L’histoire de don Juan me bouleversa. Il ne tint pas compte de tous les efforts que je fis pour en parler. Il me dit que nous en discuterions à un autre moment et dans un autre cadre.
Il exigea en revanche que nous poursuivions ce que nous étions venu faire : élucider la maîtrise de la conscience.
Quelques jours plus tard, comme nous descendions de la montagne, il se mit soudain à parler de son histoire. Nous nous étions assis pour nous reposer. En fait, c’était moi qui m’étais arrêté pour reprendre souffle. Don Juan ne respirait même pas fort.
« Le combat des sorciers pour l’assurance est le combat le plus spectaculaire qui soit, dit don Juan. Il est pénible et coûteux. De très nombreuses fois, il a en réalité coûté leur vie à des sorciers. »
Il m’expliqua que chaque sorcier, pour acquérir une certitude complète sur ses actions, ou sur sa position dans le monde des sorciers, ou encore pour pouvoir utiliser intelligemment sa nouvelle continuité, doit annuler la continuité de son ancienne vie.
Alors seulement ses actions peuvent bénéficier de l’assurance nécessaire pour fortifier et équilibrer l’instabilité et la ténuité de sa nouvelle continuité.
« Les sorciers voyants des temps modernes appellent ce processus d’annulation le ticket pour l’impeccabilité, ou la mort symbolique mais finale des sorciers, dit don Juan. Et, dans ce champ de Silanoa, j’ai reçu mon ticket pour l’impeccabilité. J’y suis mort.
La ténuité de ma nouvelle continuité m’a coûté la vie.
– Mais êtes-vous mort, don Juan, ou vous êtes-vous seulement évanoui ? demandai-je en essayant de ne pas avoir l’air cynique.
– Je suis mort dans ce champ, dit-il. J’ai senti ma conscience s’écouler hors de moi et se diriger vers l’Aigle. Mais comme j’avais impeccablement récapitulé ma vie, l’Aigle n’a pas avalé ma conscience.
L’Aigle m’a recraché. Parce que mon corps était mort dans le champ, l’Aigle ne m’a pas laissé passer vers la liberté. C’est comme s’il me disait de repartir et d’essayer encore.
« J’ai grimpé sur les hauteurs de l’obscurité et je suis redescendu vers la lumière de la terre. Et puis je me suis retrouvé dans une tombe peu profonde, couverte de pierres et de saleté, au bord du champ. »
Don Juan me dit qu’il sut tout de suite quoi faire.
Après avoir déblayé la terre, il aménagea à nouveau la tombe de façon qu’elle parût contenir un corps, et s’éclipsa. Il se sentait fort et déterminé. Il savait qu’il devait retourner dans la maison de son benefactor.
Mais avant de commencer son voyage de retour, il voulait voir sa famille et lui expliquer qu’il était un sorcier et que cela l’empêchait de rester auprès d’elle. Il voulait leur expliquer que sa chute avait été provoquée par le fait qu’il ne savait pas que les sorciers ne peuvent jamais construire de pont pour rejoindre les personnes de ce monde.
Mais, en revanche, si les personnes le désirent, elles doivent construire un pont pour rejoindre les sorciers.
« J’allai à la maison, poursuivit don Juan, mais elle était vide. Les voisins, bouleversés, me dirent que des ouvriers agricoles étaient venus plus tôt annoncer que j’étais mort au travail, et que ma femme et ses enfants étaient partis.
– Combien de temps êtes-vous resté mort, don Juan ? demandai-je.– Une journée entière, semble-t-il », me répondit-il.
Un sourire jouait sur les lèvres de don Juan. Ses yeux avaient l’air d’être taillés dans une obsidienne brillante. Il surveillait ma réaction, attendant mes commentaires.
« Qu’est-il arrivé à votre famille, don Juan ? demandai-je.
– Ah ! Voilà la question d’un homme raisonnable, remarqua-t-il. J’ai cru un moment que tu allais me poser des questions sur ma mort !
Je lui avouai que j’avais été sur le point de le faire, mais que je savais qu’il voyait ma question pendant que je la formulais dans mon esprit et que, par esprit de contradiction, j’en avais posé une autre.
