Mais le nagual continua à lui expliquer patiemment que, lorsqu’il avait lutté contre le courant, dans le fleuve, il avait accédé au troisième point.
Le vieux nagual lui expliqua que la position de la connaissance silencieuse était appelée le troisième point, parce que, pour y parvenir, on devait franchir le deuxième point, le lieu sans pitié.
Il dit à don Juan que son point d’assemblage avait acquis une fluidité suffisante pour lui permettre d’être double, grâce à quoi il pouvait se trouver à la fois dans l’endroit de la raison et dans celui de la connaissance silencieuse, soit alternativement, soit en même temps, Le nagual dit à don Juan que sa réussite était magnifique.
Il alla même jusqu’à étreindre don Juan, comme s’il s’agissait d’un enfant. Et il ne pouvait s’arrêter de répéter que don Juan, en dépit du fait qu’il ne savait rien – ou peut-être parce qu’il ne savait rien – avait transféré toute son énergie d’un endroit à l’autre. Ce qui signifiait, aux yeux du nagual, que le point d’assemblage de don Juan était doué d’une fluidité naturelle des plus propices.
Il dit à don Juan que tous les êtres humains pouvaient bénéficier de cette fluidité.
Mais, chez la plupart d’entre nous, elle restait en réserve et nous ne l’utilisions jamais, sauf en de rares occasions qui étaient suscitées par des sorciers, comme dans le cas de l’expérience qu’il venait de vivre, ou par des cir- constances naturelles dramatiques, comme une lutte contre la mort.
Don Juan écoutait, fasciné par le timbre de la voix du vieux nagual. Quand il se concentrait, il suivait tout ce que disait le vieil homme, ce qu’il n’avait jamais pu faire lorsque le nagual Julian parlait.
Le vieux nagual poursuivit. Il lui expliqua que l’humanité se situait au niveau du premier point, la raison, mais que le point d’assemblage de tous les êtres humains ne se trouvait pas carrément sur la position de la raison. Ceux qui se trouvaient sur cette position elle-même étaient les véritables chefs de l’humanité. La plupart du temps, il s’agissait d’inconnus dont le génie consistait à exercer leur raison.
Le nagual me dit qu’il y avait eu une autre époque, où l’humanité se situait au niveau du troisième point qui, bien sûr, était alors le premier point, mais qu’en suite, l’humanité s’était dirigée vers l’endroit de la raison.
À l’époque où la connaissance silencieuse était le premier point, c’était pareil.
Le point d’assemblage de tous les êtres humains ne se trouvait pas carrément sur cette position exacte.
Cela signifiait que les véritables chefs de l’humanité avaient toujours été les rares êtres humains dont le point d’assemblage se situait sur la position exacte de la raison ou de la connaissance silencieuse.
Le reste de l’humanité, dit le vieux nagual à don Juan, n’était faite que de spectateurs.
À notre époque, il s’agissait des amoureux de la raison. Autrefois, c’était le cas des amoureux de la connaissance silencieuse. C’étaient eux qui admiraient les héros de l’une ou l’autre position et leur chantaient des odes.
Le nagual déclara que l’humanité avait passé la plus longue partie de son histoire sur la position de la connaissance silencieuse, et que ceci expliquait la grande nostalgie que nous en éprouvions.
Don Juan demanda au vieux nagual ce que le nagual Julian faisait exactement en ce qui le concernait lui-même.
Le nagual Elias répondit en des termes tout à fait inintelligibles pour don Juan à ce moment-là.
Il lui dit que le nagual Julian le préparait, en entraînant son point d’assemblage vers la position de la raison, à devenir un penseur plutôt qu’un simple spectateur naïf mais plein d’émotion qui aimait les oeuvres bien ordonnées de la raison.
En même temps, le nagual préparait don Juan à être un véritable sorcier abstrait plutôt que d’être, simplement, l’un de ces spectateurs ignorants et morbides amoureux de l’inconnu.
Le nagual Elias affirma à don Juan que seul un être humain qui était un modèle de raison pouvait déplacer facilement son point d’assemblage et être un modèle de connaissance silencieuse.
Il lui dit que seuls ceux qui se trouvaient carrément dans l’une ou l’autre de ces positions pouvait voir clairement l’autre position, et que c’est ainsi que le temps de la raison arriva. La position de la raison pouvait être clairement perçue à partir de la position de la connaissance silencieuse.
