LE LIEU SANS PITIÉ


Don Juan me dit qu’il n’était pas nécessaire de parler des détails de ce que je m’étais remémoré, du moins pas à ce moment-là, car la parole n’était utilisée que pour amener quelqu’un à la remémoration. Une fois que le point d’assemblage s’était déplacé, on revivait l’expérience dans sa totalité. Il me dit aussi que la meilleure façon de garantir une remémoration complète était de marcher.

Nous nous levâmes donc tous les deux ; nous marchâmes très lentement, et en silence, le long d’une piste, sur ces montagnes, jusqu’à ce que je me sois tout remémoré.
Nous nous trouvions dans les faubourgs de Guaymas, dans le Mexique septentrional, arrivant en voiture de Nogales, dans l’Arizona, quand il m’apparut manifeste que don Juan n’allait pas bien.

Depuis environ une heure, il avait été exceptionnellement silencieux et sombre. Je ne savais que penser. mais, soudain, son corps se convulsa.

Son menton vint frapper sa poitrine, comme si les muscles de son cou ne pouvaient plus soutenir le poids de sa tête.

« Vous êtes malade en voiture, don Juan ? » lui demandai-je, soudain alarmé.

Il ne répondit pas. Il respirait par la bouche.

Pendant la première partie de notre voyage, qui avait duré plusieurs heures, il avait été très bien.

Nous avions beaucoup parlé, de tout et de rien.

Quand nous nous étions arrêtés dans la ville de Santa Ana pour prendre de l’essence, il avait même fait des exercices, appuyé au toit de la voiture pour détendre ,les muscles de ses épaules.

« Qu’avez-vous, don Juan ? » demandai-je.

L’anxiété me donnait des crampes d’estomac. Il marmonna, la tête toujours penchée en avant, qu’il voulait se rendre dans tel restaurant, et me donna d’une voix hésitante et lente, des indications précises pour y aller.

Je garai la voiture dans une rue latérale, à un pâté de maisons du restaurant. Comme j’ouvrais la porte de la voiture qui était de mon côté, il s’accrocha à mon bras d’une main de fer. Il se traîna péniblement, et avec mon aide, hors de la voiture, par-dessus le siège du conducteur. Une fois sur le trottoir, il s’appuya des deux mains sur mes épaules pour redresser son dos.

Nous parcourûmes la rue en direction de l’immeuble délabré où se trouvait le restaurant.

Don Juan était pendu à mon bras de tout son poids. Sa respiration était tellement rapide, et le tremblement de son corps tellement inquiétant, que je m’affolai. Je trébuchai et je dus m’arcbouter contre le mur pour nous empêcher tous les deux de tomber.

J’étais tellement anxieux que je ne pouvais pas penser. Je regardai ses yeux. Ils étaient ternes. Ils n’avaient pas leur éclat habituel.

Nous entrâmes maladroitement dans le restaurant, et un garçon plein de sollicitude accourut, comme sur commande, pour aider don Juan.

« Comment vous sentez-vous aujourd’hui ? » hurla- t-il dans l’oreille de don Juan.

Il porta pratiquement don Juan de la porte jusqu’à une table, le fit asseoir et disparut.

« Est-ce qu’il vous connaît, don Juan ? » demandai- je quand nous fûmes assis.Sans me regarder, il marmonna quelque chose d’inintelligible.

Je me levai et me rendis à la cuisine pour chercher le garçon empressé.

« Connais-tu le vieil homme qui est avec moi ? lui demandai-je quand je réussis à le coincer.

– Bien sûr, je le connais, dit-il, et son attitude était celle d’un homme qui avait juste assez de patience pour répondre à une seule question.

C’est le vieil homme qui souffre d’attaques. »

Sa déclaration régla, pour moi, le problème. Je compris, alors, que don Juan avait eu une légère attaque pendant que nous étions en voiture.

