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Il me dit que tous les animaux pouvaient détecter, dans leur environnement, des endroits dotés de niveaux particuliers d’énergie. La plupart des animaux redoutaient et évitaient ces endroits.
Les lions de montagne et les coyotes faisaient exception. Ils restaient et dormaient même dans ces endroits quand ils en rencontraient.
Mais seuls les sorciers les recherchaient délibérément pour leurs effets.
Je lui demandai en quoi consistaient ces effets. Il me dit que ces endroits produisaient des saccades imperceptibles d’énergie vivifiante, et il ajouta que les hommes ordinaires vivant dans des cadres naturels pouvaient trouver de tels endroits même s’ils n’étaient conscients ni de les avoir trouvés ni de leurs effets.
« Comment savent-ils qu’ils les ont trouvés ? demandai-je.
– Cela ne leur arrive jamais. Les sorciers qui regardent les hommes voyager à pied sur des pistes remarquent tout de suite que les hommes se sentent toujours fatigués et se reposent à l’endroit doté d’un niveau positif d’énergie.
Si, d’autre part, ils traversent une région qui diffuse un flux d’énergie nuisible, ils deviennent nerveux et s’enfuient. Quand on leur en demande la raison, ils vous disent qu’ils ont traversé
cette région en courant parce qu’ils se sentaient alimentés en énergie.
Mais c’est le contraire qui est vrai – le seul endroit qui leur donne de l’énergie est celui où ils sentent fatigués.
Il me dit que les sorciers sont capables de trouver ces endroits en percevant, avec leur corps tout entier, d’infimes mouvements d’énergie dans leur environnement.
L’énergie accrue des sorciers, provenant de la réduction de leur auto contemplation, accorde à leurs sens un plus grand spectre de perception.
« J’ai essayé de t’expliquer clairement que la seule ligne de conduite valable, qu’il s’agisse des sorciers ou des hommes ordinaires, consiste à limiter notre rapport avec notre image de nous-même, poursuivit-il.
Le but du nagual, en ce qui concerne ses apprentis, consiste à réduire en miettes leur miroir d’auto-contemplation. »
Il ajouta que chaque apprenti était un cas particulier, et que le nagual devait laisser l’esprit décider des détails.
Chacun de nous manifeste un attachement d’une intensité différente à son auto contemplation, poursuivit-il. Et cet attachement est ressenti sous forme de besoin.
Par exemple, avant que je m’engage sur le chemin de la connaissance, ma vie était un besoin sans bornes.
Et, des années après que le nagual Julian m’eut pris sous son aile, j’étais toujours aussi indigent, sinon plus.
« Mais il existe des gens, des sorciers ou des hommes ordinaires, qui n’ont besoin de personne.
Ils reçoivent, directement de l’esprit, la paix, l’harmonie, le rire, la connaissance. Ils n’ont besoin d’aucun intermédiaire.
Dans ton cas, comme dans le mien, les choses sont différentes. Je suis ton intermédiaire et le nagual Julian était le mien. Les intermédiaires, outre le fait qu’ils offrent une chance minimale – la conscience de l’intention –, aident à réduire en miettes les miroirs d’auto contemplation.
« La seule aide concrète que tu recevras jamais de moi réside dans le fait que je m’en prends à ton auto-contemplation. Si ce n’était pas le cas, tu perdrais ton temps. Il s’agit de la seule aide réelle que tu aie reçue de moi.
– Vous m’avez appris plus de choses, don Juan, que qui que ce soit depuis ma naissance, protestai-je.
– Je t’ai appris toutes sortes de choses dans le but de capter ton attention, me dit-il. Mais tu es prêt à jurer que cet enseignement constituait la partie la plus importante de mes leçons. C’est faux. L’instruction a très peu de valeur. Les sorciers soutiennent que la seule chose qui compte est le déplacement du point d’assemblage. Et ce déplacement, comme tu le sais bien, dépend de l’énergie accrue et non de l’instruction. »
Il fit ensuite un commentaire incongru. Il me dit que n’importe quel être humain, s’il observe une suite d’actions spécifique et simple, peut apprendre à déplacer son point d’assemblage.
Je lui fis remarquer qu’il se contredisait. Pour moi, une suite d’actions exigeait des instructions, exigeait des procédures.
« Dans le monde des sorciers, il n’y a de contradictions que dans les termes,, répondit-il. Il n’y a pas de contradictions dans la pratique. La suite d’actions dont je parle découle de la conscience. Pour être conscient de cette suite, on a besoin d’un nagual.
C’est pourquoi j’ai dit que le nagual offre une chance minimale, mais cette chance minimale n’est pas l’instruction, dans le sens où l’on emploie ce mot pour le fonctionnement d’une machine. La chance minimale dont je parle est la prise de conscience de l’esprit provoquée par un intermédiaire. »
Il m’expliqua que la suite d’actions spécifique à laquelle il pensait exigeait que l’on soit conscient du fait que la suffisance est la force qui maintient fixé le point d’assemblage.
