Les sorciers des temps modernes


Don Juan me dit, d’une voix calme, que j’avais pour la première fois de ma vie vu l’esprit, la force qui soutient l’univers.
Il insista sur le fait que l’intention n’était en aucun cas une chose que l’on pouvait utiliser, commander ou faire bouger – mais que l’on pouvait néanmoins l’utiliser, la commander ou la faire bouger à volonté. 
Il me dit que cette contradiction était l’essence de la sorcellerie.
Pour ne l’avoir pas compris, des générations de sorciers avaient enduré une douleur et une souffrance inimaginables.
Les naguals, des temps modernes, dans le but d’éviter de payer ce prix exorbitant de souffrance, avaient mis en place un code de conduite appelé le chemin du guerrier, ou l’action impeccable, qui préparait les guerriers en accroissant leur sobriété et leur réflexion.
Don Juan m’expliqua qu’à une certaine époque, qui se situait dans le passé lointain, les sorciers s’intéressèrent profondément au lien de communication général que l’intention entretenait avec tout.
Et, en concentrant leur seconde attention sur ce lien ils n’acquirent pas seulement la connaissance directe, mais l’aptitude à manipuler cette connaissance et à accomplir des actes stupéfiants.
 
Cependant, ils n’acquirent pas l’équilibre de l’esprit nécessaire pour manier tout ce pouvoir.
Alors, judicieusement, les sorciers décidèrent de ne concentrer leur seconde attention que sur le lien de communication des créatures douées de conscience.
Cela comprenait tout l’univers des êtres organiques existants, ainsi que tout celui des êtres que les sorciers appelaient « inorganiques », ou « alliés », et qu’ils décrivaient comme des entités douées de conscience, mais non de vie, au sens où nous entendons ce mot.
 
Cette solution ne fut pas, elle non plus, la bonne, parce qu’elle ne réussit pas à leur apporter la sagesse.
Dans leur réduction suivante, les sorciers concentrèrent leur attention exclusivement sur le lien qui rattache les êtres humains à l’intention. Le résultat final fut très semblable à ceux qui l’avaient précédé.
Alors les sorciers cherchèrent une réduction définitive. Chaque sorcier ne s’intéressait qu’à son lien individuel. Mais cela se révéla tout aussi inefficace.
Don Juan me dit que, malgré les différences notables qui séparaient ces quatre centres d’intérêt, ils étaient tous aussi corrupteurs les uns que les autres.
Alors, pour finir, les sorciers s’intéressèrent exclusivement au pouvoir que leur lien de communication individuel avec l’intention pouvait exercer pour les libérer et leur permettre d’allumer le feu du dedans.
Il affirma que les sorciers des temps modernes doivent lutter farouchement pour acquérir l’équilibre de l’esprit. 
Un nagual doit travailler particulièrement dur parce qu’il possède plus de force, une plus grande maîtrise des champs d’énergie qui déterminent la perception, et un plus grand entraînement ainsi qu’une plus grande familiarité face aux complexités de la connaissance silencieuse, qui n’est rien d’autre que le contact direct avec l’intention.
Vue sous cet angle, la sorcellerie devient une tentative pour rétablir notre connaissance de l’intention et en recouvrer l’usage sans y succomber.
Et les noyaux abstraits des histoires de sorcellerie sont des nuances de conception, des degrés de notre conscience de l’intention.
Je comprenais tout à fait clairement l’explication de don Juan. Mais plus je la comprenais, plus ses affirmations devenaient claires, et plus mes sentiments de perplexité et de découragement augmentaient.
À un certain moment, j’envisageai sincèrement de mettre fin à mes jours sur place. Je me sentais maudit. Je dis à don Juan, au bord des larmes, qu’il était inutile de poursuivre son explication, car je savais que j’étais sur le point de perdre ma clarté d’esprit, et que lorsque je retournerais à mon état de conscience normale, je ne me rappellerais absolument pas avoir vu ou entendu quoi que ce soit.
Ma conscience mondaine allait imposer sa vieille habitude de répétition et la prévisibilité raisonnable de sa logique. Voilà pourquoi je me sentais maudit. Je lui dis que je n’appréciais pas mon destin.
Don Juan répliqua que, même en état de conscience accrue, j’excellais dans le domaine de la répétition et que, régulièrement, j’insistais pour l’ennuyer en lui décrivant les crises où je ne me sentais bon à rien.
Il me dit que si je devais être écrasé, cela devait être en me battant, et non en m’excusant ou en m’apitoyant sur moi-même, et que peu importait la nature de notre destin spécifique tant que nous l’affrontions avec un abandon fondamental.
Ses paroles me rendirent merveilleusement heureux.
En larmes, je répétai sans arrêt que j’étais d’accord avec lui. Il y avait en moi un bonheur si profond que je me soupçonnai de perdre le contrôle de mes nerfs. J’en appelai à toutes mes forces pour faire cesser ce processus et je ressentis l’effet modérateur de mes freins mentaux.
Mais, pendant ce temps, ma clarté d’esprit commença à se diffuser. Je me battis en silence – tentant d’être à la fois moins modéré et moins nerveux. Don Juan n’émit pas un son et me laissa tranquille.
Quand j’eus rétabli mon équilibre, c’était presque l’aube.
Don Juan se leva, étira les bras au-dessus de sa tête et tendit ses muscles en faisant craquer ses articulations.
Il m’aida à me mettre debout et dit que j’avais passé une nuit très révélatrice : j’avais fait l’expérience de ce qu’était l’esprit et j’avais été capable d’en appeler à une force cachée afin de réussir une chose qui, superficiellement, se résumait à calmer ma nervosité mais qui, à un niveau plus profond, s’était en fait traduite par un mouvement volontaire, très réussi, de mon point d’assemblage.

Puis il fit un signe indiquant qu’il était temps de prendre le chemin du retour.