Manier l’intention


L’événement que je me remémorai avait commencé à se produire au milieu d’un après-midi. Après avoir recueilli deux petits sacs d’herbes médicinales: extrêmement rares, don Juan et moi fîmes une pause et nous assîmes sur d’énormes roches.

Mais avant de nous diriger vers l’endroit où j’avais garé ma voiture, don Juan insista pour parler de 1’art du traqueur. Il me dit que le cadre où nous nous trouvions était le plus propice à l’explication de ses complexités, mais que, pour les comprendre, il me fallait d’abord accéder à l’état de conscience accrue.
Je lui demandai de m’expliquer encore une fois, avant de procéder à quoi que ce fût, ce qu’était vraiment la conscience accrue.

Faisant preuve d’une grande patience, don Juan parla de la conscience accrue en fonction du mouvement du point d’assemblage.

Pendant qu’il continuait de parler, je me rendis compte de la bouffonnerie de ma demande. Je savais tout ce qu’il me disait. Je lui dis que je n’avais pas vraiment besoin de ses explications, et il me dit que les explications n’étaient jamais perdues parce qu’elles s’imprimaient en nous pour que nous y recourions dans l’immédiat ou plus tard ou pour contribuer à préparer notre voie vers la connaissance silencieuse.

Quand je lui demandai de parler plus en détail de la connaissance silencieuse, il me répondit rapidement que la connaissance silencieuse était une position générale du point d’assemblage, que cette position avait été, il y a très longtemps, la position normale de l’homme, mais que pour des raisons impossibles à déterminer, le point d’assemblage de l’homme s’était éloigné de cet emplacement spécifique pour en adopter un autre qui s’appelait la « raison ».

Don Juan me fit remarquer que tous les êtres humains n’étaient pas représentatifs de cette nouvelle position.

Les points d’assemblage de la majorité d’entre nous ne se situaient pas carrément sur l’emplacement de la raison elle-même, mais dans son voisinage immédiat. Il en était allé de même pour la connaissance silencieuse : les points d’assemblage de tous les êtres humains ne s’étaient pas carrément situés sur cet emplacement non plus.

Il me dit aussi que le « lieu sans pitié », étant aussi une position du point d’assemblage, était un précurseur de la connaissance silencieuse et qu’une autre position du point d’assemblage appelée le « lieu de la préoccupation » était le stade précurseur de celui de la raison.

Je ne trouvais rien d’obscur à ces remarques sibyllines. À mes yeux, elles se passaient d’explication. Je comprenais tout ce qu’il disait, tout en attendant le coup qu’il me portait habituellement aux omoplates pour me faire accéder à la conscience accrue.

Mais ce coup ne vint pas et je continuai à comprendre ce qu’il disait sans être vraiment conscient de rien comprendre.

Le sentiment de facilité, celui de tenir les choses pour acquises, qui étaient propres à ma conscience normale, persistaient en moi, et je ne mettais pas en question ma capacité de comprendre.

Don Juan me fixa et me recommanda de m’étendre à plat ventre, sur un rocher rond, mes bras et mes jambes déployés comme les pattes d’une grenouille.

Je restai étendu ainsi pendant dix minutes environ, totalement décontracté, presque endormi, avant d’être brusquement tiré de mon assoupissement par un grognement léger et soutenu, accompagne d’un sifflement.

Je levai la nuque et mes cheveux se dressèrent sur ma tête. Un gigantesque jaguar noir était accroupi sur un rocher, à cinq mètres à peine de moi, juste au-dessus de l’endroit où don Juan était assis.

Le Jaguar, montrant ses crocs, me lançait un regard furieux. Il semblait prêt à bondir sur moi.

« Ne bouge pas ! me dit don Juan doucement. Et ne le regarde pas dans les yeux. Fixe son nez, et ne cille pas. Ta vie en dépend. »

Je fis ce qu’il me dit. Le jaguar et moi nous regardâmes pendant un moment, avant que don Juan ne rompe le statu quo en lançant son chapeau comme un Frisbee, à la tête du jaguar.

Celui-ci fit un saut en amère pour éviter d’être touché, et don Juan émit un long sifflement fort et perçant.

Puis il hurla à toute voix et battit des mains deux ou trois fois, ce qui fit le même bruit que des coups de feu étouffés.

Don Juan me fit signe de descendre de mon rocher et de le rejoindre. Nous hurlâmes tous les deux et battîmes des mains jusqu’à ce que don Juan décide que nous avions fait fuir le jaguar.
Mon corps tremblait, et pourtant je n’avais pas peur. Je dis à don Juan que ce qui m’avait le plus effrayé n’était pas le grognement soudain de l’animal ou son regard, mais la certitude que le jaguar m’avait regardé pendant longtemps avant que je l’entende et que je lève la tête.

Don Juan ne commenta pas du tout cette expérience. Il était plongé dans ses pensées. Quand je lui demandai s’il avait déjà vu le jaguar, il fit un geste impérieux pour me faire taire. Il me donna l’impression d’être mal à l’aise, peut-être même troublé.

