LA CONSCIENCE DE LA MORT


A une occasion, quelqu’un lui demanda : « Carlos, qu’attendez-vous du futur ? «

Il répondit brusquement ; « Il n’y a rien à en attendre ! Les sorciers n’ont pas de demain ! «

Cette nuit-là, un groupe d’intéressés assez important avait été réuni dans l’auditorium d’une résidence privée, près de la zone de San Jeronimo.

Lorsque j’arrivai, Carlos était déjà là. Il souriait tout en répondant aux questions.

Son sujet initial était ce qu’il appelait le ‘ non-faire’, une activité spécialement dessinée pour éliminer de notre vie tout vestige de quotidienneté. Il affirma que le ‘non-faire’ est l’exercice favori des apprentis, parce qu’il les introduit dans un domaine merveilleux et déconcertant, très rafraîchissant pour l’énergie et dont l’effet sur la conscience était ce qu’il nommait ‘stopper le monde’.

Répondant ensuite à quelques interrogations il résuma que le non-faire ne peut être raisonné. Quel que soit l’effort entrepris pour le comprendre il en résulte toujours une interprétation de l’enseignement et il tombe automatiquement dans le champ du ‘faire’.

« La prémisse des sorciers pour traiter avec ce type de pratique est le silence mental, et la qualité d’un tel silence, pour un acte aussi hors du commun que celui de ‘stopper-le-monde’, ne peut venir que d’un contact avec la plus grande vérité de notre existence : « Nous allons tous mourir«.

Il nous conseilla :

« Si vous voulez vous connaître vous-même, soyez conscients de votre mort personnelle. Elle n’est pas négociable. Toute autre chose peut vous quitter mais pas la mort. A elle vous pouvez faire confiance. Apprenez à l’utiliser pour produire de vrais effets dans vos vies.

« En outre, cessez de croire aux contes chinois et autres balivernes.

Personne ne vous attend au-delà ! Aucun d’entre nous n’est assez important pour prétendre à l’immortalité.

Un sorcier humble sait que son destin est identique à celui de tout autre être vivant sur la Terre. Ainsi, au lieu d’avoir de faux espoirs, il travaille concrètement et durement pour échapper à sa condition humaine ; et empruntez l’unique porte de sortie qui nous est proposée : la rupture de notre barrière de perception.

« Pendant que vous écoutez les conseils de la mort, rendez-vous responsables de votre vie, de chacun de vos actes. Explorez-vous, reconnaissez-vous et vivez intensément comme vivent les sorciers.

L’intensité est l’unique clé qui peut nous sauver de l’abêtissement.

« Une fois aligné avec la mort, vous serez en condition pour le pas suivant : réduire au minimum les bagages.

Ce monde est un monde-prison et il faut en sortir comme des fugitifs, sans rien emporter. Les êtres humains sont des voyageurs par nature.

Voler et connaître d’autres horizons est notre destin.

Iriez-vous en voyage avec votre lit ou avec la table sur laquelle vous mangez ? Simplifiez votre vie !. «

Il ajouta que l’humanité de notre époque a acquis une étrange coutume qui est symptomatique de l’état mental dans lequel nous vivons. Lorsque nous voyageons, nous achetons toutes sortes d’objets inutiles dans d’autres pays, des choses que nous n’aurions certainement pas achetées dans notre propre pays . Une fois que nous revenons à la maison, nous accumulons ces objets dans un coin et nous finissons par oublier leur existence, jusqu’à ce qu’un jour finalement nous les retrouvions et nous les jetions à la poubelle.

« Ainsi se passe notre voyage par la vie. Nous sommes comme des ânes chargés d’un fardeau de saloperies dont aucune n’a de valeur. Tout ce que nous faisons ne sert qu’à une chose à la fin, lorsque la vieillesse nous assaille : répéter inlassablement quelques phrases comme un disque rayé.

« Un sorcier se pose la question : Quel est le sens de tout cela ? Pourquoi investir mes ressources dans quelque chose qui ne m’aidera jamais. Le rendez-vous d’un sorcier est un rendez-vous avec l’inconnu, il ne peut compromettre son énergie avec des nullités.

Lors de votre voyage sur Terre, emportez avec vous quelque chose qui a une vraie valeur, autrement cela n’en vaut pas la peine.

« Le pouvoir qui nous dirige nous a donné le choix : ou nous passons notre vie à tourniquoter autour de nos habitudes, ou nous cherchons à connaître d’autres mondes.

