière sacrée, une pensée rationnelle fit irruption dans mon silence intérieur. 
Je pensai qu’il était très possible que des mystiques et des saints aient fait ce voyage du point d’assemblage. 
Ils avaient vu Dieu dans le moule de l’homme. Ils avaient vu l’enfer dans les dunes de soufre. Et puis ils avaient vu la gloire du paradis dans la lumière diaphane.
Ma pensée rationnelle disparut immédiatement sous l’afflux de ce que je percevais. 
Ma conscience était absorbée par une quantité de formes, des silhouettes d’hommes, de femmes et d’enfants de tous âges, et d’autres apparitions incompréhensibles qui brillaient d’une lumière blanche aveuglante.
Je vis don Juan, marchant à côté de moi, me fixant au lieu de regarder les apparitions, mais immédiatement après, je le vis sous la forme d’une boule de luminosité, dansant de haut en bas, à quelques pieds de moi. 
La boule fit un mouvement brusque et effrayant et vint plus près de moi, et je la vis par transparence Don Juan jouait de la lueur de sa conscience pour mon édification.
La lueur brilla soudain sur quatre ou cinq filaments qui se trouvaient dans le côté gauche de don Juan.
Elle y resta fixée.
J’étais entièrement concentré sur elle ; quelque chose me tira lentement, comme à travers un tube, et je vis les alliés – trois silhouettes sombres, longues, rigides, agitées d’un tremblement, comme des feuilles sous la brise.
Ils se trouvaient contre un fond rose, presque fluorescent. Au moment où je fixai mon regard sur eux, ils vinrent à moi, non pas en marchant, en glissant ou en volant, mais en se traînant le long de fibres blanches qui sortaient de moi.
La blancheur n’était ni de la lumière ni une lueur, mais elle se composait de lignes qui semblaient tracées par une épaisse poudre de craie.
Elles se désintégraient vite, mais pas assez. Les alliés étaient sur moi avant que les lignes se soient effacées.
Ils m’envahirent. 
J’en fus agacé, et les alliés s’écartèrent tout de suite, comme si je les avais punis. 
J’eus pitié d’eux et ce sentiment les attira à nouveau immédiatement.
Et ils revinrent se frotter doucement contre moi. 
Je vis alors quelque chose que j’avais vu dans le miroir lors de l’expérience faite au ruisseau. 
Les alliés n’avaient pas de lumière intérieure. 
Ils n’avaient pas de mobilité interne. Il n’y avait pas de vie en eux. 
Et ils étaient pourtant manifestement vivants. 
C’étaient des formes étranges et grotesques qui ressemblaient à des sacs de couchage dont la fermeture à glissière serait fermée. 
La ligne fine qui courait au milieu de leurs formes allongées donnait l’impression qu’ils avaient été cousus.
Ce n’étaient pas des silhouettes plaisantes. 
La sensation qu’ils m’étaient totalement étrangers me mettait mal à l’aise, me rendait impatient. 
Je vis les trois alliés bouger, comme s’ils sautaient sur place ; il y avait une faible lueur en eux. 
La lueur augmenta d’intensité jusqu’à devenir, au moins chez un des alliés, très brillante.
À l’instant où je vis cela, je me trouvai confronté à un monde noir. 
Je ne veux pas dire qu’il était obscur, à la manière de la nuit. 
Je veux dire que tout ce qui m’entourait était d’un noir de jais. 
Je regardai le ciel et n’y trouvai aucune lumière nulle part. 
Le ciel était noir lui aussi, et littéralement couvert de lignes et de cercles irréguliers présentant différents degrés de noir.
Le ciel ressemblait à une pièce de bois noir dont le grain apparaîtrait en relief.
Je regardai le sol. Il était pelucheux. Il semblait formé de flocons d’agar-agar ; ce n’étaient pas des flocons ternes, mais ils n’étaient pas brillants non plus.