Le vieux nagual dit à don Juan que le pont à voie unique qui allait de la connaissance silencieuse à la raison s’appelait « responsabilité » . C’est-à-dire la responsabilité que les hommes authentiques de la connaissance silencieuse éprouvaient envers la source de ce qu’ils connaissaient.
Et l’autre pont à voie unique, qui allait de la raison à la connaissance silencieuse, s’appelait « pure compréhension ». C’est-à-dire, la reconnaissance, par l’homme de raison, du fait que la raison n’était qu’une île dans une mer aux innombrables archipels.
Le nagual ajouta qu’un être humain chez lequel les deux ponts à voie unique fonctionnaient était un sorcier en contact direct avec l’esprit, la force vitale qui permettait l’existence simultanée des deux positions.
Il souligna que tout ce que le nagual Julian avait fait le jour où il se trouvait au bord du fleuve participait d’une manifestation qui n’était pas destinée à un public humain mais à l’esprit, à la force qui l’observait.
Il caracolait et gambadait en s’abandonnant et se donnait en spectacle à tout le monde, surtout à la puissance à laquelle il s’adressait.
Don Juan me dit que le nagual Elias lui affirma que l’esprit n’écoutait que lorsque son interlocuteur parlait par gestes, Et les gestes ne signifient pas des signes ou des mouvements du corps, mais des actes de véritable abandon, des actes de générosité, d’humour.
Pour un geste destiné à l’esprit, les sorciers prennent ce qu’il y a de meilleur en eux et l’offrent silencieusement à l’abstrait.
Don Juan voulait que nous partions encore une fois pour la montagne avant que je rentre à la maison, mais nous ne le âmes pas. Il me demanda en revanche de le conduire en ville. Il avait besoin d’y voir des gens.
En chemin, nous parlâmes de tout sauf de l’intention. C’était un répit bienvenu.
L’après-midi, après qu’il eut vaqué à ses occupations, nous nous assîmes sur son banc préféré, qui se trouvait sur la place. L’endroit était désert. J’étais très fatigué et j’avais sommeil. Mais ensuite, d’une manière tout à fait inattendue, je me ragaillardis.
Mon esprit devint clair comme du cristal.
Don Juan remarqua tout de suite le changement et rit lorsque je fis un geste de surprise. Il piqua une pensée directement dans mon esprit ; ou peut-être fut-ce moi qui piquai cette pensée dans le sien.
« Si tu penses à la vie en termes d’heures au lieu d’y penser en termes d’années, notre vie est immensément longue, me dit-il. Même si tu y penses en termes de jours, la vie demeure interminable. »
C’était exactement ce à quoi j’avais pensé. Il me dit que les sorciers comptaient leur vie en termes d’heures, et qu’en une heure un sorcier pou- vait vivre l’équivalent en intensité d’une vie normale.
L’intensité représente un avantage quand il s’agit de garder en réserve des informations dans le mouvement du point d’assemblage.
Je lui demandai de m’expliquer cela plus en détail.
Il m’avait conseillé, très longtemps auparavant, parce qu’il était très encombrant de prendre des notes pendant les conversations, de conserver toutes les informations que je recueillais sur le monde des sorciers, bien classées, non pas sur du papier ou dans mon esprit, mais dans le déplacement de mon point d’assemblage.
« Le point d’assemblage, même avec le déplacement le plus minime, crée des îles de perception tout à fait isolées. Les informations, sous forme d’expériences concernant la complexité de la conscience, peuvent y être gardées en réserve.
– Mais comment les informations peuvent-elles être gardées en réserve dans quelque chose de si vague ? demandai-je.
– L’esprit aussi est vague, et pourtant tu y crois parce qu’il t’est familier, répliqua-t-il. Tu n’es pas encore aussi familier avec le déplacement du point d’assemblage, mais c’est presque la même chose.
– Ce que je veux savoir, c’est comment les informations sont gardées en réserve, insistai-je.
– Elles sont gardées en réserve dans l’expérience elle-même, m’expliqua-t-il. Plus tard, quand un sorcier déplace son point d’assemblage jusqu’à l’endroit précis où il se trouvait alors, il revit l’expérience tout entière. Cette remémoration du sorcier est le moyen par lequel il récupère toute l’information gardée en réserve dans le déplacement du point d’assemblage.
« L’intensité est une conséquence automatique du mouvement du point d’assemblage, poursuivit-il. Par exemple, tu vis ces moments-ci plus intensément que tu ne le fais d’habitude, donc, à proprement parler, tu gardes de l’intensité en réserve.
