« Quelles sont ces idées clés, don Juan ? demandai-je.
– Dans ton cas et dans ces circonstances précises, comme pour le public de la guérisseuse dont nous avons parlé, l’idée clé était celle de la continuité, répondit-il.
– Qu’est-ce que la continuité ? demandai-je.
– C’est l’idée que nous sommes un bloc solide, dit-il. Dans notre esprit, ce qui soutient notre monde est la certitude que nous sommes inchangeables.
Nous accepterions que notre comportement soit modifié, que nos réactions et nos opinions soient modifiées, mais l’idée que nous sommes malléables au point de changer d’apparence, au point d’être une autre personne, ne fait pas partie de l’ordre de base de notre auto contemplation.
Quand un sorcier rompt cet ordre, le monde de la raison disparaît. »
Je voulus lui demander si le fait de rompre la continuité d’un individu suffisait à provoquer le déplacement du point d’assemblage. Il alla au-devant de ma question. Il me dit que cette rupture n’était qu’un émollient. Ce qui déplaçait le point d’assemblage, c’était l’implacabilité du nagual.
Il compara ensuite les actes auxquels il s’était livré au cours de l’après-midi où nous nous trouvions à Guaymas avec ceux de la guérisseuse dont nous avions débattu auparavant.
Il me dit que la guérisseuse avait réduit en miettes l’auto contemplation des personnes qui formaient son public par une série d’actes qui n’avaient pas d’équivalent dans leur vie
quotidienne – la possession spectaculaire par l’esprit, le changement de voix, le corps grand ouvert du patient. Dès que la continuité de l’idée qu’elles avaient d’elles-mêmes fut rompue, le point d’assemblage des personnes présentes était prêt à être déplacé.
Il me rappela qu’il m’avait parlé autrefois du concept de l’arrêt du monde. Il me dit qu’il était aussi nécessaire pour les sorciers d’arrêter le monde que, pour moi, de lire ou d’écrire. Cela consistait à introduire un élément dissonant dans la structure du comportement quotidien dans le but d’interrompre le déroulement habituellement régulier des événements ordinaires – événements qui étaient catalogués dans nos esprits par notre raison.
L’élément dissonant s’appelait le « non-faire », ou le contraire de faire. « Faire » désignait tout ce qui faisait partie d’un ensemble pour lequel nous avions une explication cognitive.
Le « non-faire » était un élément qui était étranger à cet ensemble répertorié.
« Les sorciers, parce que ce sont des traqueurs, comprennent à la perfection le comportement humain, dit-il. Ils comprennent, par exemple, que les êtres humains sont des créatures d’inventaire.
Connaître les tenants et les aboutissants d’un inventaire particulier est ce qui fait d’un homme un spécialiste ou un expert dans son domaine.
« Les sorciers savent que lorsque l’inventaire d’une personne ordinaire fait défaut, ou bien cette personne accroît son inventaire, ou bien son univers d’auto contemplation s’effondre.
La personne ordinaire cherche à incorporer de nouvelles données dans son inventaire si elles ne contredisent pas l’ordre de base de l’inventaire.
Mais si les données contredisent cet ordre, l’esprit de la personne s’effondre.
L’inventaire, c’est l’esprit. Les sorciers comptent là-dessus lorsqu’ils tentent de briser le miroir de l’auto contemplation. »
Il m’expliqua que, ce jour-là, il avait soigneusement choisi les ingrédients de l’acte qu’il destinait à rompre ma continuité. Il se transforma lentement
jusqu’à devenir en effet un vieil homme affaibli, puis, pour mieux achever la rupture de ma continuité, il m’avait emmené dans un restaurant où on le connaissait sous les traits de ce vieil homme.
Je l’interrompis. J’avais perçu une contradiction que je n’avais pas remarquée auparavant. Il m’avait dit, à l’époque, qu’il se transformait dans le but de savoir comment on se sentait quand on était vieux.
L’occasion était propice et ne se représenterait pas. J’avais cru comprendre, à travers ses mots, qu’il n’avait jamais incarné un vieil homme jusque-là.
Pourtant, au restaurant, on le connaissait sous les traits d’un vieil homme qui souffrait de crises.
« L’implacabilité du nagual a plusieurs facettes, dit-il. Elle est pareille à un outil qui s’adapte à plusieurs usages. L’implacabilité est un état. Elle est un niveau d’intention qu’atteint le nagual.