Quand la suffisance est limitée, l’énergie qu’elle mobilise n’est plus dépensée.
Cette énergie accrue joue alors le rôle d’un tremplin qui projette le point d’assemblage, automatiquement et sans préméditation, dans un voyage inimaginable.
Une fois que le point d’assemblage s’est déplacé, le mouvement lui-même entraîne un éloignement par rapport à l’auto contemplation, et cet éloignement assure, à son tour, un lien de communication limpide avec l’esprit.
Il ajouta qu’après tout c’était l’auto-contemplation qui avait commencé par couper l’homme de l’esprit.
« Comme je te l’ai déjà dit, poursuivit don Juan, la sorcellerie est un voyage de retour. Nous retournons victorieux vers l’esprit, après être descendus en enfer.
Et de l’enfer, nous rapportons des trophées. La compréhension en est un. »
Je lui dis que cette suite d’actions semblait très facile et très simple lorsqu’il en parlait mais que, lorsque j’avais essayé de la mettre en pratique, j’avais trouvé qu’elle était l’antithèse absolue de la facilité et de la simplicité.
« La difficulté que nous éprouvons face à cette progression simple, dit-il, vient de ce que la plupart d’entre nous refusent d’accepter que nous ayons besoin de si peu pour poursuivre notre chemin.
Nous sommes conditionnés à attendre une instruction, un enseignement, des guides, des maîtres.
Et quand on nous dit que nous n’avons besoin de personne, nous ne le croyons pas. Cela nous inquiète, puis nous rend méfiants, et finalement furieux et déçus. Si nous avons besoin d’aide, ce n’est pas de celle des méthodes, mais de celle de l’intensité.
Si quelqu’un nous rend conscients du fait que nous devons réduire notre suffisance, alors il s’agit d’une aide véritable.
« Les sorciers disent que nous ne devrions avoir besoin de personne pour nous convaincre que le monde est infiniment plus complexe que ce que nous imaginons de plus fou.
Alors, pourquoi sommes-nous dépendants ? Pourquoi avons-nous besoin de quelqu’un pour nous guider quand nous pouvons le faire nous-mêmes. Grande question, hein ? »
Don Juan n’ajouta rien. Il voulait manifestement que je réfléchisse à cette question. Mais j’avais d’autres soucis. Ma remémoration avait miné certaines fondations que j’avais crues inébranlables, et j’avais désespérément besoin qu’il les redéfinisse. Je rompis ce long silence et exprimai ce qui me tourmentait. Je lui dis que j’avais fini par accepter le fait qu’il m’était possible d’oublier des événements entiers, du début jusqu’à la fin, s’ils s’étaient produits pendant que je me trouvais dans un état de conscience accrue.
Mais, le petit déjeuner que j’avais pris avec lui à Nogales n’avait pas existé dans mon esprit avant que je ne me le remémore. Et cet événement avait dû certainement se produire dans le
monde de tous les jours.
« Tu oublies quelque chose d’essentiel, dit-il. La présence du nagual suffit pour déplacer le point d’assemblage. J’ai cédé tout ce temps à tes désirs avec le coup du nagual. Le coup que je te donnais entre les omoplates n’est qu’une de ces tétines qu’on donne aux enfants pour les apaiser. Il sert à dissiper tes doutes. Les sorciers utilisent. le contact physique pour donner une secousse au corps. Cela ne fait rien de plus que donner confiance à l’apprenti qui est manipulé.
– Alors qui déplace le point d’assemblage, don Juan ? demandai-je.
– C’est l’esprit », répondit-il, sur le ton de quelqu’un qui est sur le point de perdre patience.
Il sembla se contrôler, sourit, et hocha la tête de droite à gauche en signe de résignation.
« Il m’est difficile d’accepter cela, dis-je. Mon esprit est dominé par le principe de causalité. »
Il eut un des accès de rire inexplicables dont il avait l’habitude – inexplicables pour moi, bien sûr.
Je devais avoir l’air contrarié. Il posa sa main sur mon épaule.
« Je ris ainsi de temps en temps parce que tu es fou, dit-il. La réponse à toutes les questions que tu me poses te crève les yeux et tu ne la vois pas… Je
crois que ton malheur, c’est la folie. »
Ses yeux étaient brillants, si complètement fous et malicieux que je finis par rire moi-même.
« J’ai insisté jusqu’à en perdre haleine sur le fait qu’il n’y avait pas de procédures en sorcellerie, poursuivit-il. Il n’y a pas de méthodes, pas d’étapes. La
seule chose qui compte est le déplacement du point d’assemblage. Et aucune procédure ne peut conduire à cela. C’est un effet qui se produit uniquement de lui-même. »
Il pressa mon dos comme pour me redresser les épaules, puis me regarda, droit dans les yeux. Mon attention se riva à ses paroles.
