Don Juan me dit à voix très basse que, comme je me trouvais dans un état de conscience accrue, je pouvais comprendre plus facilement ce qu’il allait me dire à propos des deux domaines de connaissance approfondie qu’étaient l’art du traqueur et l’intention.
Il disait qu’ils représentaient la gloire suprême des anciens comme des nouveaux sorciers, cela même qui intéressait les sorciers aujourd’hui, comme ce fut le cas voilà des milliers d’années pour d’autres sorciers.
Il m’affirma que l’art du traqueur était le début du processus, et que les guerriers devaient commencer à apprendre à traquer avant de pouvoir entreprendre n’importe quelle tentative sur le chemin du guerrier ; ils devaient ensuite apprendre l’intention, et alors seulement ils étaient capables de déplacer leur point d’assemblage à volonté.
Je savais parfaitement ce dont il parlait.
Je savais, sans m’expliquer comment, ce que le déplacement du point d’assemblage pouvait produire.
Mais je ne disposais pas de mots pour exprimer ce que je savais.
J’essayai à plusieurs reprises de leur dire ce que je savais.
Ils se moquèrent de mes échecs et voulurent m’amener à force de cajoleries à recommencer.
« Veux-tu que j’articule cela à ta place ? me demanda don Juan. Je pourrais trouver les mots même que tu veux employer sans y parvenir. »
Je compris, en le regardant, qu’il me demandait sérieusement ma permission.
Je trouvai la situation tellement saugrenue que je me mis à rire.
Don Juan, faisant preuve de beaucoup de patience, répéta sa proposition, et j’eus un autre accès de rire.
Leur air surpris et préoccupé me révéla que ma réaction leur était incompréhensible.
Don Juan se leva et annonça que j’étais trop fatigué et qu’il était temps que je revienne au monde des choses ordinaires.
« Attendez, attendez, implorai-je. Je vais bien. Je trouve seulement drôle que vous me demandiez: de vous donner une permission.
– Je dois te demander ta permission, dit don Juan, parce que tu es le seul qui puisse permettre aux mots qui sont refoulés en toi d’être captés.
Je crois que je me suis trompé en supposant que tu comprends plus de choses que ce n’est le cas.
Les mots sont formidablement puissants et importants, et ils sont la propriété magique de celui qui les possède.
« Les sorciers ont une règle empirique : ils disent que plus le point d’assemblage se déplace profondément, plus fort est le sentiment qu’on dispose de la connaissance sans disposer d’aucun mot pour l’expliquer.
Parfois, le point d’assemblage de personnes moyennes peut se déplacer sans cause apparente et sans qu’elles soient conscientes, sauf qu’elles deviennent muettes, confuses et évasives. »
Vicente l’interrompit et suggéra que je reste avec eux un peu plus longtemps. Don Juan acquiesça et se tourna pour me faire face.
« Le tout premier principe de l’art du traqueur réside dans le fait qu’un guerrier se traque lui-même, dit-il. Il se traque implacablement, avec ruse, avec patience et gentiment. »
J’eus envie de rire mais il ne m’en laissa pas le temps. Il définit très succinctement l’art du traqueur comme l’art de se servir du comportement par des moyens originaux en vue d’objectifs spécifiques.
Il me dit que le comportement humain normal, dans le monde de la vie quotidienne, relevait de la routine.
Tout comportement en rupture avec la routine provoquait un effet inhabituel sur notre être tout entier.
C’était cet effet inhabituel que cherchaient les sorciers, parce qu’il était cumulatif.
Il m’expliqua que les sorciers voyants des temps anciens, par leur voir, avaient d’abord remarqué qu’un comportement inhabituel provoquait un tremblement du point d’assemblage.
Ils découvrirent bientôt que, si un comportement inhabituel était pratiqué systématiquement et dirigé judicieusement, il finissait par contraindre le point d’assemblage à se déplacer.
« Le véritable défi, pour ces sorciers voyants, poursuivit don Juan, consistait à trouver un système de comportement qui ne fût ni insignifiant ni capricieux, mais qui combinât la moralité et le sens de la beauté qui différencie les sorciers voyants des simples sorcières. »
Il se tut, et ils me regardèrent tous comme s’ils cherchaient sur mon visage ou dans mes yeux des signes de fatigue.
« Toute personne qui réussit à déplacer son point d’assemblage vers une position nouvelle est un sorcier, continua don Juan.
Et, à partir de cette position nouvelle, il peut faire toutes sortes de bonnes et de mauvaises choses envers ses frères humains.
Être sorcier, cela peut donc être comme être cordonnier ou boulanger.
La quête des sorciers voyants consiste à dépasser cette attitude. Et, pour cela, ils ont besoin de moralité et de beauté. »
Il me dit que, pour les sorciers, l’art du traqueur était la fondation sur laquelle tout ce qu’ils faisaient était bâti.
« Certains sorciers contestent le terme de traquer, poursuivit-il, mais ce mot s’est présenté parce qu’il implique un comportement clandestin.
« On emploie aussi l’expression “art d’observer furtivement”, mais cette expression est également malvenue.
Nous-mêmes, parce que nous n’avons pas un caractère militant, nous l’appelons l’art de la folie contrôlée.
On peut l’appeler comme on voudra. Mais nous continuerons à parler de l’art du traqueur, car il est facile de dire traqueur et, comme le disait mon benefactor, si malaisé de dire “agent de folie contrôlée”. »
L’allusion à leur benefactor les fit rire comme des enfants.
Je le comprenais parfaitement. Je n’avais ni questions à poser ni doutes.
J’avais plutôt l’impression qu’il me fallait m’accrocher à chacune des paroles que prononçait don Juan pour m’ancrer.
Autrement, mes pensées auraient couru plus vite que lui.