Un jour, tu revivras ce moment en poussant ton point d’assemblage à retourner à l’endroit précis où il se trouve maintenant. C’est ainsi que les sorciers gardent l’information en réserve. »
Je dis à don Juan que les remémorations intenses que j’avais vécues ces derniers jours s’étaient produites en moi, sans l’intervention d’un processus mental particulier dont j’eusse eu conscience.
« Comment peut-on faire pour se remémorer délibérément ? demandai-je.
– L’intensité, étant un aspect de l’intention, est naturellement liée à l’éclat des yeux des sorciers, m’expliqua-t-il. Pour se remémorer ces îles de perception isolées, les sorciers doivent simplement avoir l’intention de l’éclat particulier de leurs yeux et l’associer à tout endroit auquel ils veulent retourner. Mais je te l’ai déjà expliqué. »
Je dus avoir l’air perplexe. Don Juan me considérait avec une expression sérieuse. J’ouvris deux ou trois fois la bouche pour lui poser des questions, mais je n’arrivais pas à formuler mes pensées.
« Parce que son degré d’intensité se situe au-dessus de la moyenne, me dit don Juan, un sorcier peut vivre en quelques heures l’équivalent d’une vie de durée normale. Son point d’assemblage, en passant à une position qui n’est pas familière, emmagasine plus d’énergie que d’habitude.
Ce flot supplémentaire d’énergie s’appelle l’intensité. »
Je comprenais ce qu’il me disait tout à fait clairement, et ma rationalité chancelait sous l’impact des implications extraordinaires que cela renfermait.
Don Juan me fixa du regard puis me mit en garde contre une réaction typique qui affligeait les sorcier – un désir frustrant d’expliquer l’expérience de la sorcellerie en termes convaincants et raisonnablement argumentés.
« L’expérience des sorciers est tellement étrange, poursuivit-il, que les sorciers la considèrent comme un exercice intellectuel et l’utilisent pour se traquer.
Leur atout maître, en tant que traqueurs, cependant, est qu’ils demeurent profondément conscients du fait que nous sommes des êtres qui perçoivent et que la perception implique plus de possibilités que l’esprit n’en peut concevoir. »
Pour tout commentaire, j’exprimai mon appréhension au sujet des possibilités étranges de la conscience humaine.
« Pour se protéger de cette immensité, dit don Juan, les sorciers apprennent à maintenir un mélange parfait d’implacabilité, de ruse, de patience et de gentillesse. Ces quatre éléments de base sont inextricablement liés les uns aux autres. Les sorciers les cultivent en en ayant l’intention. Ces éléments de base sont, naturellement, des positions du point d’assemblage. »
Il dit, en poursuivant, que tous les actes accomplis par n’importe quel sorcier étaient, par définition guidés par ces quatre principes. Ainsi, à proprement parler, toutes les actions de tous les sorciers sont délibérées dans leur conception et leur réalisation et caractérisées par le mélange spécifique des quatre fondements de l’art de traquer.
« Les sorciers utilisent les quatre dispositions de l’art de traquer comme guides, poursuivit-il. Il s’agit de quatre états d’esprit différents, quatre sortes d’intensité que les sorciers peuvent utiliser pour inciter leur point d’assemblage à se déplacer vers des positions précises.
Il sembla soudain ennuyé. Je lui demandai si c’était mon insistance à spéculer qui le gênait.
« Je pense seulement à l’impasse dans laquelle nous met notre rationalité, dit-il. Nous avons tendance à réfléchir, à interroger, à découvrir. Et on ne peut rien faire de cela à partir de la discipline de la sorcellerie. La sorcellerie est l’acte qui consiste à atteindre l’endroit de la connaissance silencieuse, et on ne peut expliquer la connaissance silencieuse par le raisonnement. On ne peut qu’en faire l’expérience. »
Il sourit, et ses yeux brillaient comme deux points de lumière. Il dit que les sorciers, pour se protéger eux-mêmes contre l’effet considérable de la connaissance silencieuse, conçurent l’art de traquer; Le fait de traquer déplace le point d’assemblage de manière infime mais régulière, donnant ainsi aux sorciers le temps et donc la possibilité de s’arcbouter.