Je n’aurais rien pu faire pour l’éviter, mais je me sentais impuissant et inquiet.

Le sentiment que le pire n’était pas encore arrivé me rendait malade.

Je revins à la table et m’assis en silence. Soudain, le même garçon arriva avec deux assiettes de crevettes fraîches et deux bols de soupe de tortue de mer.

Je pensai que le restaurant ne servait que des crevettes et de la soupe de tortue de mer, ou bien que don Juan mangeait la même chose chaque fois qu’il était ici.

Le garçon parlait à voix si haute à don Juan qu’on l’entendait malgré le fracas que faisait la clientèle.

« J’espère que vous aimerez votre repas, hurlait-il.

Si vous avez besoin de moi, levez le bras. Je viendrai tout de suite. »

Don Juan acquiesça de la tête et le garçon partit, après avoir donné de petites tapes affectueuses à don Juan dans le dos.

Don Juan mangea avec voracité, en se souriant à lui-même de temps en temps. J’étais tellement inquiet que la seule idée de manger me donnait la nausée.

Mais j’atteignis un seuil d’anxiété familier, et plus j’étais préoccupé plus j’avais faim.

Je goûtai la nourriture et la trouvai extraordinairement bonne.

Je me sentis un peu mieux après avoir mangé, mais la situation n’avait pas changé et mon anxiété n’avait pas diminué.

Quand don Juan eut fini de manger, il leva la main au-dessus de sa tête. Un moment plus tard, le garçon arriva et me tendit l’addition.

Je le payai et aidai don Juan à se lever. Le garçon le guida par le bras jusqu’à la sortie du restaurant.

Il l’aida même à sortir dans la rue et lui fit ses adieux avec effusion.

Nous retournâmes à pied jusqu’à la voiture, aussi laborieusement que nous en étions venus, don Juan s’appuyant lourdement sur mon bras, haletant et s’arrêtant pour prendre souffle de temps en temps, Le garçon se tenait sur le pas de la porte, comme pour s’assurer que je n’allais pas laisser don Juan tomber.

Don Juan mit deux ou trois bonnes minutes pour entrer dans la voiture.

« Dites-moi, don Juan, que puis-je faire pour vous ? lui demandai-je avec insistance.

– Fais demi-tour, m’ordonna-t-il d’une voix très faible et à peine audible. Je veux aller de l’autre côté de la ville, au magasin. Ils me connaissent aussi là-bas. Ce sont mes amis. »

Je lui dis que je ne savais pas de quel magasin il s’agissait. Il marmonna des choses incohérentes puis piqua une crise de nerfs. Il tapa des deux pieds sur le plancher de la voiture.

Il fit la moue et bava littérale-ment sur sa chemise. Puis il sembla avoir un moment de lucidité. Cela m’inquiéta énormément de le voir lutter pour mettre de l’ordre dans ses pensées. Il réussit finalement à me dire comment me rendre jusqu’au magasin.

J’étais plus mal à l’aise que jamais. Je craignais que la crise dont avait souffert don Juan ne fût plus sérieuse que je ne le pensais. Je voulais me débarrasser de lui, l’emmener dans sa famille ou chez des amis, mais je ne savais pas où les trouver. Je ne savais pas quoi faire d’autre.

Je fis demi-tour et conduisis jusqu’au magasin qui, selon lui, était de l’autre côté de la ville.

J’hésitais à retourner au restaurant pour demander au garçon s’il connaissait la famille de don Juan.

J’espérais que quelqu’un, au magasin, le connaîtrait. Plus je pensais à la situation dans laquelle je me trouvais, plus je m’apitoyais sur moi-même. Don Juan était fichu. J’éprouvais un terrible sentiment de perte, d’échec. Il allait me manquer, mais mon sentiment de perte était contrebalancé par mon mécontentement d’avoir sur le dos don Juan dans le pire des états.