« Le nagual l’utilise pour entraîner le déplacement de son propre point d’assemblage ou de celui de ses apprentis. Ou bien il l’utilise pour traquer. Ce jour-là, je l’ai commencé en traqueur, faisant semblant d’être vieux, et j’ai fini par être vraiment un vieil homme affaibli. Mon implacabilité, contrôlée par mes yeux, a déplacé mon point d’assemblage.
« Bien que je me fusse rendu plusieurs fois dans ce restaurant sous les traits d’un vieil homme malade, je n’avais fait que traquer, jouant seulement à être vieux.
Jamais, avant ce jour-là, mon point d’assemblage n’avait atteint l’emplacement précis de la vieillesse et de la sénilité. »
Il me dit qu’aussitôt qu’il avait eu l’intention d’être vieux, ses yeux avaient perdu leur éclat, et que je l’avais tout de suite remarqué. Mon visage tout entier reflétait l’inquiétude. Ses yeux avaient perdu leur éclat parce qu’il s’en était servi pour avoir l’intention d’atteindre la position qui ferait de lui un vieil homme. Quand son point d’assemblage atteignit cette position, il put vieillir par son apparence, son comportement et ses sentiments.
Je lui demandai de m’expliquer l’idée selon laquelle on se sert des yeux pour avoir l’intention. Je savais vaguement que je la comprenais, mais je ne pouvais même pas me formuler à moi-même ce que je savais.
« La seule façon d’en parler est de dire que l’on a l’intention de l’intention par les yeux, dit-il. Je sais qu’il en est ainsi; Pourtant, tout comme toi, je ne peux pas cerner ce que je sais. Les sorciers résolvent cette diffculté particulière en acceptant quelque chose qui est tout à fait évident : les êtres humains sont infiniment plus complexes et plus mystérieux que ce que nous
-pouvons imaginer de plus fou. »
J’insistai sur le fait qu’il n’avait pas du tout clarifié la question.
« Tout ce que je peux dire c’est que les yeux le font, dit-il d’un ton cinglant. Je ne sais pas comment, mais ils le font. Ils appellent l’intuition, par une propriété indéfinissable dont ils jouissent, quelque chose qui participe de leur éclat. Les sorciers disent qu’on fait l’expérience de l’intention par les yeux, et non par la raison. »
Il refusa d’ajouter quoi que ce fût et se mit de nouveau à expliquer ma remémoration. Il me dit qu’une fois que son point d’assemblage avait atteint la position spécifique qui homme, les doutes qui habitaient mon esprit auraient dû disparaître complètement. Mais comme je m’enorgueillissais d’être ultrarationnel, je fis tout de suite de mon mieux pour expliquer sans arrêt sa transformation.
« Je t’ai dit mille fois que le fait d’être rationnel constitue un handicap, me dit-il. Les êtres humains ont un sens très profond de la magie. Nous participons du mystérieux. La rationalité n’est qu’un vernis, chez nous. Si nous grattons cette surface, nous trouvons un sorcier au-dessous. Mais certains d’entre nous ont beaucoup de difficulté à plonger au-dessous
de la surface ; d’autres le font avec une parfaite aisance. Nous nous ressemblons beaucoup, toi et moi, à cet égard – il nous faut, tous deux, suer sang et eau avant de nous défaire de notre autocontemplation. »
Je lui expliquai que le fait de m’accrocher à ma rationalité avait toujours été pour moi une question de vie ou de mort. Et cela encore plus quand il s’agissait des expériences que je faisais dans son univers.
Il me dit que le jour de Guaymas, ma rationalité avait été exceptionnellement éprouvante pour lui.
Dès le début, il avait dû mettre en oeuvre toutes les formules qu’il connaissait pour la miner. Dans cette perspective, il avait commencé par poser ses mains vigoureusement sur mes épaules, me faisant presque tomber par son poids. Cette brusque manoeuvre physique fut la première secousse infligée à mon corps.
Et, outre la peur que suscitait en moi son manque de continuité, cela perçait ma rationalité.
« Mais il n’a pas suffi de percer ta rationalité, poursuivit don Juan. Je savais que pour que ton point d’assemblage atteigne le lieu sans pitié, je devais anéantir tout vestige de ma continuité.
Cela fut fait lorsque je devins réellement sénile, que je te fis parcourir la ville, et qu’à la fin je me fâchai et te giflai.
