L’intention inflexible – troisième point


Me remémorer tous les détails de mon expérience avec le jaguar m’avait pris plusieurs heures. Pendant ce temps, don Juan ne m’avait pas parlé.

Il s’était simplement appuyé contre un rocher et s’était endormi assis.

Au bout d’un moment, je ne remarquai plus sa présence et, finalement, je m’endormis.

Je fus réveillé par une douleur à la mâchoire.

J’avais dormi avec un côté du visage appuyé sur le rocher. Au moment où j’ouvris les yeux, j’essayai de glisser au bas de la roche sur laquelle je m’étais étendu, mais je perdis l’équilibre et tombai bruyamment sur les fesses.

Don Juan sortit de derrière un rocher juste à temps pour rire.

Il se faisait tard et je me demandai tout haut s’il nous restait assez de temps pour arriver jusqu’à la vallée avant la tombée de la nuit, Don Juan haussa les épaules et n’eut pas l’air de s’en préoccuper. Il s’assit à mes côtés.

Je lui demandai s’il voulait entendre les détails de ce que je m’étais remémoré. Il fit un signe indiquant que ce serait avec plaisir, mais il ne me posa pas de questions.

Je pensai qu’il me laissait le soin de commencer, et je lui dis donc que je m’étais souvenu de trois points qui avaient une grande importance pour moi.

Je m’étais d’abord souvenu que nous avions parlé de la connaissance silencieuse ; ensuite, que j’avais déplacé mon point d’assemblage en me servant de l’intention ; enfin, que j’avais accédé à la conscience accrue sans avoir besoin de recevoir un coup entre les omoplates.

« Avoir eu l’intention de déplacer ton point d’assemblage fut ta plus grande réussite, dit don Juan.

Mais la réussite est une chose personnelle. Elle est nécessaire, mais ce n’est pas la partie la plus importante. Elle n’est pas le reliquat qu’attendent les sorciers. »

Je pensai que je savais ce qu’il voulait. Je lui dis que je n’avais pas tout à fait oublié l’événement. Ce qui m’était resté à l’esprit, dans mon état de conscience
normale, c’était qu’un lion des montagnes – puisque je ne pouvais pas accepter qu’il se fût agi d’un jaguar – nous avait poursuivis comme nous escaladions la montagne, et que don Juan m’avait demandé si j’avais été offensé par l’assaut du grand félin.

Je lui avais affirmé qu’il était absurde de penser que je pouvais en être offensé, et il m’avait dit que je devais éprouver le même sentiment en ce qui concernait les assauts de mes frères humains.

Je devais me protéger, ou m’éloigner d’eux, mais sans me sentir moralement, lésé.

« Ce n’est pas de ce reliquat que je parle, me dit-il en riant.

L’idée de l’abstrait, de l’esprit, est le seul reliquat important.

L’idée du moi personnel n’a pas la moindre valeur.

Tu donnes encore la priorité à toi-même et à tes propres sentiments.

Chaque fois que j’en ai eu l’occasion, je t’ai fait prendre conscience de la nécessité d’abstraire.

Tu as toujours cru que je voulais dire, par là, penser abstraitement.

Non. Abstraire signifie se rendre disponible à l’esprit en étant conscient de lui. »

Il me dit qu’une des choses les plus dramatiques de la condition humaine était le lien macabre qui unissait la stupidité et l’auto contemplation.

C’était la stupidité qui nous forçait à renoncer à tout ce qui n’était pas conforme aux attentes de notre auto contemplation.

Par exemple, en tant qu’hommes ordinaires, nous étions aveugles à la connaissance la plus cruciale dont peut disposer un être humain : l’existence du point d’assemblage et le fait qu’il pouvait se déplacer.

« Pour un être rationnel, l’existence d’un point invisible où la perception s’assemble est impensable, poursuivit-il. Et le fait qu’un tel point ne se situe pas dans le cerveau, comme il pourrait vaguement le croire, s’il était enclin à considérer l’idée de son existence, est encore plus impensable. »

Il ajouta que le fait de s’accrocher résolument à sa propre image garantissait l’ignorance insondable de ,cet homme.

Il ignorait par exemple que la sorcellerie ne consistait pas en incantations et en tours de passe-passe, mais incarnait la liberté de percevoir non seulement le monde ordinaire mais tout ce à quoi il est, par ailleurs, humainement possible d’accéder.

« C’est dans ce domaine que la stupidité de l’homme moyen est la plus dangereuse, poursuivit-il. Il craint la sorcellerie. Il tremble devant la possibilité d’être libre.

Pourtant, la liberté est à portée de sa main. Il s’agit du troisième point. Et on peut l’atteindre aussi facilement qu’on peut déplacer le point d’assemblage.

« Mais vous m’avez dit vous-même qu’il est si difficile de déplacer le point d’assemblage que cet acte est un véritable accomplissement, protestai-je.

– C’est juste, affirma-t-il. C’est là une autre des contradictions des sorciers : la chose est très difficile, et, en même temps, c’est la chose la plus facile du monde.