Seule la conscience aigue de la mort peut nous donner le choc nécessaire.

«La personne ordinaire passe son existence sans cesser de réfléchir parce qu’elle pense que la mort est à la fin de la vie ; après tout, nous aurons toujours le temps pour cela ! Mais un guerrier a decouvert que ce n’était pas vrai. La mort vit à nos côtés, à un bras de distance, en alerte permanente, nous observant, disposée à nous donner l’assaut à la moindre provocation.

Le guerrier convertit sa peur animale de l’extinction en une opportunité de plaisir puisqu’il sait que tout ce qu’il possède est ce moment.

Pensons comme des guerriers : nous allons tous mourir !

« Un des participants demanda :

« Cher Carlos, lors d’un entretien précédent, vous avez dit que posséder l’âme d’un guerrier consiste à voir la mort comme un privilège. Qu’est-ce que cela signifie ? «

Il répondit :

« Cela signifie nous débarrasser de nos habitudes mentales. «

« Nous sommes tellement habitués à la vie en groupe que, même face à la mort, nous avons des pensées grégaires. Les religions ne nous parlent pas de l’individu en contact avec l’absolu, mais plutôt en troupeau de brebis et de chèvres qui vont au ciel ou en enfer selon leur destin. Même si nous sommes athées et que nous ne croyons pas que quelque chose puisse exister après la mort, ce ‘rien’est générique et reste le même pour nous tous.

Nous ne pouvons concevoir que le pouvoir d’une vie impeccable peut changer les choses.

« Riche d’une telle ignorance, il est normal que l’homme ordinaire panique lors de sa fin et tente de la conjurer avec des prières et des médicaments, ou en s’étourdissant au bruit du monde.

« Nous, les humains, avons une vision égocentrique et extrêmement simpliste de l’Univers. Jamais nous ne pouvons considérer notre destin comme celui d’êtres transitoires. Et sans conteste, l’obsession du futur nous le révèle.

«Peu importe la sincérité ou le cynisme de nos convictions, au fond nous savons tous ce qui va se passer. C’est pourquoi nous laissons tous des signes derrière nous. Nous construisons des pyramides, des gratte-ciel, nous faisons des enfants, nous écrivons des livres ou plus humblement, nous dessinons nos initiales sur l’écorce d’un arbre. Derrière cette impulsion inconsciente se tient la crainte ancestrale, la conviction silencieuse de la mort.

« Mais il existe un groupe humain qui réussit à faire face à cette peur.

A la différence de l’homme commun, les sorciers sont avides de toute situation qui les emporte plus loin que l’interprétation sociale.

Quelle meilleure opportunité que leur propre extinction !

Grâce à leurs fréquentes incursions dans l’inconnu, ils savent que la mort n’est pas naturelle, mais qu’elle est magique.

Les choses naturelles sont sujettes à des lois, la mort, non.

Mourir est toujours un succès personnel et pour cette seule raison, c’est un acte de pouvoir.

« La mort est le portail de l’infini, une porte faite à la mesure de chacun d’entre nous, que nous passerons le jour du retour à l’origine.

Notre manque de compréhension nous pousse à la voir comme un réducteur commun.

Mais non, il n’y a rien de commun en elle ; tout sur son passage devient extraordinaire. Sa seule présence donne du pouvoir à la vie et concentre les sensations.

 

« Nos existences sont faites d’habitudes.

A la naissance, nous sommes déjà programmés comme espèce et nos parents se chargent de nous conformer avec ce programme en nous conduisant vers ce que la société attend de nous.

Cependant, mourir n’est une routine pour personne, parce que la mort est magique. Elle te fait savoir qu’elle est ton inséparable conseillère et te dit : « Sois impeccable, ton unique option est d’être impeccable. «

Une jeune femme présente, visiblement émue par ses paroles lui dit que la présence obsessionnelle de la mort dans ses enseignements était un détail qui contribuait à les assombrir. Elle aurait souhaité les voir se recouvrir d’un accent plus optimiste, plus focalisé sur la vie et ses réalisations.

Carlos sourit et répliqua :

« Ah ! Coeur de melon ! Dans tes paroles on peut remarquer un manque notoire d’expérience profonde de la vie. Les sorciers ne sont pas négatifs, ils ne cherchent pas la fin. Cependant ils savent que ce qui donne de la valeur à la vie est d’avoir un objectif pour lequel mourir.