Après un moment de silence, don Juan me fit signe de commencer à marcher. Il me précéda. Nous nous éloignâmes des rochers, en zigzaguant d’un pas rapide dans les broussailles.
Au bout d’une demi-heure environ, nous atteignîmes une clairière dans le chaparral où nous nous arrêtâmes pour nous reposer un peu. Nous ne nous étions pas parlé du tout et j’étais très curieux de savoir ce que pensait don Juan.

« Pourquoi marchons-nous de cette façon ? demandai-je. Ne vaudrait-il pas mieux filer d’ici tout droit et rapidement ?

– Non ! dit-il catégoriquement. Ce ne serait pas bien du tout. Ce jaguar est un mâle. Il a faim et il va nous poursuivre.

– Raison de plus pour partir rapidement d’ici, insistai-je.

– Ce n’est pas si facile, dit-il. Ce jaguar n’est pas encombré par la raison. Il saura exactement quoi faire pour nous attraper. Et, aussi vrai que je te parle, il lira nos pensées.

– Qu’entendez-vous en disant que le jaguar lit dans nos pensées ?

– Ce n’est pas une métaphore, dit-il. Je pense ce que je dis. De grands animaux comme celui-ci ont la capacité de lire dans les pensées. Et je ne veux pas dire qu’ils devinent. Je veux dire qu’ils savent tout directement.

– Que pouvons-nous donc faire ? demandai-je, véritablement alarmé.

– Nous devrions devenir moins rationnels et essayer de gagner la bataille en empêchant absolument le jaguar de lire en nous, répondit-il.

– En quoi cela nous aiderait-il d’être moins rationnels ? demandai-je.

– La raison nous fait choisir ce qui semble valable à l’esprit, dit-il. Par exemple, ta raison t’a déjà dit de courir aussi vite que tu peux et tout droit. Ce que ta raison n’a pas pris en considération, c’est que nous aurions dû courir environ dix kilomètres avant d’être en sécurité dans notre voiture. Et le jaguar nous aurait dépassés. Il aurait coupé devant nous pour nous attendre dans l’endroit le plus propice pour nous sauter dessus.

« Zigzaguer est un choix meilleur mais moins rationnel.

– Comment savez-vous que c’est un meilleur choix, don Juan ? demandai-je.

– Je le sais parce que mon lien de communication avec l’esprit est très limpide, ré-pondit-il. Cela signifie que mon point d’assemblage est sur la position de la connaissance silencieuse. De là, je peux discerner que ce jaguar a faim, mais que c’est un animal qui n’a pas encore mangé d’humain. Et nos actes le déconcertent. Si nous zigzaguons maintenant, le jaguar devra faire un effort pour prévoir notre comportement.

– Y a-t-il d’autres choix que celui de zigzaguer. ? demandai-je.

– Il n’y a que des choix rationnels, dit-il. Et nous n’avons pas tout l’équipement dont nous avons besoin pour mettre en oeuvre des choix rationnels.

Par exemple, nous pouvons nous diriger vers le sommet, mais il nous faudrait un fusil pour tenir.

« Nous devons être à la hauteur des choix du jaguar. Ces choix sont dictés par la connaissance silencieuse. Nous devons faire ce que nous dit la connaissance silencieuse, même si elle nous demande des choses qui semblent déraisonnables. »

Il commença à trotter en zigzags. Je le suivis de très près mais je doutais que le fait de courir ainsi nous sauverait. J’éprouvais un sentiment de panique à retardement. Le souvenir de la silhouette menaçante de l’énorme animal m’obsédait.

Le chaparral désertique était composé de buissons hauts et pelés distants de deux mètres environ les uns des autres. Les faibles chutes de pluie dans cette région empêchaient la croissance d’une végétation très feuillue ou de broussailles épaisses.

Pourtant,ces broussailles donnaient une impression visuelle d’épaisseur et de densité qui semblait les rendre impénétrables.

Don Juan se déplaçait avec une agilité extraordinaire et je le suivais de mon mieux. Il me demanda de regarder où je posais les pieds et de faire moins de bruit. Il me dit que le bruit des  branches qui craquaient sous mon poids nous trahissait à coup sûr.

J’essayai délibérément de poser les pieds sur les traces des pas de don Juan pour éviter de faire craquer les branches sèches. Nous zigzaguâmes ainsi sur une distance de cent mètres environ avant que j’aper-çoive la masse énorme et noire du jaguar à un mètre, à peine, derrière moi.

Je hurlai de toutes mes forces. Sans s’arrêter, don Juan se retourna assez vite pour voir le grand félin disparaître. Don Juan émit de nouveau un sifflement perçant et battit des mains de manière continue, en imitant le bruit de coups de feu étouffés.

Il me dit à voix très basse que les félins n’aimaient pas grimper et que nous allions donc franchir, à toute vitesse, le ravin profond et large qui se trouvait à quelques mètres à ma droite.
Il donna le signal du départ et nous courûmes aussi vite que possible à travers les buissons.

Nous descendîmes la pente du ravin, jusqu’au fond, puis nous remontâmes à toute allure l’autre versant. De là, on voyait clairement la pente, le fond du ravin, et le terrain plat d’où nous venions.

Don Juan me murmura que le jaguar nous suivait à l’odeur, et que si nous avions de la chance, nous le verrions courir jus-qu*au fond du ravin, en suivant de près nos traces, Je contemplai fixement le ravin qui était à nos pieds, attendant anxieusement d’apercevoir l’animal.