Ils étaient entre les deux et c’était quelque chose que je n’avais jamais vu de ma vie : de l’agar-agar noir.
J’entendis alors la voix de voir. 
Elle me dit que mon point d’assemblage avait assemblé, avec d’autres grandes bandes d’émanations, un monde total : un monde noir.
Je voulus m’imprégner de chacune des paroles que j’entendais ; je dus, pour cela, dédoubler ma concentration.
La voix se tue mes yeux accommodèrent de nouveau.
Je me trouvai debout avec don Juan, à quelque rues de la place.
Je compris immédiatement que je n’avais pas le temps de me reposer, qu’il était inutile de me laisser aller à me sentir choqué.
Je rassemblai toutes mes forces et demandai à don Juan si j’avais fait ce qu’il avait attendu de moi.
« Tu as fait exactement ce que tu devais faire, me dit-il d’un ton rassurant. Retournons jusqu’à la place pour nous y promener encore une fois, la dernière dans ce monde. »
Je refusai de penser au départ de don Juan, je l’interrogeai donc sur le monde noir.
J’avais le vague souvenir de l’avoir déjà vu.
« Il s’agit du monde le plus facile à assembler, me dit-il. Et, de tous ceux dont tu as fait l’expérience, seul le monde noir est digne d’intérêt.
C’est le seul véritable alignement d’une autre grande bande d’émanations que tu aies jamais réalisé. Tout le reste relevait d’un déplacement latéral le long de la bande humaine, mais qui s’opérait
toujours au sein de la même grande bande. 
Le mur de brouillard, la plaine aux dunes jaunes, le monde des apparitions – tous ces phénomènes constituent des alignements latéraux que réalise notre point d’assemblage à mesure qu’il approche d’une position cruciale. »
Il m’expliqua, tandis que nous retournions vers la place, qu’une des étranges propriétés du monde noir était de ne pas comporter les émanations qui, dans notre monde, répondent du temps.
Ses émanations sont des émanations différentes, qui donnent des résultats différents. 
Les voyants qui voyagent dans le monde noir ont l’impression qu’ils y ont passé une éternité alors que dans notre monde, cela se réduit à une minute à peine.
Il s’était interrogé, devant son benefactor, sur ce qui lui arriverait s’il allait dans ce monde pour y rester un certain temps.
Mais comme son benefactor n’était pas porté sur les explications, il avait purement et simplement plongé don Juan dans le monde noir pour qu’il découvre les choses par lui-même.
« Le pouvoir du nagual Julian était tellement extraordinaire, poursuivit don Juan, que je mis plusieurs jours à revenir de ce monde noir.
– Vous voulez dire que vous avez mis plusieurs jours à ramener votre point d’assemblage à sa position ordinaire, n’est-ce pas ?  demandai-je.
– Oui. C’est ce que je veux dire », me répon-dit-il.
Il m’expliqua qu’au cours des quelques jours qu’il passa, perdu, dans le monde noir, il avait vieilli de dix ans au moins, sinon plus.
Les émanations intérieures à son cocon ressentirent une fatigue correspondant à plusieurs années de lutte solitaire.
Le cas de Silvio Manuel était tout à fait différent.
Le nagual Julian le plongea lui aussi dans l’inconnu, mais Silvio Manuel assembla un autre monde avec un autre ensemble de bandes, un monde qui était également dépourvu des émanations du temps, mais qui produisait sur les voyants un effet contraire.
Il disparut pendant sept ans, mais il avait l’impression de n’être parti qu’un moment.
« Assembler d’autres mondes n’est pas seulement une affaire de pratique mais une affaire d’intention, poursuivit-il. 
Et il ne s’agit pas d’un simple exercice qui consiste à sortir de ces mondes en bondissant, comme si l’on était tiré par un élastique.
Vois-tu, un voyant doit être audacieux.
Une fois que tu franchis la barrière de la perception, tu n’as pas à revenir au même endroit, dans le monde. 