Je conduisis pendant près d’une heure, à la recherche du magasin. Je n’arrivais pas à le trouver. Don Juan reconnut qu’il s’était peut-être trompé, que le magasin se trouvait peut-être dans une autre ville. J’étais alors complètement épuisé et n’avais pas la moindre idée de ce que je devais faire.

Quand j’étais dans mon état de conscience normale, j’avais toujours l’étrange impression que j’en savais plus sur lui que ma raison ne me le disait. Maintenant, sous la pression de sa détérioration mentale, j’étais certain, sans savoir pourquoi, que ses amis l’attendaient quelque part au Mexique, mais j’ignorais dans quel lieu ils se trouvaient.

Mon épuisement était plus que physique. C’était un mélange d’inquiétude et de culpabilité. J’étais inquiet de me trouver coincé avec un vieil homme affaibli qui était peut-être, autant que je sache, mortellement atteint.

Et je me sentais coupable d’être aussi déloyal à son égard.

Je garai ma voiture près du bord de mer. Don Juan mit presque dix minutes à en sortir. Nous nous rendîmes à pied vers l’océan mais, comme nous en approchions, don Juan se cabra comme un mulet et refusa d’aller plus loin.

Il marmonna que les eaux de la baie de Guaymas l’effrayaient.

Il fit demi-tour et me conduisit vers la grand-place : une plazza poussiéreuse, sans le moindre banc. Don Juan s’assit sur le bord du trottoir. Un camion de nettoyage passa, en faisant tourner ses brosses d’acier, dont il ne tombait pas une goutte d’eau. Le nuage de poussière me fit tousser.

J’étais tellement ébranlé par cette situation que l’idée de le laisser assis là me traversa l’esprit. Je me sentis gêné d’avoir eu une telle pensée et lui donnai
de petites tapes dans le dos.

« Vous devez faire un effort pour me dire où je peux vous emmener, lui dis-je doucement ; pour me dire où vous voulez aller.

– Je veux que tu ailles au diable ! » répondit-il d’une voix âpre et cassée.

En l’entendant me parler de cette façon, je me dis que don Juan n’avait peut-être pas souffert d’une crise, mais de quelque autre maladie cérébrale qui lui avait fait perdre l’esprit et devenir violent.

Soudain il se leva et s’éloigna de moi. Je vis comme il avait l’air frêle. Il avait vieilli en quelques heures.

Sa vigueur naturelle avait disparu et, ce que je voyais devant moi, c’était un homme affreusement vieux et faible.

Je me précipitai vers lui pour l’aider. J’étais inondé par une vague de pitié immense. Je me vis vieux et faible, à peine capable de marcher. C’était intolérable.

J’étais près de pleurer, non sur don Juan mais sur moi-même. Je lui pris le bras et lui promis, en moi-même, de m’occuper de lui quoi qu’il arrive.

J’étais perdu dans une rêverie où je m’apitoyais sur mon sort, lorsque je ressentis la force paralysante d’une gifle. Avant que je fusse revenu-de ma surprise, don Juan me frappa de nouveau sur la nuque.

Il était debout en face de moi, tremblant de rage. Sa bouche était à moitié ouverte et prise de tressaillements incontrôlables.

« Qui es-tu ? » hurla-t-il de toute la force de ses poumons.

Il se tourna vers un groupe de passants qui s’était tout de suite formé.

« Je ne sais pas qui est cet homme, leur dit-il. Aidez-moi. Je suis un vieil Indien solitaire. C’est un étranger et il veut me tuer. Ils font cela avec de vieilles personnes sans défense, ils les tuent pour le plaisir. »

Il y eut un murmure de désapprobation. Plusieurs hommes jeunes et costauds me regardèrent de façon menaçante.

« Que faites-vous, don Juan ? » lui demandai-je en haussant la voix. Je voulais rassurer la foule en lui montrant que nous nous trouvions ensemble.