Mais je ne le vis pas. Je commençai à me dire que le jaguar s’était peut-être enfui, lorsque j’entendis le grognement effrayant du grand félin dans les fourrés qui se trouvaient juste derrière nous. Je me rendis compte que don Juan avait eu raison et cela me glaça.

Pour arriver là où il se trouvait, le jaguar avait dû lire dans nos pensées et franchir le ravin avant nous.

Sans dire un mot, don Juan se mit à courir à une vitesse extraordinaire. Je le suivis et nous zigzaguâmes pendant un bon moment. J’étais complètement essoufflé quand nous nous arrêtâmes pour nous reposer.

La peur d’être poursuivi par le jaguar ne m’avait cependant. pas empêché d’admirer la superbe prouesse physique de don Juan. Il avait couru comme un jeune homme. Je commençai à lui dire qu’il m’avait rappelé quelqu’un qui, dans mon enfance, m’avait profondément impressionné par son aptitude à courir, mais il me fit signe de me taire.

Il guettait attentivement un bruit, et je fis de même.

J’entendis un froissement dans les broussailles, droit devant nous. Puis la silhouette noire du jaguar apparut un instant quelque part dans les fourrés, à une cinquantaine de mètres de nous.

Don Juan haussa les épaules et m’indiqua du doigt l’animal.

« On dirait que nous n’allons pas nous en débarrasser, dit-il d’un ton résigné. Marchons tranquillement, comme si nous nous promenions agréablement dans un parc, et raconte-moi cette histoire de ton enfance. Le moment et le cadre s’y prêtent bien.

Un jaguar nous poursuit avec un appétit féroce et tu te. souviens de ton passé : le non-faire parfait quand on est poursuivi par un jaguar. »

Il se mit à rire. Mais quand je lui dis que cela ne m’intéressait plus du tout de raconter cette histoire son rire redoubla.

« Tu me punis maintenant pour n’avoir pas voulu t’écouter, n’est-ce pas ? » me demanda-t-il.

Et moi, bien sûr, je commençai à me défendre. Je lui dis que son accusation était tout à fait absurde, et que j’avais vraiment perdu le fil de l’histoire.

« Quand un sorcier n’a pas de suffisance, il se soucie comme d’une guigne d’avoir perdu le fil d’une histoire, me dit-il, malicieux, et les yeux brillants.

Comme tu n’as plus aucune suffisance, tu devrais raconter ton histoire maintenant. Raconte-la à l’esprit, au jaguar et à moi, comme si tu n’en avais pas du tout perdu le fil. »

Je voulus lui dire que je n’avais pas envie de me plier à ses désirs parce que l’histoire était trop stupide et que les circonstances étaient accablantes. Je voulais choisir le cadre et le moment adéquats pour mon récit, comme il le faisait lui-même lorsqu’il racontait ses histoires.

Il me répondit avant que je m’exprime.

« Le jaguar et moi nous pouvons tous deux lire dans les pensées, me dit-il en souriant. Si je choisis le cadre et le moment appropriés pour raconter mes histoires de sorcellerie, c’est parce qu’elles font partie d’un enseignement et que je veux leur permettre d’avoir le maximum d’effet. »

Il me fit signe de me mettre en marche. Nous marchâmes tranquillement, l’un à côté de l’autre. Je lui dis que j’admirais sa façon de courir et sa vigueur, et qu’il y avait un peu de suffisance dans mon admiration parce que je me considérais moi-même comme un bon coureur. Puis je lui racontai l’histoire qui s’était produite pendant mon enfance et dont je m’étais souvenu quand je l’avais vu courir si bien.

Je lui dis que j’avais joué au football, quand j’étais petit garçon, et que je courais très bien. En fait, j’étais si agile et rapide que j’avais l’impression de pouvoir faire impunément n’importe quelle frasque parce que j’étais capable de distancer tous mes poursuivants, surtout les vieux policiers qui patrouillaient à pied dans les rues de ma ville. Si je cassais une lampe de réverbère ou quelque chose de ce genre, je n’avais qu’à courir pour être en sécurité.

Mais un jour, à mon insu, les vieux policiers furent remplacés par un nouveau corps de police qui avait suivi un entraînement militaire. Le désastre survint lorsque je cassai une vitrine, dans un magasin, et que je courus, sûr que ma vitesse était ma sauvegarde.

Un jeune policier se lança à ma poursuite. Je courus comme je ne l’avais jamais fait, mais ce fut en vain. L’agent, qui était un avant-centre de première volée dans l’équipe de football de la police était plus rapide et plus vigoureux que mon corps d’enfant de dix ans n’en pouvait supporter.

Il m’attrapa et me ramena à coups de pied jusqu’au magasin dont j’avais cassé la vitrine. Il comptait astucieusement tous ses coups à haute voix, comme s’il s’entraînait sur un terrain de football. Il ne me fit pas mal, il me fit seulement horriblement peur, mais mon intense humiliation fut tempérée par l’admiration de mes dix ans pour son talent et sa prouesse de joueur de football.