« Dans l’art de traquer, poursuivit don Juan, il existe une technique que les sorciers utilisent beaucoup : la folie contrôlée. Les sorciers déclarent que la folie contrôlée est le seul moyen à leur disposition pour se comporter tant avec eux-mêmes – quand ils sont dans un état de conscience et de perception amplifiées – qu’avec tout et tout le monde, dans l’univers de la vie quotidienne. »
Don Juan m’avait expliqué la folie contrôlée comme l’art de la tromperie contrôlée ou l’art de faire semblant d’être complètement absorbé par une action en cours – de feindre si bien que personne ne pouvait deviner que cette action n’était pas l’action réelle. La folie contrôlée n’est pas une tromperie totale, m’avait-il dit, mais une façon sophistiquée, artistique d’être séparé de tout, tout en continuant à faire partie intégrante de tout.
« La folie contrôlée est un art, poursuivit don Juan.
Un art très gênant et très difficile à apprendre. Beaucoup de sorciers ne le supportent pas, non parce qu’ils trouvent dans cet art quelque chose d’intrinsèque qui serait mauvais, mais parce qu’il faut beaucoup d’énergie pour l’exercer. »
Don Juan admit qu’il le pratiquait consciencieusement, bien qu’il n’aimât pas particulièrement cela, peut-être parce que son benefactor en avait été un adepte assidu. Peut-être était-ce aussi parce que sa personnalité – dont il disait qu’elle était fondamentalement mesquine et tortueuse – ne disposait tout simplement pas de l’agilité nécessaire pour pratiquer
la folie contrôlée.
Je le regardai, surpris. Il se tut et me fixa de ses yeux malicieux.
« Quand nous accédons à la sorcellerie, notre personnalité est déjà formée, dit-il, en haussant les épaules dans un geste de résignation, et tout ce que nous pouvons faire:, c’est pratiquer la folie contrôlée et nous moquer de nous-mêmes. »
J’eus un mouvement d’empathie et je lui affirmai qu’il n’était en aucun cas mesquin ou tortueux à mes yeux.
« Mais il s’agit là de ma personnalité fondamentale », insista-t-il.
Et moi j’insistai qu’il n’en était rien.
« Les traqueurs qui pratiquent la folie contrôlée estiment qu’en matière de personnalité, toute la race humaine se divise en trois catégories , dit-il, et il sou- rit comme il le faisait toujours lorsqu’il me faisait marcher.
« C’est absurde, protestai-je. Le comportement humain est trop complexe pour être classé en catégories de manière aussi simple.
– Les traqueurs disent que nous ne sommes pas aussi complexes que nous le pensons, dit-il, et que nous appartenons tous à l’une des trois catégories. »
Je ris d’agacement. En temps normal, j’aurais pris une telle affirmation pour une plaisanterie, mais, cette fois-ci, parce que mon esprit était extrêmement clair et que mes pensées étaient intenses, je sentais qu’il était vraiment sérieux.
« Êtes-vous sérieux ? lui demandai-je aussi poliment que j’en étais capable.
– Tout à fait sérieux », me répondit-il, et il se mit à rire.
Son rire me détendit un peu. Et il continua de m’expliquer le système de classification des traqueurs.
Il me dit que les gens qui étaient dans la première catégorie sont les secrétaires, les assistants, les compagnons parfaits. Ils ont une personnalité très fluide, mais leur fluidité n’est pas nourrissante. Ils sont cependant serviables, attentifs, complètement domestiques, relativement ingénieux, doués d’humour, de bonnes manières, gentils, délicats. En d’autres termes, ils sont ce que l’on trouve de mieux, mais ils souffrent d’un énorme défaut : ils ne peuvent pas fonctionner seuls. Ils ont tout le temps besoin de quelqu’un pour les diriger. Quand on leur a indiqué une direction, quels que soient les obstacles ou l’hostilité qu’il faut surmonter pour la suivre, ils sont formidables. Seuls, ils périssent.
Les gens qui sont de la deuxième catégorie ne sont pas bien du tout. Ils sont mesquins, vindicatifs, envieux, jaloux, égocentriques. Ils ne parlent que d’eux-mêmes et exigent d’habitude que les autres se conforment à leurs critères. Ils prennent toujours l’initiative, bien qu’ils ne se sentent pas à l’aise dans ce rôle. Ils sont tout à fait mal à l’aise dans toutes les situations et ne se détendent jamais. Ils sont anxieux et jamais satisfaits ; plus ils deviennent anxieux, plus ils sont méchants. Leur défaut fatal est qu’ils tueraient pour dominer.