« Je ne te connais pas, cria don Juan. Laisse-moi tranquille. »

Il se tourna vers les spectateurs et leur demanda de l’aider. Il voulait qu’ils me maîtrisent jusqu’à l’arrivée de la police.

Tenez-le, insista-t-il. Et, s’il vous plaît, que quelqu’un appelle la police. Elle saura quoi faire de cet homme. »

J’imaginai une prison mexicaine. Personne ne saurait où j’étais. L’idée que des mois s’écouleraient avant que quelqu’un s’aperçoive de ma disparition me fit réagir avec rapidité et violence.

Je donnai un coup de pied au premier homme qui s’approcha de moi et pris la fuite à une vitesse égale à ma panique.

Je savais que je courais pour sauver ma peau. Plusieurs hommes me coururent après.

Comme je me lançais vers la rue principale, je me dis que, dans une petite ville comme Guaymas, il y aurait des policiers partout, faisant leur ronde à pied.

Il n’y en avait aucun en vue et; avant d’en rencontrer, j’entrai dans la première boutique qui se trouvait sur mon chemin. Je prétendis que je cherchais des souvenirs.

Les hommes qui me couraient après passèrent en faisant du bruit. Je conçus rapidement un plan : j’allais acheter autant de choses que je le pourrais. Je voulais être pris pour un touriste par les boutiquiers.

Je demanderais ensuite à quelqu’un de m’aider à porter les paquets jusqu’à ma voiture.

Je mis assez longtemps à choisir ce que je voulais.

Je payai un jeune homme de la boutique pour m’aider à porter mes paquets, mais, en approchant de la voiture, je vis don Juan debout à côté du véhicule, encore entouré de gens. Il parlait à un policier qui prenait des notes.

C’était inutile. Mon plan avait échoué. Il n’y avait pas moyen de rejoindre ma voiture. Je demandai au jeune homme de laisser mes paquets sur le trottoir. Je lui dis qu’un de mes amis allait arriver maintenant en voiture pour m’emmener à mon hôtel. Il partit et je restai, caché derrière les paquets que je tenais devant mon visage, à l’abri des regards de don Juan et des gens qui étaient à ses côtés.

Je vis le policier examiner mes plaques d’immatriculation californiennes. Et cela acheva de me convaincre que j’étais fichu. L’accusation du vieux fou était trop grave. Et le fait que je m’étais enfui n’aurait pu que redoubler ma culpabilité aux yeux de n’importe quel policier.

En outre, je n’excluais pas le fait que le policier ne voudrait pas tenir compte de la vérité, rien que pour arrêter un étranger.

Je restai debout dans l’embrasure d’une porte pendant environ une heure. Le policier partit, mais les gens restèrent autour de don Juan qui criait et agitait les bras dans tous les sens.

J’étais beaucoup trop loin pour entendre ce qu’il disait, mais j’imaginais l’essentiel du contenu de ses cris nerveux qui se succédaient avec rapidité.

Il me fallait absolument concevoir un autre plan. J’envisageai d’aller à l’hôtel et d’y rester quelques jours en attendant de me hasarder dehors pour reprendre ma voiture. Je pensai retourner à la boutique et demander qu’on m’appelle un taxi. Je n’avais jamais eu à prendre un taxi à Guaymas et je ne savais pas si l’on en trouvait.

Mais mon plan s’évanouit instantanément quand je pensai que si la policé était assez compétente, et que don Juan avait été pris au sérieux, elle contrôlerait les hôtels. Peut-être le policier avait-il quitté don Juan justement pour s’acquitter de cette tâche.

Il me vint aussi à l’esprit d’aller à la station d’autobus et de prendre un aller simple pour n’importe quelle ville qui se trouverait le long de la frontière. Ou bien de prendre n’importe quel autobus partant de Guaymas, quelle qu’en fût la direction. J’abandonnai tout de suite cette idée. J’étais sûr que don Juan avait donné mon nom au policier et que la police avait probablement déjà alerté les compagnies de transport.