Je ne plaisantais pas, mais cela le fit rire.
« Ma famille disparut ce jour-là,. dit-il. Ma femme était une survivante. Il fallait qu’elle le soit, dans les conditions où nous vivions. Comme j’attendais la mort, elle crut que j’avais obtenu ce que je voulais.
Elle n’avait plus rien à faire là-bas, alors elle partit.
« Les enfants me manquaient, mais je me consolais en me disant que ma destinée n’était pas de vivre avec eux. Cependant, les sorciers ont un penchant singulier. Ils vivent exclusivement dans la nébuleuse d’un sentiment que les mots “et pourtant…” décrivent très bien. Quand tout s’effondre autour d’eux, les sorciers admettent qu’il s’agit d’une situation terrible puis fuient vers la nébuleuse d’“et pourtant…”.
« Je fis cela en ce qui concernait mes sentiments pour ces enfants et pour cette femme. Ils avaient – en particulier l’aîné – récapitulé leur vie avec moi en faisant preuve d’une grande discipline. Seul l’esprit pouvait décider de l’issue de cette affection. »
Il me rappela qu’il m’avait appris comment les sorciers agissaient dans des situations de ce genre. Ils faisaient de leur mieux, puis, sans aucun remords ni regret, ils relâchaient leurs efforts et laissaient l’esprit décider du résultat.
« Quelle fut la décision de l’esprit, don Juan ? » demandai-je.
Il me toisa des pieds à la tête sans répondre. Je savais qu’il était parfaitement conscient du mobile qui me poussait à l’interroger. J’avais éprouvé une affection et une perte semblables.
« La décision de l’esprit est aussi un noyau fondamental, dit-il. Les histoires de sorciers sont construites autour de lui. Nous parlerons de cette décision spécifique quand nous discuterons de ce noyau fondamental.
« Mais, ne voulais-tu pas me poser une question à propos de ma mort ?
– S’ils pensaient que vous étiez mort, pourquoi cette tombe peu profonde ? demandai-je. Pourquoi n’ont-ils pas creusé une véritable tombe pour vous enterrer ?
– Cela te ressemble plus. Je me suis posé la même question et je me suis rendu compte que tous ces ouvriers agricoles étaient des gens pieux. J’étais chrétien. On n’enterre pas les chrétiens n’importe comment, et on ne les laisse pas non plus pourrir comme des chiens. Je crois qu’ils attendaient que ma famille vienne, réclame le corps et l’enterre convenablement. Mais ma famille n’est pas venue.
– Vous l’avez cherchée, don Juan ? demandai-je.
– Non. Les sorciers ne cherchent jamais personne, répondit-il. Et j’étais un sorcier. J’avais payé de ma vie l’erreur d’avoir ignoré que j’étais un sorcier, et les sorciers n’approchent jamais personne.
« À partir de ce jour-là je n’ai accepté la compagnie ou l’affection que de personnes ou de guerriers morts, comme moi. »
Don Juan me dit qu’il était retourné dans la maison de son benefactor, où tout le monde sut immédiatement ce qu’il avait découvert. Et ils le traitèrent comme s’il n’était jamais parti.
Le nagual Julian déclara qu’en raison de sa nature particulière don Juan avait mis longtemps à mourir.
« Mon benefactor me dit que le ticket d’un sorcier pour la liberté était sa mort, poursuivit don Juan. Il dit qu’il avait lui-même payé de sa vie ce ticket pour la liberté comme tous ceux qui se trouvaient dans sa maison. Et il ajouta que nous étions maintenant égaux dans notre condition de morts.
– Est-ce que je suis mort, moi aussi, don Juan ? demandai-je.
– Tu es mort, dit-il. Mais le grand truc des sorciers est d’être conscients qu’ils sont morts. Leur ticket pour l’impeccabilité doit être enveloppé dans la conscience. Ainsi enveloppé, disent les sorciers, leur ticket se conserve à l’état de neuf.
« Pendant soixante ans, j’ai conservé le mien à l’état de neuf. »