« Je t’ai déjà dit qu’une forte fièvre pouvait déplacer le point d’assemblage. La faim, la peur, l’amour ou la haine peuvent le faire; le mysticisme égale-ment, et aussi l’intention inflexible, qui est la méthode préférée des sorciers. »

Je lui demandai de m’expliquer à nouveau ce qu’était l’intention inflexible.

Il me dit que c’était une sorte d’unité d’intention dont faisaient preuve les êtres humains ; un propos extrêmement bien défini qui n’est pas handicapé par des désirs ou des intérêts conflictuels ; l’intention inflexible était aussi la force engendrée au moment où le point d’assemblage se maintenait fixé dans une position qui n’était pas la position habituelle.

Don Juan fit ensuite une distinction importante – qui m’avait échappé pendant toutes ces années – entre un déplacement et une modification du point d’assemblage.

Un déplacement, me dit-il, était un profond changement de position, si extrême que le point d’assemblage pouvait même atteindre d’autres bandes d’énergie au sein de notre masse totale de champs d’énergie.

Chaque bande d’énergie représentait un univers complètement différent pour la perception. Mais une modification était un petit déplacement dans la bande d’énergie que nous percevions comme étant le monde de tous les jours.

Il poursuivit en disant que les sorciers considéraient l’intention inflexible comme le catalyseur qui déclenchait leurs décisions irrévocables : ou l’inverse : leurs décisions irrévocables étant le catalyseur qui propulsait leur point d’assemblage vers de nouvelles positions qui, à leur tour, engendraient l’intention inflexible. 

Je devais avoir l’air abasourdi. Don Juan rit et me dit qu’essayer de comprendre par raisonnement les descriptions métaphoriques des sorciers était aussi vain que d’essayer de comprendre par raisonnement la connaissance silencieuse.

Il ajouta que la difficulté, avec les mots, résidait en ce que toute tentative pour clarifier les descriptions des sorciers ne faisait que les rendre plus déroutantes.

J’insistai pour qu’il éclaircisse ce point d’une manière ou d’une autre. Je lui dis que tout ce qu’il pouvait ajouter, par exemple, sur le troisième point, ne pouvait que clarifier celui-ci, car, bien que sachant tout sur ce sujet, j’étais encore très perplexe.

« Le monde de tous les jours est fait de deux points de référence, me dit-il. Nous avons, par exemple, ici et là, dedans et dehors, en haut et en bas, bien et mal, et ainsi de suite. Donc, à proprement parler, la perception de notre vie est bidimensionnelle. Rien de ce que nous percevons nous-mêmes ne comporte de profondeur. »

Je protestai en lui disant qu’il mélangeait les choses. J’ajoutai que je pouvais accepter sa définition de la perception comme capacité des êtres vivants à appréhender avec leurs sens des champs d’énergie sélectionnés par leur point d’assemblage – définition très tirée par les cheveux au regard de mes critères académiques, mais qui, pour l’instant, semblait pertinente.

Cependant, je ne pouvais pas imaginer ce que pouvait être la profondeur de nos actions. Je lui dis qu’il parlait peut-être d’interprétations – d’élaborations de nos perceptions fondamentales.

« Un sorcier perçoit ses actions avec profondeur, dit-il. Ses actions sont, pour lui, tridimensionnelles. Elles ont un troisième point de référence.

– Comment un troisième point de référence peut-il exister ? demandai-je avec une nuance de mécontentement.

– Nos points de référence nous sont essentiellement fournis par notre perception sensorielle, dit-il.

Nos sens perçoivent et trient ce qui est urgent pour nous et ce qui ne l’est pas. En nous servant de cette distinction de base, nous trouvons le reste.

« Pour atteindre ce troisième point de référence on doit percevoir deux endroits à la fois. »

Le fait de m’être remémoré m’avait plongé dans une humeur étrange – on aurait dit que j’avais vécu l’expérience juste quelques minutes plus tôt. J’étais soudain conscient de quelque chose que j’avais complètement manqué auparavant. Sous la surveillance de don Juan, j’avais déjà fait deux fois l’expérience de cette perception divisée, mais c’était main-
tenant la première fois que je l’avais réalisée tout seul.

En pensant à ma remémoration, je me rendis compte également que mon expérience sensorielle était plus complexe que je ne l’avais cru au début. Pendant le temps où j’avais plané au-dessus des arbustes, j’avais été conscient – sans mots ni même pensées – que le fait de me trouver en deux endroits, ou d’être ici et ici comme l’avait dit don Juan, rendait ma perception immédiate et complète dans les deux endroits.

Mais j’avais aussi été conscient que ma double perception manquait de la clarté totale de la perception normale. Don Juan m’expliqua que la perception normale avait un axe.

Les paramètres de cet axe étaient « ici et là » et nous avions un penchant pour la clarté d’« ici ». Il ajouta que, dans le cadre de la perception normale, on ne percevait complètement, instantanément et directement pas d’« ici ».