« Le futur est imprévisible et inévitable. Un jour, tu ne seras plus ici, c’est comme ça, tu seras partie. Sais-tu que probablement, l’arbre de ton cercueil a déjà été coupé ?

« Autant pour le guerrier que pour l’homme ordinaire l’urgence de vivre est la même, parce qu’aucun d’eux ne sait quand se finiront ses pas. Pour cette raison, nous devons rester attentif à la mort, elle peut surgir de n’importe quel coin . J’ai connu un gars qui monta sur un pont pour s’amuser à uriner sur une voie électrifiée au passage d’un train. L’urine toucha les câbles de haute tension et il fut foudroyé.

« La mort n’est pas un jeu, c’est une réalité ! Sans la mort, il n’y aurait aucun pouvoir dans ce que font les sorciers. Elle t’implique personnellement que tu le désires ou non. Tu peux être aussi cynique que tu le veux pour éviter les autres topiques de l’enseignement, mais tu ne peux pas te moquer de ta fin, parce qu’elle est au-delà de ton pouvoir de
décision et qu’elle est implacable.

« Le convoi du destin nous emportera tous, sans distinction.

Mais il existe deux types de voyageurs : les guerriers qui peuvent partir avec leur totalité, parce qu’ils ont affiné chaque détail de leur vie, et les personnes ordinaires, avec des existences ennuyeuses, sans créativité et dont l’unique attente est la répétition de leurs stéréotypes jusqu’à la fin; des gens dont la fin ne sera pas différente dans trente ans qu’à l’instant même.

Nous sommes tous là, attendant l’arrêt de l’éternité mais nous n’en prenons pas tous conscience. La conscience de la mort est un art majeur.

« Lorsqu’un guerrier met fin à ses routines, quand déjà il ne lui importe plus d’être seul ou accompagné, parce qu’il a écouté le murmure silencieux de l’Esprit, alors il peut dire que, vraiment, il est mort.

A partir de là, toutes les choses de la vie, même les plus simples deviennent extraordinaires.

« C’est ainsi qu’un sorcier apprend à vivre de nouveau. Il savoure chaque instant comme si c’était le dernier. Il ne se fourvoie pas en dégoûts, ne gâche aucun effort parcequ’il se sent mécontent, et ne gaspille pas son énergie. Il n’attend pas d’être vieux pour réfléchir aux mystères du monde. Il s’avance, il explore, il connaît et s’émerveille.

« Si vous voulez réellement laisser l’espace libre à l’inconnu, vous devez être libres de votre extinction personnelle. Acceptez votre destin comme un fait inévitable. Purifiez ce sentiment, en vous rendant responsable de l’incroyable succès qu’est le fait d’être vivant. Ne suppliez pas la mort ; elle n’est nullement condescendante avec ceux qui abandonnent. Invoquez-là,
conscients que vous êtes venus en ce monde pour la connaître.

Défiez-la, même si vous savez que quoi que vous fassiez vous n’avez pas la moindre chance de pouvoir la vaincre . Elle est aussi gentille avec le guerrier qu’elle est sans pitié avec l’homme ordinaire. «

Après cette conversation, Carlos nous offrit un exercice en guise de cadeau.

« Il s’agit de faire l’inventaire de tous ceux que vous aimez, tous ceux pour qui ont de l’intêret pour vous. Une fois que vous les aurez classés selon le degré de sentiments que vous avez pour chacun d’entre eux, prenez-les, un par un, et passez les par la mort.

On put entendre un murmure de consternation qui secoua les auditeurs. D’un geste tranquillisant, Carlos ajouta :

« Ne soyez pas effrayés ! La mort n’a rien d’une danse macabre. Le macabre est ce que nous ne pouvons affronter avec délibération.

« Vous devez réaliser l’exercice vers minuit, lorsque la fixation du point d’assemblage est moins grande et que nous sommes plus disposés à croire aux fantômes. C’est très simple, il faut évoquer la mort des êtres chers dans leur fin inévitable.

Ne pensez pas à quand ou comment cela pourrait survenir. Mais prenez simplement, conscience qu’un jour ou l’autre, ils ne seront plus là. Un par un, ils s’en iront, Dieu seul sait dans quel ordre, et ce que vous tenterez pour qu’elle soit évitée aura peu d’importance.

« Les évoquer de cette façon ne leur causera aucune nuisance, au contraire! Cela les relèguera dans une perspective appropriée.

Le point d’assemblage de la mort est prodigieux car elle restitue les vraies valeurs à la vie.