« Voyons ce que tu penses de ceci, dit-il. Je viens de dire que le mouvement du point d’assemblage se produit de lui-même. Mais j’ai également dit que la présence du nagual déplace le point d’assemblage de son apprenti, et que la manière par laquelle le nagual masque son impeccabilité aide ou entrave ce déplacement. Comment résoudras-tu cette contradiction ? »
Je lui avouai que j’allais justement l’interroger sur cette contradiction car j’en étais conscient, mais que je ne pouvais même pas imaginer pouvoir la résoudre. Je n’étais pas un praticien de la sorcellerie.
« Qu’es-tu, alors ?
– Je suis un étudiant en anthropologie qui essaie de comprendre les agissements des sorciers », dis-je.
Ce que j’avais dit n’était pas tout à fait vrai, mais ce n’était pas un mensonge. Don Juan eut un fou rire.
« C’est trop tard. Ton point d’assemblage s’est déjà déplacé. Et c’est précisément ce mouvement qui fait de quelqu’un un sorcier. »
Il m’affirma que ce qui apparaissait comme une contradiction n’était en réalité que les deux aspects d’une même réalité. Le nagual entraîne le point d’assemblage à se déplacer en aidant à la destruction du miroir de l’auto contemplation. Mais c’est là tout ce que peut faire le naguaL Celui qui préside au mouvement, c’est l’esprit, l’abstrait ; quelque chose qu’on ne peut voir ni sentir ; quelque chose qui ne semble pas exister, mais existe. C’est pour cela que les sorciers disent que le point d’assemblage se déplace tout seul. Ou que le nagual le déplace. Le nagual, en tant que conduit de l’abstrait, peut exprimer celui-ci par ses actions.
Je regardai don Juan d’un air interrogateur.
« Le nagual déplace le point d’assemblage, et pourtant ce n’est pas lui qui engendre lui-même le véritable déplacement, dit don Juan. Peut-être serait-il plus exact de dire que l’esprit s’exprime en accord avec l’impeccabilité du nagual. L’esprit peut déplacer le point d’assemblage grâce à la seule présence d’un ,nagual impeccable. »
Il me dit qu’il avait voulu clarifier ce point parce que, s’il était mal compris, le nagual était renvoyé à la suffisance et, par là, à sa destruction.
Il changea d’avis et me dit que, comme l’esprit n’a pas d’essence perceptible, les sorciers utilisent les circonstances et les moyens spécifiques qui leur permettent de réduire en miettes le miroir de l’autocontemplation.
Don Juan observa que, dans ce domaine, il était important de comprendre la valeur pratique des divers moyens par lesquels les naguals masquaient leur implacabilité. Il me dit que mon masque de générosité, par exemple, était bon pour traiter avec les autres sur un plan superficiel, mais inutile pour réduire en miettes leur auto contemplation parce ,qu’il me contraignait à exiger de leur part une décision presque impossible. J’attendais d’eux qu’ils sautent à pieds joints dans l’univers des sorciers sans aucune préparation.
« Une décision pareille doit être préparée, poursuivit-il. Et pour la préparer, tous les masques de l’implacabilité du nagual peuvent faire l’affaire, sauf le
masque de la générosité. »
Peut-être parce que je cherchais désespérément à le convaincre que j’étais vraiment généreux, ses commentaires sur mon comportement ressuscitèrent ,mon atroce sentiment de culpabilité. Il m’assura qu’il n’y avait rien dont je dusse avoir honte, et que le seul effet indésirable, dans mon cas, était que ma pseudo générosité ne se concrétisait pas en ruse positive.
À cet égard, me dit-il, bien que j’eusse beaucoup de points communs avec son benefactor, mon masque de générosité était trop rudimentaire, trop manifeste,
pour me servir à enseigner. Mais un masque de raison, comme le sien, était très efficace pour créer une atmosphère propice au déplacement du point d’assemblage.
Ses disciples croyaient absolument en sa pseudo-raison. En réalité, elle les inspirait tellement qu’il pouvait facilement, en rusant, les amener à faire ,les efforts les plus extrêmes.
« Ce qui t’est arrivé, le jour où nous étions à Guaymas, était un exemple de la manière dont l’implacabilité masquée d’un nagual détruit l’auto contemplation, poursuivit-il. Mon masque a provoqué ton effondrement. Tu croyais, comme tout le monde, en ma raison. Et, bien sûr, vous vous attendiez, par-dessus tout, à la continuité de cette raison.
« Quand je t’ai confronté non seulement au comportement sénile d’un vieil homme affaibli, mais au vieil homme lui-même, ton esprit est allé jus- qu’aux extrêmes dans son effort pour rétablir ma continuité et ton auto contemplation. Et tu t’es dit que j’avais eu une crise.
« Finalement, quand il devint impossible de croire à la continuité de ma raison; ton miroir a commencé à tomber en morceaux. À partir de ce moment-là, le déplacement de ton point d’assemblage n’était plus qu’une question de temps. La seule question qui se posait était de savoir s’il allait atteindre le lieu sans pitie. »