Dans la troisième catégorie se trouvent des gens qui ne sont ni bons ni méchants. Ils ne servent personne et ne s’imposent à personne. Ils sont plutôt indifférents. Ils se font d’eux-mêmes une idée exaltée qui provient uniquement de rêveries et de voeux pieux. S’ils excellent en quoi que ce soit, c’est à attendre que les choses arrivent. Ils attendent d’être découverts et conquis et ont une merveilleuse propension à susciter l’illusion qu’ils ont de grandes choses en suspens qu’ils promettent toujours de livrer, mais qu’ils ne livrent jamais parce qu’en réalité, elles n’existent pas.
Don Juan me dit qu’il appartenait lui-même sans aucun doute à la deuxième catégorie. Puis il demanda de me classer moi-même, et cela me déconcerta. Don Juan était pratiquement par terre, plié en deux de rire.
Il m’exhorta de nouveau à me classer moi-même, et je suggérai, avec réticence, que j’étais peut-être une combinaison des trois catégories.
« Ne me parle pas de cette absurdité de combinaison, me dit-il, en riant encore. Nous sommes des êtres simples, chacun de nous représente l’un des trois types. Et, pour moi, tu appartiens à la seconde catégorie. Les traqueurs. appellent les gens de cette catégorie les pets. »
Je commençai à dire, au contraire, que son système de classification était avilissant. Mais je m’arrêtai juste au moment où je m’apprêtais à me lancer dans une longue tirade. Je lui dis, en revanche, que, s’il était vrai qu’il n’existait que trois types de personnalités, nous étions tous pris au piège d’une de ces catégories pour la vie, sans aucun espoir de changement ou de rédemption.
Il m’accorda que c’était exactement le cas. Sauf qu’il restait une voie de rédemption. Les sorciers avaient appris depuis longtemps que seule notre auto contemplation personnelle tombait dans une de ces catégories.
« Ce qui est ennuyeux dans notre cas, c’est que nous nous prenons au sérieux, dit-il. La catégorie, quelle qu’elle soit, où tombe notre image de nous-mêmes ne compte qu’à cause de notre suffisance. Si nous n’étions pas si suffisants, la catégorie dans laquelle nous tomberions n’aurait aucune importance.
« Je serai toujours un pet, poursuivit-il, tout son corps secoué de rire. Et il en sera de même pour toi.
Mais, maintenant, je suis un pet qui ne se prend pas au sérieux, alors que toi tu continues à le faire.
J’étais indigné. Je voulus discuter avec lui mais je ne réussis pas à rassembler suffisamment d’énergie pour cela.
Sur la place vide, l’écho de son rire était sinistre.
Il changea de sujet et débita les noyaux de base dont il avait parlé avec moi : les manifestations de l’esprit, le cognement de l’esprit, la ruse de l’esprit, la descente de l’esprit, l’exigence de l’intention et le maniement de l’intention. Il les récita comme s’il donnait à ma mémoire la chance de les retenir totalement. Puis, il mit succinctement en lumière tout ce qu’il m’en avait dit. On aurait dit qu’il me faisait délibérément emmagasiner toutes ces informations dans l’intensité du moment présent.
Je remarquai que les noyaux de base restaient encore un mystère pour moi. Je me faisais beaucoup de souci quant à ma capacité de les comprendre. Il me donnait l’impression d’être sur le point de laisser tomber le sujet, et je n’en avais pas du tout saisi la signification.
J’insistai sur le fait que j’avais d’autres questions à lui poser sur les noyaux abstraits.
Il sembla évaluer ce que je disais, puis il hocha doucement la tête.
« Ce sujet m’avait aussi coûté de grandes difficultés, dit-il. Et, moi aussi, j’ai posé beaucoup de questions. J’étais peut-être un rien moins égocentrique que toi. Et très méchant. Le harcèlement était la seule façon de questionner que je connaissais. Toi-même, tu es plutôt un inquisiteur belliqueux. En fin de compte, bien sûr, nous sommes toi et moi aussi
gênants l’un que l’autre mais pour des raisons différentes.
Don Juan n’ajouta qu’une seule chose à notre conversation sur les noyaux de base avant de changer de sujet, à savoir que ces noyaux se révélaient avec
une extrême lenteur, avançant et reculant irrégulièrement.
« Je ne répéterai jamais assez que tout homme, dont le point d’assemblage se déplace, peut le déplacer plus loin qu’il ne le fait, dit-il pour commencer.
