« Hier soir, je t’ai délibérément exposé le premier noyau abstrait, dit-il, dans l’espoir qu’en réfléchissant sur la façon dont je me suis comporté avec toi au cours de ces années, tu te ferais une idée des autres noyaux.
Tu es auprès de moi depuis longtemps, tu me connais donc très bien. Pendant toutes les minutes qu’a duré notre association, j’ai essayé d’adapter mes actions et mes pensées aux modèles des noyaux abstraits.
« L’histoire du nagual Elias est une autre affaire.
Bien que l’histoire semble concerner des gens, il s’agit en réalité d’une histoire traitant de l’intention.
L’intention crée des édifices devant nous et nous invite à y pénétrer.
C’est de cette façon que les sorciers comprennent ce qui se passe autour d’eux. »
Don Juan me rappela que j’avais toujours insisté pour essayer de découvrir l’ordre sous-jacent de tout ce qu’il me disait.
Je crus qu’il me critiquait pour mes tentatives de transformer tout ce qu’il m’enseignait en problème de sciences sociales.
Je commençai à lui dire que ma conception des choses avait congé sous son influence.
Il m’arrêta et sourit.
« Tu ne penses vraiment pas tout à fait comme il faut, dit-il, et il soupira. Je veux que tu comprennes l’ordre sous-jacent de ce que je t’enseigne.
Mon objection concerne ce que tu prends pour l’ordre sous-jacent.
Celui-ci représente pour toi des procédures secrètes ou une logique cachée.
Pour moi, cela représente deux choses : à la fois l’édifice que l’intention fabrique en un clin d’oeil et place devant nous pour que nous y pénétrions, et les signes qu’elle nous envoie pour que nous ne nous perdions pas une fois dedans.
« Comme tu vois, l’histoire du nagual Elias était plus qu’un simple récit des détails séquentiels qui composaient l’événement, poursuivit-il.
Au-dessous de tout cela, il y avait l’édifice de l’intention.
Et l’histoire était destinée à te donner une idée de ce qu’étaient les naguals du passé, de manière que tu reconnaisses leur façon de faire pour adapter leurs pensées et leurs actions aux édifices de l’intention. »
Il y eut un silence prolongé Je n’avais rien à dire.
Plutôt que de laisser mourir la conversation, je dis la première chose qui me passa par l’esprit.
Je dis que je m’étais fait une opinion très positive du nagual Elias, d’après les histoires que j’avais entendues à son sujet.
J’aimais le nagual Elias, mais, pour des raisons que j’ignorais, tout ce que don Juan m’avait dit du nagual Julian me gênait.
La seule mention de mon malaise ravit démesurément don Juan.
Il dut se lever de sa chaise pour ne pas étouffer de rire.
Il mit son bras sur mon épaule et me dit que nous aimions ou haïssions ceux qui étaient des reflets de nous-mêmes.
À nouveau, une timidité stupide m’empêcha de lui demander ce qu’il entendait par là.
Don Juan continua à rire, manifestement conscient de mon humeur.
Il dit finalement que le nagual Julian était pareil à un enfant dont la sobriété et la modération venaient toujours de l’extérieur.
Il n’avait pas de discipline intérieure au-delà de sa formation d’apprenti en sorcellerie.
J’éprouvai un besoin pressant et irrationnel de me défendre. Je dis à don Juan que ma discipline provenait de l’intérieur de moi-même.
« Bien sûr, dit-il avec condescendance. Tu ne peux pas t’attendre à lui ressembler exactement, » Et il recommença à rire.
Parfois don Juan m’exaspérait tellement que j’étais sur le point de hurler. Mais mon humeur ne dura pas longtemps. Elle se dissipa si vite qu’une autre préoccupation commença à se dessiner.
Je demandai à donJuan s’il était possible que j’aie accédé à la conscience accrue sans m’en rendre compte.
Ou peut-être y étais-je demeuré depuis plusieurs jours ?
« À cette étape, on accède tout seul à la conscienceaccrue, dit-il.
La conscience accrue n’est un mystère que pour ta raison.
En pratique, c’est une chose très simple.
Comme pour tout le reste, nous compliquons les problèmes en essayant de rendre raisonnable l’immensité qui nous entoure. »
Il me fit remarquer que je devrais penser au noyau abstrait qu’il m’avait livré au lieu de discuter inutilement de ma personne.
Je lui dis que j’y avais pensé toute la matinée et que je m’étais rendu compte que le thème métaphorique de l’histoire résidait dans les manifestations de l’esprit.
Mais ce que je ne parvenais pas à percevoir, c’était le noyau abstrait dont il parlait.
Il s’agissait sûrement d’une chose qui était passée sous silence.
« Je répète, dit-il à la façon d’un professeur faisant faire des exercices à ses élèves, les manifestations de l’esprit est le nom du premier noyau abstrait des histoires de sorcellerie.
De toute évidence, ce que les sorciers reconnaissent en tant que noyau abstrait est quelque chose qui te dépasse en ce moment.
Cette partie qui t’échappe, les sorciers la connaissent en tant qu’édifice de l’intention, en tant que voix silencieuse de l’esprit, ou bien encore en tant qu’arrangement secret de l’esprit. »
Je lui dis que, pour moi, le mot « secret » signifiait une chose qui n’était pas ouvertement révélée, comme dans « motif secret ».
Et il me répondit que, dans ce cas, « secret » avait une signification plus large ; le mot renvoyait à une connaissance sans parole, indépendante de notre compréhension immédiate – surtout de la mienne.
Il reconnut que la compréhension à laquelle il faisait allusion dépassait tout simplement mes aptitudes actuelles, mais pas mes possibilités fondamentales de compréhension.
« Si les noyaux abstraits dépassent ma compréhension, à quoi bon en parler ? demandai-je.
– La règle veut que les noyaux abstraits et les histoires de sorcellerie soient dits à cette étape-ci, répondit-il.
Et un jour, l’arrangement secret de l’abstrait, qui est une connaissance sans mots, où l’édifice de l’intention inhérent aux histoires te seront révélés par ces histoires elles-mêmes. »
Je ne comprenais toujours pas.
« L’arrangement secret de l’esprit n’est pas seulement l’ordre dans lequel les noyaux abstraits t’ont été présentés, m’expliqua-t-il, ni ce qu’ils ont de commun, ni même la trame qui les assemble.
Il consiste à connaître l’abstrait directement, sans l’intervention du langage. »