Une panique aveugle s’empara de mon esprit. Je respirai à petits coups pour me calmer les nerfs.

Je remarquai que le groupe qui entourait don Juan commençait à se disperser. Le policier revint avec un collègue, et les deux hommes s’éloignèrent, en marchant lentement vers le bout de la rue. C’est à ce moment-là que je ressentis une envie soudaine et incontrôlable. On aurait dit que mon corps était séparé de mon cerveau. J’allai jusqu’à ma voiture, en portant tous mes paquets. Sans la moindre trace de peur ni d’inquiétude, j’ouvris le coffre, y déposai les paquets, puis ouvris la porte, du côté du conducteur.

Don Juan se trouvait sur le trottoir, près de la voiture, et me regardait d’un air absent. Je le fixai avec une froideur qui ne me ressemblait pas du tout. Je n’avais jamais éprouvé un pareil sentiment de ma vie. Il ne s’agissait pas de haine, ni même de colère. Il ne me gênait pas non plus. Ce n’était pas de la résignation ni de la patience. Et certainement pas de la bonté. Il s’agissait plutôt d’une froide indifférence, d’un manque de pitié effrayant. À ce moment précis, ce qui arrivait à don Juan ou à moi-même m’était tout à fait égal.

Don Juan secoua son torse comme un chien s’ébroue en sortant de l’eau. Et puis, comme si tout cela n’avait été qu’un mauvais rêve, il redevint l’homme que je connaissais. Il enleva sa veste et la retourna. C’était une veste réversible, beige d’un côté et noire de l’autre. Il portait maintenant une veste noire. Il jeta son chapeau de paille dans la voiture et se coiffa avec soin. Il tira le col de sa chemise pardessus celui de la veste, ce qui le fit tout de suite paraître plus jeune. Sans dire un mot, il m’aida à caser le reste de mes paquets dans la voiture.

Quand les deux policiers revinrent vers nous en courant et en donnant des coups de sifflet, alertés par le bruit de l’ouverture et de la fermeture des portes de la voiture, don Juan se précipita agilement à leur rencontre. Il les écouta attentivement et leur affirma qu’ils n’avaient rien à craindre. Il leur expliqua qu’ils avaient dû rencontrer son père, un vieil Indien fragile qui souffrait de troubles cérébraux.

Tandis qu’il leur parlait, il ouvrait et refermait les portes de la voiture, comme pour en vérifier les serrures. Il transporta sur le siège arrière les paquets qui se trouvaient dans le coffre. Sa souplesse et sa vigueur juvénile étaient à l’opposé des mouvements que le vieil homme faisait quelques minutes auparavant. Je savais qu’il agissait ainsi à l’intention du policier qui l’avait vu plus tôt. Si j’avais été cet homme, j’aurais pensé sans la moindre réserve que je voyais maintenant le fils du vieil Indien qui souffrait de troubles
cérébraux.

Don Juan leur donna le nom du restaurant où l’on connaissait son père, puis sans vergogne, les soudoya.

Je ne pris pas la peine de parler aux policiers.

Quelque chose faisait que je me sentais dur, froid, silencieux, efficace.

Nous entrâmes sans un mot dans la voiture. Les policiers n’essayèrent pas de me demander quoi que ce fût. Ils avaient l’air trop fatigués même pour cela.

Nous nous éloignâmes en voiture.

« À quel genre de tour vous êtes-vous livré là, don Juan ? » lui demandai-je, et la froideur de mon ton me surprit.

« C’était ma première leçon d’implacabilité », me dit-il.

Il me fit remarquer que, lorsque nous nous rendions vers Guaymas, il m’avait averti de l’imminence d’une leçon d’implacabilité.

Je lui avouai que je n’y avais pas prêté attention parce que je croyais que notre conversation était seulement faite pour rompre la monotonie de la route.