Et la seule raison pour laquelle nous avons besoin d’un maître réside dans la nécessité d’être aiguillonné sans pitié. Autrement, notre réaction naturelle consiste à nous arrêter pour nous féliciter nous-mêmes d’avoir fait tant de progrès. »
Il dit que nous étions tous deux de bons exemples de la tendance odieuse à se ménager. Son benefactor, heureusement, formidable traqueur, ne l’avait pas épargné.
Don Juan me dit qu’au cours de leurs voyages de nuit dans le désert, le nagual Julian lui avait fait des exposés exhaustifs sur la nature de la suffisance et le mouvement du point d’assemblage. Le nagual Julian considérait la suffisance comme un monstre à trois mille têtes. Et l’on pouvait l’affronter et le détruire par trois moyens. Le premier consistait à couper ces têtes une à une ; le deuxième était de parvenir à cet état d’esprit mystérieux qu’on appelait le lieu sans pitié qui détruisait la suffisance en l’affamant lentement ; et le troisième consistait à payer l’anéantissement instantané du monstre à trois mille têtes en mourant symboliquement.
Le nagual Julian recommandait la troisième solution. Mais il dit à don Juan qu’il pouvait se considérer heureux s’il avait la chance de choisir. Car c’était généralement l’esprit qui décidait de l’orientation que devait prendre le sorcier, et il était du devoir du sorcier d’obéir.
Don Juan me dit que, de même qu’il m’avait guidé, son benefactor l’avait guidé et conduit à couper, une à une, les trois mille têtes de la suffisance, mais que les résultats s’étaient révélés très différents. Alors que j’avais très bien réagi, lui n’avait pas réagi du tout.
« J’étais dans une situation particulière, poursuivit-il. A partir du moment où mon benefactor me vit étendu sur la route, avec une balle dans la poitrine, il sut que j’étais le nouveau nagual. Il agit en conséquence et déplaça mon point d’assemblage aussitôt que ma santé le permit. Et je vis très facilement un champ d’énergie, sous la forme de cet homme monstrueux. Mais cette réussite, au lieu d’aider à des mouvements du point d’assemblage comme c’eût été naturel, leur fit obstacle. Et tandis que les points d’assemblage des autres apprentis se déplaçaient régulièrement, le mien restait fixé au niveau où je pouvais voir le monstre.
– Mais votre benefactor ne vous a-t-il pas dit ce qui se passait ? demandai-je, vraiment déconcerté par cette complication superflue.
– Mon benefactor ne croyait pas à la transmission du savoir, me répondit don Juan. Il estimait que la connaissance ainsi communiquée manquait d’evacité. Elle n’était jamais disponible quand on en avait besoin. D’autre part, si la connaissance était transmise uniquement par insinuation, la personne intéressée pouvait trouver des moyens pour revendiquer
cette connaissance. »
Don Juan me dit que la différence entre sa méthode d’enseignement et celle de son benefactor résidait en ce que lui-même croyait que l’on devait avoir une liberté de choix. Ce n’était pas l’avis de son benefactor.
« Le maître de votre benefactor, le nagual Elias, ne vous a-t-il pas dit ce qui se passait ? insistai-je.
– Il a essayé, dit don Juan en soupirant, mais c’était vraiment impossible. Je savais tout. Je laissais simplement les deux hommes parler et m’assourdir et je n’écoutais jamais rien de ce qu’ils me disaient, »
Pour sortir de l’impasse, le nagual Julian décida de forcer don Juan à réaliser encore une fois, mais différemment, un mouvement libre de son point d’assemblage.
Je l’interrompis pour lui demander si cela s’était passé avant ou après l’expérience qu’il avait faite dans le fleuve. Les histoires de don Juan ne suivaient pas l’ordre chronologique qui m’aurait convenu.
« Cela s’est passé plusieurs mois plus tard, répondit-il. Et ne va pas t’imaginer un instant que j’aie vraiment changé après avoir fait l’expérience de cette perception divisée, que je sois devenu plus sage ou plus sobre. Absolument pas.
« Pense à ce qui t’arrive, poursuivit-il. Je n’ai pas seulement brisé ta continuité à plusieurs reprises, je l’ai mise en lambeaux, et regarde-toi ; tu te comportes encore comme si tu étais intact. C’est là une réussite suprême de la magie, de l’intention.
« J’étais comme toi. Pendant un temps, j’ai vacillé sous l’impact des expériences que je vivais, puis j’ai oublié et j’ai recollé les morceaux comme s’il ne s’était rien passé. C’est pour cela que mon benefactor pensait qu’on ne peut changer vraiment qu’en mourant. »