Je dis à don Juan que j’avais éprouvé la même chose à son égard. Il parvenait à me distancer malgré notre différence d’âge et ma vieille propension à décamper.

Je lui dis aussi que j’avais fait pendant des années un rêve au cours duquel je courais si bien que le jeune policier ne pouvait plus m’attraper.

« Ton histoire est plus importante que je ne le pensais, dit don Juan. Je croyais que tu allais me parler d’une fessée de ta mère. »

La façon dont il prononçait les mots rendait sa phrase très drôle et très moqueuse. Il ajouta que c’était parfois l’esprit, et pas notre raison, qui choisissait nos histoires.

C’était le cas cette fois-ci. L’esprit avait déclenché le souvenir de cette histoire précise, certainement parce qu’elle concernait ma suffisance indestructible. Il me dit que la colère et l’humiliation étaient restées vivantes en moi pendant des années et que mes sentiments d’échec et de découragement étaient encore intacts.

« Un psychologue se régalerait d’entendre ton histoire replacée dans son contexte actuel, poursuivit-il.

Dans ton esprit, tu dois m’identifier avec le jeune policier qui a mis en pièces ton sentiment d’invincibilité. »

Maintenant qu’il en parlait, je devais admettre que tel avait été mon sentiment, bien que je ne l’eusse pas pensé consciemment et encore moins exprimé.
Nous marchâmes en silence. J’étais tellement frappé par son analogie que j’oubliai complètement le jaguar qui nous guettait, jusqu’à ce qu’un grognement sauvage me rappelle la situation où nous nous trouvions.

Don Juan m’ordonna de sauter sur les branches basses et longues des arbustes et d’en casser quelques-unes pour en faire une sorte de long balai.

Il fit la même chose. Nous nous en servîmes, en courant, pour soulever un nuage de poussière, en remuant et en piétinant le sable sec et sale.

« Ceci devrait inquiéter le jaguar, dit-il quand nous nous arrêtâmes à nouveau pour reprendre souffle. Il ne nous reste que quelques heures de clarté. La nuit, le jaguar est imbattable, alors nous ferions mieux de courir tout droit jusqu’à ces collines rocheuses. »

Il indiqua quelques collines au loin, à environ huit cents mètres au sud.

« Il faut aller vers l’est, dis-je. Ces collines sont trop loin au sud. Si nous allons dans cette direction, nous n’arriverons jamais jusqu’à ma voiture.

– Nous n’arriverons en tout cas pas jusqu’à ta voiture aujourd’hui, dit-il calmement. Et peut-être pas demain non plus. Qui peut dire si nous y retournerons jamais ? »

J’eus un accès de frayeur, puis une paix étrange m’envahit. Je dis à don Juan que si la mort m’emportait dans ces fourrés déserts, j’espérais que ce serait sans souffrance.

« Ne t’en fais pas, me dit-il. La mort n’est pénible que lorsqu’elle survient quand on est au lit, malade.

Quand tu te bats pour ta vie, tu n’éprouves pas de souffrance. Si tu éprouves quelque chose, c’est de la jubilation. »

Il dit qu’une des différences les plus spectaculaires entre les hommes civilisés et les sorciers résidait dans la manière dont la mort venait à eux. Ce n’est qu’avec les guerriers-sorciers que la mort était douce et aimable. Ils pouvaient être mortellement blessés et n’éprouver pourtant aucune souffrance. Et ce qui était encore plus extraordinaire, c’est que la mort restait en suspens aussi longtemps que les sorciers le souhaitaient.

« La plus grande différence qui existe entre un homme ordinaire et un sorcier, c’est que le sorcier commande à sa mort avec sa vitesse, poursuivit don Juan. Si ce cas se présente, le jaguar ne me mangera pas. Il te mangera parce que tu ne disposes pas de la vitesse nécessaire pour retarder ta mort. »

Il parla ensuite des complexités de l’idée que se faisaient les sorciers de la vitesse et de la mort. Il me dit que dans le monde de tous les jours nos paroles ou nos décisions pouvaient être très facilement inversées. La seule chose irrévocable, dans notre monde, était la mort. Par ailleurs, dans le monde des sorciers, la mort normale pouvait être révoquée, mais pas la
parole des sorciers. Dans le monde des sorciers on ne pouvait pas changer ou modifier ses décisions. Une fois qu’elles étaient prises, elles étaient à jamais valables.

Je lui dis que ses affirmations, si impressionnantes qu’elles fussent, ne pouvaient pas me convaincre que la mort était susceptible d’être révoquée. Et il m’expliqua à nouveau ce qu’il m’avait déjà expliqué. Il me dit que, pour un voyant, les êtres humains étaient des masses lumineuses, oblongues ou sphériques, composées d’innombrables champs d’énergie statiques mais vibrants, et que seuls les sorciers étaient capables d’insuffler du mouvement à ces sphères de luminosité statiques.

Ils pouvaient, en un millième de seconde, déplacer leur point d’assemblage jusqu’à n’importe quelle position au sein de leur propre masse lumineuse. Ce mouvement et la vitesse à laquelle il s’accomplissait entraînaient un changement instantané qui suscitait la perception d’un univers totalement différent. Ils pouvaient aussi bien déplacer leur point d’assemblage, sans s’arrêter, sur leurs champs d’énergie lumineuse tout entiers. La force engendrée par un tel mouvement était si intense qu’elle consumait instantanément toute leur masse lumineuse.