« Je ne fais jamais la conversation, dit-il sévèrement. Tu devrais le savoir. Ce que j’ai fait cet après-midi visait à créer la situation propice pour que tu puisses déplacer ton point d’assemblage jusqu’au lieu précis où la pitié disparaît. On appelle ce lieu le lieu sans pitié.

« Le problème que les sorciers doivent résoudre, poursuivit-il, tient au fait que le lieu sans pitié ne doit être atteint que grâce à une aide minimale. Le nagual plante le décor, mais c’est l’apprenti qui déplace son point d’assemblage.

« Aujourd’hui, c’est exactement ce que tu as fait. Je t’ai aidé, peut-être d’une manière un peu trop spectaculaire, en déplaçant mon propre point d’assemblage pour le fixer sur une position spécifique qui m’a transformé en vieil homme affaibli et imprévisible. Je ne jouais pas seulement à être vieux et affaibli. J’étais vieux. »

La lueur malicieuse de son regard m’indiqua qu’il s’amusait.

« Il n’était pas absolument nécessaire que je le fasse, continua-t-il. J’aurais pu te guider dans le déplacement de ton point d’assemblage sans choisir cette tactique dure, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. Comme cet événement ne se reproduira jamais, je voulais savoir si je pouvais me comporter comme mon propre benefactor ou pas.

Crois-moi, je me suis surpris moi-même autant que j’ai dû te surprendre. »

Je me sentais incroyablement bien. Je n’avais aucune difficulté à accepter ce qu’il me disait, et aucune question à lui poser parce que je comprenais tout sans avoir besoin d’explication.

Il me dit ensuite quelque chose que je savais déjà, mais que je ne pouvais pas exprimer parce que je n’aurais pas pu trouver les mots justes pour en parler.

Il me dit que tout ce que les sorciers faisaient, ils le faisaient à la suite d’un déplacement de leur point d’assemblage, et que ces déplacements étaient gouvernés par la quantité d’énergie que les sorciers avaient à leur disposition.

Je dis à don Juan que je savais tout cela, et plus encore. Et il me dit qu’en chaque être humain il y avait un lac immense et sombre de connaissance silencieuse dont chacun de nous pouvait avoir l’intuition.

Il me dit que je pouvais peut-être en avoir une intuition plus claire que l’homme ordinaire parce que j’étais engagé sur le chemin du guerrier.

Puis il me dit que les sorciers étaient les seuls êtres au monde qui dépassaient délibérément le niveau intuitif en s’entraînant à accomplir deux choses transcendantales : d’abord en concevant l’existence du point d’assemblage, et ensuite en déplaçant ce point d’assemblage.

Il souligna plusieurs fois que la connaissance la plus perfectionnée que possédaient les sorciers était celle de nos ressources en tant qu’êtres perceptifs, ainsi que la conscience du fait que le contenu de la perception dépendait de la position du point d’assemblage.

À ce moment-là, je commençai à éprouver une difficulté exceptionnelle à me concentrer sur ce qu’il disait, non pas parce que j’étais distrait ou fatigué, mais parce que mon esprit jouait, de lui-même, à devancer ses mots.

On aurait dit que je cachais une part inconnue de moi-même, qui essayait sans succès de trouver des mots adéquats pour exprimer une pensée.

Tandis que don Juan parlait, j’avais le sentiment que je pouvais prévoir la manière dont il allait exprimer mes pensées silencieuses.

J’étais troublé de voir que le choix de ses mots était toujours meilleur que celui que j’aurais pu faire. Mais le fait de devancer ses mots diminuait également ma capacité à me concentrer.

Je me rangeai brusquement sur le côté de la route.

Et là, je compris clairement, pour la première fois de ma vie, qu’il y avait une dualité en moi.

Mon être était fait de deux parts manifestement distinctes.

L’une d’entre elles était extrêmement ancienne, tranquille, indifférente.

Elle était lourde, obscure et reliée à tout. C’était la part de moi-même qui était indifférente, parce qu’elle était à la hauteur de n’importe quoi. Elle prenait plaisir aux choses sans les espérer.