« Cela t’a fait un choc, mais tu allais récupérer immédiatement quand j’ai porté ce qui aurait dû être le coup de grâce au miroir de l’image que tu te fais de toi-même.
Je criai à l’assassin. Je ne m’attendais pas à ce que tu t’enfuies. J’avais oublié tes accès de violence. »
Il dit qu’en dépit de ma tactique de récupération sur l’instant, mon point d’assemblage avait atteint le lieu sans pitié quand son comportement sénile me mit en rage. Ou, peut-être, était-ce le contraire : je me mis en rage parce que mon point d’assemblage avait atteint le lieu sans pitié. Cela n’avait pas vraiment d’importance. Ce qui comptait, c’était que mon
point d’assemblage y soit bien arrivé.
Une fois qu’il s’y trouva, mon comportement changea sensiblement. Je devins froid, calculateur et indifférent à ma propre sécurité.
Je demandai à don Juan s’il avait au tout cela. Je ne me souvenais pas lui en avoir parlé. Il me répondit que tout ce qu’il avait à faire pour savoir ce que je ressentais, c’était de s’introspecter et de se rappeler sa propre expérience.
Il me dit que mon point d’assemblage s’était fixé sur sa nouvelle position lorsqu’il était retourné à son moi naturel. À ce moment-là, ma conviction concernant sa continuité normale avait subi un tel bouleversement que la continuité ne tenait plus lieu de force de cohésion. Et ce fut alors que mon point d’assemblage, à partir de sa nouvelle position, me permit d’établir une autre forme de continuité, une forme que j’exprimai par une dureté étrange, détachée –une dureté qui devint, dès lors, mon mode de comportement normal.
« La continuité joue un rôle si important dans notre vie que, si elle se rompt, elle est toujours immédiatement restaurée, poursuivit-il. Dans le cas des sorciers, cependant, une fois que leur point d’assemblage atteint le lieu sans pitié, la continuité n’est plus jamais la même.
« Comme tu es d’un naturel lent, tu n’as’ pas remarqué encore que, depuis le jour de Guaymas, tu es devenu, entre autres, capable d’accepter n’importe quelle forme de discontinuité pour argent comptant – après un semblant de lutte menée par ta raison, bien sûr. »
Ses yeux brillaient de rire.
« Ce jour-là, tu acquis également ton implacabilité masquée, poursuivit-il. Ton masque n’était pas aussi bien développé qu’aujourd’hui, évidemment, mais ce
que tu as appris alors, c’était les rudiments de ce qui devait devenir ton masque de générosité. »
J’essayai de protester. Je n’aimais pas l’idée de l’implacabilité masquée, quelle que fût la façon dont il présentait la chose.
« N’expérimente pas ton masque sur moi, dit-il en riant. Garde-le pour un meilleur usage : pour quel- ,qu’un qui ne te connaît pas. »
Il m’exhorta à me remémorer exactement le moment où j’avais acquis le masque.
« Aussitôt que tu sentis monter en toi cette colère froide, poursuivit-il, il te fallut la masquer. Tu n’en fis pas un sujet de plaisanterie, comme l’aurait fait mon benefactor.
Tu n’essayas pas de raisonner à son propos, comme je l’aurais fait. Tu ne fis pas semblant d’en être intrigué, comme l’aurait fait le nagual Elias. Ce sont là les trois cas de masques de nagual que je connais.
Que fis-tu alors ? Tu marchas calmement jus-qu’à ta voiture et te débarrassas de la moitié de tes paquets en les donnant au type qui t’aidait à les porter. »
Jusque-là, je ne m’étais pas souvenu qu’en effet quelqu’un m’avait aidé à porter les paquets. Je dis à don Juan que j’avais vu des lumières danser devant mes yeux, et j’avais pensé que je les voyais parce que, emporté par ma colère froide, j’étais sur le point de m’évanouir.
« Tu n’étais pas sur le point de t’évanouir, répondit don Juan. Tu étais sur le point d’entrer dans un état de rêve et de vair l’esprit par toi-même, comme
Talia et mon benefactor. »
Je dis à don Juan que ce n’était pas la générosité mais la colère froide qui me poussa à me débarrasser des paquets. Il fallait que je fasse quelque chose pour ,me calmer, et ce fut la première idée qui me vint.
« Mais c’est exactement ce que je te dis. Ta générosité n’est pas sincère », répliqua-t-il; et il se mit à se moquer de mon désarroi.