Il me dit que si, à la suite d’un glissement de terrain, des rochers venaient s’écraser sur nous en ce moment précis, il serait capable d’annuler l’effet normal d’une mort accidentelle.

En se servant de la vitesse à laquelle son point d’assemblage se déplacerait, il pouvait changer d’univers ou brûler du dedans en une fraction de seconde. Quant à moi, je mourrais d’une mort normale, fracassé par les rochers, parce que mon point d’assemblage ne disposait pas de la vitesse nécessaire pour me tirer de là.

Je lui dis qu’il me semblait que les sorciers n’avaient fait que trouver une autre façon de mourir, ce qui n’était pas la même chose qu’une élimination de la mort. Et il me répondit que tout ce qu’il avait dit, c’était que les sorciers commandaient à leur mort. Ils ne mouraient que quand ils le devaient.

Bien que je ne misse pas en doute ce qu’il disait, je lui posais tout le temps des questions, presque par jeu. Mais pendant qu’il parlait, des pensées et des souvenirs flottants concernant d’autres univers perceptibles prenaient forme dans mon esprit, comme sur un écran.

Je dis à don Juan que j’avais d’étranges pensées. Il rit et me recommanda de m’en tenir au jaguar, parce qu’il était tellement réel qu’il ne pouvait être qu’une véritable manifestation de l’esprit.

L’idée que l’animal était tellement réel me fit frissonner. « Ne vaudrait-il pas mieux changer de direction plutôt que d’aller tout droit vers ces collines ? »
demandai-je.

Je pensais que nous pourrions susciter une certaine confusion chez le jaguar par un changement inattendu.

« Il est trop tard pour changer de direction, me dit don Juan. Le jaguar sait déjà que nous ne pouvons aller ailleurs que sur ces collines.

– C’est impossible, don Juan, m’exclamai-je.

– Pourquoi ? » me demanda-t-il.

Je lui dis que même si je pouvais témoigner de l’aptitude du jaguar à nous devancer d’un bond, je ne pouvais pas vraiment admettre que le jaguar fût assez prévoyant pour comprendre où nous voulions aller.

« Tu fais l’erreur de penser au pouvoir du jaguar comme à un pouvoir de compréhension. Il ne pense pas. Il ne fait que savoir. »

Don Juan me dit que la manœuvre qui consistait à soulever de la poussière était destinée à troubler le jaguar en l’alimentant sensoriellement par quelque chose qui ne nous servait à rien.

Soulever de la poussière ne pouvait faire naître en nous un sentiment réel, même si nos vies en dépendaient.

« Je ne comprends vraiment pas ce que vous dites », me lamentai-je.

Don Juan m’expliqua que les sentiments humains étaient pareils à des courants d’air chaud et froid ,qu’un animal pouvait facilement détecter. Nous étions les envoyeurs, le jaguar était le receveur. Tous les sentiments que nous pouvions éprouver parviendraient au jaguar. Ou, plus exactement, le jaguar pouvait lire tous les sentiments qui avaient pour nous une utilité.

Dans le cas de la manoeuvre qui consistait à soulever de la poussière, ce que nous ressentions à cet égard sortait tellement de l’ordinaire que nos sen- timents ne pouvaient que provoquer un vide chez le receveur.

« La connaissance silencieuse pourrait dicter une autre manoeuvre, qui consisterait à soulever de la poussière en frappant le sol du pied », dit don Juan.

Il me regarda un instant comme s’il attendait mes réactions.

« Nous allons marcher très tranquillement mainte- nant, dit-il, et tu vas soulever de la poussière en frappant avec les pieds comme si tu étais un géant de trois mètres. »

Je devais avoir une expression stupide. Le corps de don Juan était secoué de rire.

« Soulève, de ton pied, un nuage de poussière, m’ordonna-t-il. Sens-toi immense et lourd. »

J’essayai, et j’eus tout de suite l’impression d’être massif. Je lui dis, sur le ton de la plaisanterie, que son pouvoir de suggestion était incroyable. Je me sentais
vraiment gigantesque et féroce. Il m’assura que l’impression que j’avais de ma nouvelle dimension n’était nullement l’effet de sa suggestion mais celui d’un
déplacement de mon point d’assemblage.

Il me dit que les hommes de l’Antiquité devinrent légendaires parce qu’ils savaient, par la connaissance silencieuse, le pouvoir que l’on pouvait acquérir en déplaçant le point d’assemblage. Les sorciers avaient récupéré, à une échelle réduite, cet ancien pouvoir. Ils pouvaient, par un déplacement de leur point d’assemblage, manipuler et changer les choses.

J’avais changé les choses en me sentant grand et féroce. Les sentiments traités de cette façon ont été appelés l’intention.