Comprends-tu ce que je veux dire ? »
Je commençai à entrevoir lentement ce qu’il disait.
J’eus une envie presque irrésistible de rire d’une idée aussi absurde, mais avant que cette idée se transforme en certitude, don Juan s’adressa à moi et ce que j’étais sur le point de me rappeler disparut.
Il me dit que le danger d’assembler d’autres mondes réside, pour les guerriers, dans le fait que ces mondes sont aussi possessifs que le nôtre. 
La force d’alignement est telle que le point d’assemblage, une fois qu’il s’est détaché de sa position ordinaire, se fixe sur d’autres positions, grâce à d’autres alignements.
Et les guerriers courent le risque d’échouer dans une solitude inimaginable.
Je lui fis remarquer, avec ce qu’il y avait en moi de rationnel et de curieux, que je l’avais vu dans le monde noir, sous la forme d’une boule de luminosité.
Il était donc possible de se trouver dans ce monde-là en compagnie d’autres personnes.
« Seulement si des personnes te suivent à la trace, en déplaçant leur propre point d’assemblage quand tu déplaces le tien, répondit-il. J’ai déplacé le mien afin de t’accompagner; autrement, tu te serais trouvé seul là-bas, avec les alliés.»
Nous nous arrêtâmes de marcher et don Juan me dit qu’il était temps que je parte.
« Je veux que tu évites tous les déplacements latéraux, me dit-il, et que tu ailles directement jusqu’au monde total le plus proche : le monde noir.
Dans deux jours, tu devras faire la même chose tout seul.
Tu n’auras pas le temps de baguenauder, Tu devras le faire pour échapper à la mort. »
Il me dit que le fait de franchir la barrière de la perception est l’apogée de toutes les actions des guerriers. 
À partir du moment où cette barrière ,est franchie, l’homme et son destin se parent d’un autre sens pour les guerriers. 
Les nouveaux voyants utilisent l’acte qui consiste à franchir cette barrière comme une épreuve finale, à cause de l’importance transcendantale de ce franchissement. 
L’épreuve consiste à sauter du sommet d’une montagne dans un gouffre pendant que l’on se trouve dans un état de conscience normale.
Si le guerrier qui saute dans le gouffre n’efface pas le monde de tous les jours et n’en ,assemble pas un autre avant de toucher le fond, il meurt.
« Tu vas faire disparaître ce monde, poursuivit-il, mais tu vas demeurer, en quelque sorte, toi-même. 
C’est là l’ultime bastion de la conscience, celui sur lequel comptent les nouveaux voyants.
Ils savent qu’après que la conscience les a consumés, ils gardent d’une certaine façon le sentiment d’être eux-mêmes. »
Il sourit et me montra une rue qui était visible de l’endroit où nous nous trouvions – la rue où Genaro m’avait montré le mystère de l’alignement.
« Cette rue, comme n’importe quelle autre, conduit à l’éternité, me dit-il.
Il te suffit de la suivre dans un silence total.
Il est temps. Va-t’en maintenant ! Va-t’en ! »
Il fit demi-tour et s’éloigna de moi. 
Genaro l’attendait au coin.
Genaro m’adressa des signes de la main puis fit un geste m’exhortant à venir vers lui.
Don Juan continuait à marcher sans se retourner pour regarder derrière lui.
Genaro le rejoignit.
Je me mis à les suivre, mais je compris que c’était une erreur. 
Je partis alors dans la direction opposée.
La rue était sombre, déserte et morne. 
Je ne me laissai pas aller à des sentiments d’échec ou d’insuffisance.
Je marchai, en état de silence intérieur.
Mon point d’assemblage se déplaçait très vite. 
Je vis les trois alliés.
Ils avaient l’air de sourire en biais, à cause de leur ligne médiane.
Je me sentis frivole.
Puis une force qui ressemblait à du vent balaya le monde.