L’autre part était légère, nouvelle, évaporée, agitée. Elle était rapide, pleine de vitalité. Elle s’aimait parce qu’elle était peu sûre d’elle-même et ne prenait plaisir à rien, simplement parce qu’elle était incapable de se relier à quoi que ce fût. Elle était solitaire, superficielle, vulnérable. C’était avec cette part que je voyais le monde.

Je regardai délibérément alentour avec cette part.

Où que se portât mon regard, je voyais de vastes terres agricoles. Et cette part si peu sûre, évaporée et aimante fut prise entre un sentiment de fierté devant le labeur de l’homme et un sentiment de tristesse à la vue de l’ancien désert magnifique de Sonora transformé en une ordonnance de sillons et de plantes cultivées.

La part ancienne, obscure, lourde, de moi-même était indifférente au phénomène.

Et les deux parts se mirent à débattre.

La part évaporée voulait que la part lourde y prenne intérêt, et la part lourde voulait que l’autre cesse de se tourmenter et prenne du bon temps.

« Pourquoi t’es-tu arrêté ? » me demanda don Juan.

Sa voix suscita une réaction, mais il serait inexact de dire que c’était moi qui réagissais. Le son de sa voix sembla consolider la part évaporée et, soudain, je fus de nouveau moi-même.

Je décrivis à don Juan comment je venais de prendre conscience de ma dualité.

Quand il commença à me l’expliquer selon le critère de la position du point d’assemblage, ma solidité s’évanouit.

La part évaporée devint aussi évaporée qu’elle l’avait été quand je m’étais aperçu de ma dualité pour la première fois et, de nouveau, je savais ce que don Juan m’expliquait.

Il me dit que lorsque le point d’assemblage se déplace et atteint le lieu sans pitié, la position de la rationalité et du bon sens s’affaiblit.

La sensation d’avoir en moi un côté ancien, obscur, silencieux, était une vision de ce qui avait précédé la raison.

« Je comprends exactement ce que vous dites, répliquai-je.

Je sais un grand nombre de choses, mais je ne peux pas parler de ce que je sais. Je ne sais pas par quoi commencer.

– Je t’en ai déjà parlé, me dit-il. Ce dont tu fais l’expérience, et que tu appelles dualité, est une vision provenant d’une autre position de ton point d’assemblage.

À partir de cette position, tu peux percevoir le côté ancien de l’homme. Et ce que le côté ancien de l’homme sait, on l’appelle la connaissance silencieuse. C’est une connaissance que tu ne peux pas encore exprimer.

– Pourquoi pas ? lui demandai-je.

– Parce que, pour l’exprimer, il faut que tu possèdes et que tu utilises une quantité énorme d’énergie, me répondit-il. En ce moment, tu ne peux pas disposer d’une telle énergie.

« La connaissance silencieuse est une chose dont nous bénéficions tous, poursuivit-il. Une chose qui possède la maîtrise complète et la connaissance complète de tout.

Mais elle ne peut pas penser, et ne peut donc pas parler de ce qu’elle sait.

Les sorciers croient que, lorsque l’homme a pris conscience du fait qu’il savait, et lorsqu’il a voulu être conscient de ce qu’il savait, il a perdu de vue ce qu’il savait.

Cette connaissance silencieuse que tu ne peux décrire, c’est, bien entendu, l’intention – l’esprit, l’abstrait.

L’erreur de l’homme fut de vouloir la connaître directement, comme il connaissait la vie de tous les jours.

Plus il le voulait, plus elle devenait éphémère.

– Mais qu’est-ce que cela en termes clairs, don Juan ? demandai-je.

– Cela signifie que l’homme a abandonné la connaissance silencieuse pour le monde de la raison, répondit-il.

Plus il s’accroche au monde de la raison, plus l’intention devient éphémère. »