« Ton point d’assemblage s’est déjà pas mal déplacé, poursuivit-il. Tu te trouves maintenant dans une situation où tu peux, soit perdre ton avantage, soit pousser ton point d’assemblage à se déplacer au-delà de la position où il se trouve maintenant. »

Il me dit que tous les êtres humains vivant dans des conditions normales avaient peut-être eu une fois ou l’autre l’occasion de se détacher de la contrainte des conventions. Il insista sur le fait qu’il ne parlait pas des conventions sociales mais des conventions qui brimaient notre perception. Un moment d’exultation suffirait, pour déplacer notre point d’assemblage et pour échapper à nos conventions, ainsi qu’un moment de frayeur, de maladie, de colère ou de chagrin.

Mais, d’habitude, quand nous avons l’occasion de déplacer notre point d’assemblage, nous prenons peur. Nos antécédents religieux, académiques, sociaux, entrent en jeu. Ils assurent notre retour confortable dans le troupeau ; le retour de notre point d’assemblage à la position prescrite de la vie normale.

Il me dit que tous les mystiques et les maîtres spirituels que je connaissais l’avaient fait : leur point d’assemblage s’était déplacé, soit par accident, soit grâce     à la discipline, jusqu’à un certain point ; puis ils étaient retournés à la normale, en rapportant un souvenir qui durait toute leur vie.

« Tu peux être un bon garçon, très pieux, poursuivit-il, et oublier le mouvement initial de ton point d’assemblage. Ou bien tu peux dépasser tes limites raisonnables. Toi, tu restes encore dans le cadre de ces limites. »

Je savais ce qu’il voulait dire, mais j’éprouvais une étrange hésitation qui me faisait vaciller.

Don Juan alla plus loin dans ses arguments. Il me dit que l’homme ordinaire, incapable de trouver l’énergie nécessaire pour percevoir au-delà de ses limites quotidiennes, appelait le domaine de la perception extraordinaire la sorcellerie, la magie ou l’oeuvre du diable, et s’en écartait avec répugnance sans l’examiner de plus près.

« Mais tu ne peux plus faire de la sorte, poursuivit don Juan. Tu n’es pas assez religieux et tu es trop curieux pour abandonner si facilement quoi que ce soit. La seule chose qui pourrait t’arrêter serait la lâcheté.

« Transforme toute chose en ce qu’elle est réellement : l’abstrait, l’esprit, le nagual.

Il n’y a pas de sorcellerie, pas de mal, pas de diable. Il n’y a que la perception. »

Je le compris. Mais je ne savais pas exactement ce qu’il voulait me voir faire.

Je regardai don Juan, cherchant à trouver les mots les plus appropriés. Il semblait que j’avais accédé à  un état d’esprit très fonctionnel et je ne voulais pas gaspiller un seul mot.

« Sois gigantesque, m’ordonna-t-il en souriant.

Débarrasse-toi de la raison. »

À ce moment-là, je sus exactement ce qu’il voulait dire.

En fait, je sus que je pouvais accroître l’intensité de mes sentiments de la dimension et de la férocité jusqu’à être véritablement un géant dont la tête planait au-dessus des arbustes, et qui voyait tout ce qui nous entourait.

Je tentai d’exprimer mes pensées mais j’y renonçai vite.

Je me rendis compte que don Juan savait tout ce que je pensais et, manifestement, beaucoup, beaucoup plus encore.

Il m’arriva ensuite quelque chose d’extraordinaire. Mes facultés rationnelles cessèrent de fonctionner. J’avais littéralement le sentiment qu’une couverture noire m’avait enveloppé et obscurcissait mes pensées. Et je laissai tomber ma raison avec la désinvolture de quelqu’un qui n’a pas le moindre souci. J’étais convaincu que si je voulais me débarrasser de la couverture qui obscurcissait mes pensées, je n’avais qu’à me sentir en train de la traverser.

Dans cet état-là, je sentis que j’étais propulsé, mis en mouvement. Quelque chose me faisait me déplacer physiquement d’un endroit à l’autre. Je n’éprouvai aucune fatigue. La vitesse et l’aisance avec laquelle je pouvais me déplacer me ravissaient.

Je n’avais pas l’impression de marcher ; je ne volais pas non plus. J’étais plutôt transporté avec une extrême facilité. Mes mouvements ne devenaient saccadés et disgracieux que lorsque j’essayais d’y penser. Quand j’y prenais plaisir sans réfléchir, j’accédais à un état extraordinaire d’exultation physique qui n’avait pas de précédent pour moi.

Si j’avais connu des exemples de ce genre de bonheur physique auparavant, ils avaient dû être si brefs qu’ils n’avaient pas laissé de souvenir. Pourtant lorsque je fis l’expérience de cette extase, j’éprouvais un vague sentiment d’identification, comme si je l’avais connue une fois mais oubliée.

L’ivresse que j’éprouvais à me déplacer à travers les broussailles était si intense que tout le reste disparaissait. Les seules choses qui existaient pour moi étaient ces périodes d’ivresse et puis les moments où je m’arrêtais et me retrouvais en face des buissons.

Mais la sensation physique totale de planer audessus des buissons, que j’éprouvais depuis l’instant où quelque chose m’avait mis en mouvement, était encore plus inexplicable.

À un moment donné, je vis nettement la silhouette du jaguar devant moi, plus haut. Il courait aussi vite qu’il le pouvait. J’eus l’impression qu’il essayait d’éviter les piquants des cactus. Il regardait attentivement l’endroit où il posait ses pattes.