« Là » ne bénéficiait pas du même caractère immédiat. Il était inféré, déduit, escompté, et même présumé, mais il n’était pas directement appréhendé par tous les sens. Quand nous percevions deux endroits à la fois, nous perdions la clarté totale, mais nous gagnions la perception immédiate de « là ».

« Mais alors, don Juan, j’avais raison de décrire ma perception comme étant la partie importante de mon expérience, dis-je.

– Non, tu avais tort. Cette expérience était vitale pour toi, parce qu’elle t’a ouvert la voie de la connaissance silencieuse, mais c’était le jaguar qui était important. Ce jaguar était en effet une manifestation de l’esprit.

« Ce grand félin est venu de nulle part sans crier gare. Et il aurait pu en finir avec nous aussi sûrement que je te le dis. Ce jaguar était une expression de la magie. Sans lui, tu n’aurais pas éprouvé d’exultation, tu n’aurais appris aucune leçon et tu n’aurais rien découvert.

– Mais s’agissait-il d’un vrai jaguar ? demandai-je.

– Et comment ! »

Don Juan me dit que pour un homme ordinaire ce grand félin aurait représenté quelque chose d’étrange et d’effrayant. Un homme ordinaire aurait eu du mal à expliquer en termes raisonnables ce que ce jaguar faisait à Chihuahua, si loin d’une jungle tropicale. Mais un sorcier, grâce à son lien de communication avec l’intention, voyait le jaguar comme un
véhicule menant à la perception – non pas comme quelque chose d’étrange, mais comme un objet de révérence.

Je voulais lui poser beaucoup de questions, mais j’en connaissais les réponses avant de les avoir articulées. Je suivis le déroulement de mes questions et de mes réponses personnelles pendant un moment, puis je me rendis compte que le fait de connaître en silence les réponses ne comptait pas ; les réponses devaient se traduire en paroles pour avoir une valeur
quelconque.

J’exprimai la première question qui me vint à l’esprit. Je demandai à don Juan de m’expliquer ce qui m’apparaissait comme une contradiction. Il avait affirmé que seul l’esprit pouvait déplacer le point d’assemblage. Mais il avait dit ensuite que mes sentiments, transformés en intention, avaient déplacé mon point d’assemblage.

« Seuls les sorciers peuvent transformer leurs sentiments en intention, dit-il. L’intention est l’esprit, c’est donc l’esprit qui déplace leur point d’assemblage.

« Ce qui est trompeur, dans tout cela, c’est que je dis que seuls les sorciers connaissent l’esprit, que l’intention est le domaine exclusif des sorciers. Cela n’est pas du tout vrai, mais telle est la situation dans le domaine de la pratique. En réalité, les sorciers sont plus conscients de leur lien avec l’esprit que l’homme ordinaire, et s’efforcent de le manipuler. C’est tout.

Je t’ai déjà dit que le lien de communication avec l’intention est un caractère universel, commun à tout ce qui existe. »

À deux ou trois reprises, don Juan sembla sur le point d’ajouter quelque chose. Il hésitait, essayant apparemment de choisir ses mots. Il me dit finalement que le fait de se trouver en deux endroits à la fois constituait un jalon par lequel les sorciers marquaient le moment où le point d’assemblage atteignait la position de la connaissance silencieuse.

La perception divisée, si l’on y arrivait par ses propres moyens, était appelée le libre mouvement du point d’assemblage.

Il m’affirma que tous les naguals faisaient donc tout ce qui était en leur pouvoir pour encourager le libre mouvement des points d’assemblage de leurs apprentis. Cet effort maximal était désigné par l’expression énigmatique « s’étendre jusqu’au troisième point ».

« La part la plus difficile de la connaissance du nagual, poursuivit don Juan, qui est certainement la partie la plus cruciale de sa tâche est celle qui consiste à s’étendre jusqu’au troisième point – le nagual a l’intention de ce libre mouvement et l’esprit donne au nagual les moyens de le réaliser.

Je n’avais jamais eu l’intention de quelque chose de ce genre avant que tu arrives. Je n’avais donc jamais pleinement apprécié l’effort gigantesque de mon benefactor pour en avoir l’intention à mon bénéfice.

« Si difficile que soit, pour un nagual, d’avoir l’intention de ce libre mouvement pour ses disciples, poursuivit don Juan, ce n’est rien en comparaison de la difficulté qu’éprouvent ses disciples à comprendre ce que fait le nagual. Pense à la façon dont tu as lutté toi-même ! Il m’est arrivé la même chose. La plupart
du temps, je finissais par croire que la ruse de l’esprit n’était que la ruse du nagual Julian.

« Plus tard, je me suis rendu compte que je lui devais ma vie et mon bien-être, continua don Juan. Je sais maintenant que je lui dois infiniment plus.

Gomme je ne peux pas commencer à raconter ce que je lui dois vraiment, je préfère dire qu’il m’a procuré, a force de cajoleries, un troisième point de référence.

« Le troisième point de référence est la liberté de la perception ; c’est l’intention ; c’est l’esprit ; le saut périlleux de la pensée dans le miraculeux ; l’acte par lequel nous dépassons nos limites pour atteindre l’inconcevable. »