J’eus une envie irrésistible de poursuivre le jaguar et de lui faire perdre sa prudence en lui faisant peur.

Je savais qu’il serait piqué par les cactus. Puis uneidée se fit jour dans mon esprit silencieux – je pensai que le jaguar deviendrait plus dangereux s’il était blessé par les piquants. Cette idée me fit le même effet que si quelqu’un m’avait réveillé au milieu d’un rêve.

Quand je me rendis compte que mes processus de pensée fonctionnaient à nouveau, je m’aperçus que j’étais au pied d’une chaîne basse de collines rocheuses. Je regardai alentour. Don Juan se trouvait tout près de moi. Il semblait épuisé. Il était pâle et il respirait très fort.

« Que s’est-il passé, don Juan ? demandai-je après m’être gratté la gorge.

– Dis-moi, toi, ce qui s’est passé », me dit-il, dans un halètement.

Je lui dis ce que j’avais éprouvé. Puis je me rendis compte que je pouvais à peine voir le sommet de la montagne directement dans mon champ de vision.

La lumière du jour avait beaucoup baissé, ce qui signifiait que j’avais couru, ou marché, pendant plus de deux heures.

Je demandai à don Juan de m’expliquer ce problème du temps. Il me dit que mon point d’assemblage avait dépassé le lieu sans pitié pour entrer dans le domaine de la connaissance silencieuse, mais que je ne disposais pas encore de l’énergie nécessaire pour manipuler celle-ci moi-même.

La manipuler moi-même exigeait que je dispose d’une énergie suffisante pour me déplacer à volonté entre la raison et la connaissance silencieuse. Il ajouta que si un sorcier disposait d’assez d’énergie – ou même s’il n’avait pas assez d’énergie mais avait besoin de déplacer son point d’assemblage parce qu’il s’agissait d’une question de vie ou de mort – il pouvait fluctuer entre la raison et la connaissance silencieuse.

Il avait conclu, en ce qui me concernait, qu’en raison du sérieux de la situation, j’avais laissé l’esprit déplacer mon point d’assemblage.

J’étais, en conséquence, entré dans la connaissance silencieuse. Naturellement, la portée de ma perception s’était accrue, ce qui m’avait donné l’impression d’être grand, de planer au-dessus des buissons.

À cette époque, à cause de ma formation académique, je m’intéressais passionnément à la validation par consensus. Je lui posai la question type que j’avais choisie alors.

« Si une personne du département d’anthropologie de l’UCLA m’avait observé, m’aurait-elle vu sous la forme d’un géant piétinant à grands pas les broussailles ?

– Je ne sais vraiment pas, me dit don Juan. Pour le savoir il faudrait déplacer ton point d’assemblage lorsque tu te trouves au département d’anthropologie.

– J’ai essayé, lui dis-je. Mais il ne se passe rien. Je dois avoir besoin que vous soyez là pour qu’il se passe quelque chose.

– À ce moment-là, il ne s’agissait pas pour toi d’une question de vie ou de mort, me dit-il. Si cela avait été le cas, tu aurais déplacé ton point d’assemblage tout seul.

– Mais les gens verraient-ils ce que je vois quand mon point d’assemblage se déplace ? insistai-je.

– Non, parce que leur point d’assemblage ne se trouverait pas au même endroit que le tien, répondit- il.

– Alors, don Juan, ai-je rêvé du jaguar ? demandai-je. Tout cela ne s’est-il passé que dans mon esprit ?

– Pas tout à fait, dit-il. Ce grand félin existe. Tu as parcouru des kilomètres et tu n’es même pas fatigué. Si tu en doutes, regarde tes chaussures. Elles sont pleines de piquants de cactus. Tu as donc marché, ta tête planant au-dessus des buissons. Et en même temps, tu ne l’as pas fait. Cela dépend de la position du point d’assemblage des gens, du fait qu’il connaissance silencieuse. »

Je compris tout ce qu’il disait pendant qu’il le disait, mais j’étais incapable d’en répéter volontairement quelque partie que ce fût. Je ne pouvais pas non plus déterminer ce que je savais ni pourquoi cela avait tant de sens à mes yeux.

Le grognement du jaguar me ramena à la réalité du danger immédiat. J’aperçus sa silhouette sombre tandis qu’il grimpait rapidement environ trente mètres à notre droite.

« Qu’allons-nous faire, don Juan ? » demandai-je, sachant que lui aussi avait vu l’animal qui se déplaçait devant nous.

« Continue à grimper jusqu’au sommet et cherche un abri là-haut », dit-il calmement.

Puis il ajouta, comme s’il n’avait aucun souci par ailleurs, que j’avais perdu un temps précieux à planer au-dessus des buissons. Au lieu de me diriger, avait-il souligné, vers la sécurité des collines, j’avais démarré en direction des hautes montagnes de l’est.

« Nous devons atteindre cet escarpement avant le jaguar, ou nous perdrions toutes nos chances », dit-il, en indiquant le versant presque vertical qui se trouvait au sommet même de la montagne.

Je me tournai vers ma droite et vis le jaguar qui bondissait de rocher en rocher. Il se frayait un chemin, c’était évident, pour nous isoler.

« Allons-y, don Juan ! » hurlai-je, tant j’étais nerveux.

Don Juan sourit. Il semblait s’amuser de ma peur et de mon impatience. Nous nous mîmes en route aussi vite que nous le pûmes et grimpâmes à un rythme régulier, Je tentai de ne pas prêter attend:on à la forme sombre du jaguar qui apparaissait de temps en temps, un peu au-devant de nous et toujours à notre droite.

Nous arrivâmes tous les trois en même temps à la base de l’escarpement. Le jaguar se trouvait à environ vingt mètres à notre droite. Il bondit et tenta d’escalader le versant de la falaise mais il échoua. La roche était trop lisse.

Don Juan me dit en hurlant de ne pas perdre de temps à observer le jaguar parce qu’il allait nous attaquer dès qu’il aurait renoncé à tenter son escalade.
À peine don Juan avait-il parlé que l’animal attaqua.

Le temps n’était plus aux exhortations. Je grimpai tant bien que mal le long de la falaise, suivi par don Juan. Le cri perçant de l’animal frustré résonna juste à côté du talon de mon pied droit. La force propulsive de la peur me projeta vers le haut de l’escarpement lisse comme si j’avais été une mouche. Je parvins au sommet avant don Juan qui s’était arrêté pour rire.

En sécurité au haut de la falaise, j’eus plus de temps pour penser à ce qui s’était passé. Don Juan ne voulut parler de rien. Il me dit qu’à l’étape actuelle de mon développement tout mouvement de mon point d’assemblage demeurerait toujours un mystère. Le défi que j’avais accepté au début de mon apprentissage consistait, me dit-il, à conserver mes acquis plutôt qu’à les exprimer par raisonnement – pour qu’à un moment donné tout prenne sens pour moi.

Je lui dis que tout avait un sens pour moi en ce moment. Mais il était inflexible, et disait que je devais être capable de m’expliquer à moi-même la connaissance avant de pouvoir prétendre qu’elle prenait un sens pour moi. Il insista sur le fait que, pour qu’un mouvement de mon point d’assemblage prenne du sens, il me fallait l’énergie nécessaire pour passer de
l’endroit de la raison à celui de la connaissance silencieuse.

Il se tut pendant un bon moment, balayant tout mon corps de son regard. Puis il sembla se décider, sourit et recommença à parler.

« Aujourd’hui, tu as atteint l’endroit de la connaissance silencieuse », dit-il d’un ton sans réplique.

Il m’expliqua que cet après-midi-là, mon point d’assemblage s’était déplacé tout seul, sans son intervention. J’avais eu l’intention de ce mouvement en manipulant mon sentiment d’être gigantesque et, ainsi, mon point d’assemblage avait atteint la position de la connaissance silencieuse.

J’étais très curieux de savoir comment don Juan interprétait mon expérience. Il me dit qu’un des moyens de parler de la perception à laquelle on parvenait quand on se trouvait à l’endroit de la connaissance silencieuse était de la nommer « ici et ici ».

Il m’expliqua que lorsque je lui avais dit que je m’étais senti planer au-dessus des broussailles du désert, j’aurais dû ajouter que je voyais le sol du désert et le sommet des arbustes en même temps. Ou que je m’étais trouvé à l’endroit où j’étais et en même temps à l’en- droit où était le jaguar. J’avais ainsi pu remarquer comment celui-ci regardait attentivement où il posait ses pattes pour éviter les piquants des cactus. En d’autres termes, au lieu de percevoir l’ici et là normal, j’avais perçu « ici et ici ».

Ses commentaires m’effrayèrent, Il avait raison.

Je ne lui avais pas parlé de cela, et je ne m’étais même pas avoué à moi-même que je m’étais trouvé en deux endroits au même moment.

Je n’aurais pas osé penser en ces termes, sinon grâce à ses commentaires.

Il me répéta que j’avais besoin de plus de temps et d’énergie pour que tout prenne un sens.

J’étais trop néophyte ; j’avais encore besoin d’une grande surveillance.

Par exemple, quand je planais au-dessus des arbustes, il avait dû faire fluctuer rapidement son point d’assemblage entre les endroits de la raison et de la connaissance silencieuse pour prendre soin de moi.

Et cela l’avait épuisé, « Dites-moi, lui demandai-je pour mettre sa raison à l’épreuve. Ce jaguar était plus étrange que vous ne voulez l’admettre, n’est-ce pas ? Les jaguars ne font pas partie de la faune de cette région. Les pumas, si, mais pas les jaguars. Comment expliquez-vous cela ? »

Il plissa son visage avant de répondre. Il était soudain très sérieux.

« Je crois que ce jaguar particulier confirme tes théories anthropologiques, me dit-il d’un ton solennel. De toute évidence, ce jaguar suivait la fameuse route commerciale reliant Chihuahua à l’Amérique centrale. »

Don Juan se mit à rire tellement fort que le bruit de son rire se répercuta en écho dans la montagne.

et écho me perturba autant que le jaguar l’avait fait.

Pourtant ce n’était pas l’écho lui-même qui me perturbait, mais le fait que je n’avais jamais entendu d’écho la nuit. Les échos étaient, pour moi, uniquement associés au jour.