Un tourbillon dans notre âme, un souffle frais qui enveloppe et nous voici
à nouveau dans la nuit au milieu des touffes d’herbe, face à un camion
bâché. Quatre ou cinq hommes sont là aussi, s’agitant avec des lampes
torches près de la porte arrière du véhicule. Alentours, la mélopée
lancinante des animaux de la nuit a brusquement cessé. Il semble que les
petites présences des rizières retiennent leur souffle et observent.
Déjà la femme au turban mauve a rejoint le groupe d’hommes. Ses yeux
sont embués de larmes qu’elle ne veut pas laisser échapper… car c’est
ainsi, parce que c’est la couleur du monde qu’ils ont choisi et parce qu’ils
ont déjà vu tant de choses !
Spectateurs invisibles, nous ne pouvons qu’observer et tenter de
comprendre. La scène est hélas trop parlante d’elle-même. De l’arrière du
camion, les villageois, muets, extraient péniblement une forme humaine,
disloquée, sans vie. Ils la posent sur un carré de tissu que l’on a jeté à la
hâte sur l’herbe puis la tirent un peu plus loin sous une paillote.
« À quoi bon regarder ? nous disons-nous, il n’y a là que du sang, encore
du sang…
– Scènes de la vie quotidienne de ce monde… » murmure le moine à nos
côtés.
Étrange contraste que celui de sa silhouette en drapé sobre et lumineux
sur ce fond de douleur nocturne. Elle fait songer à une flamme et paraît être
le symbole de la seule vie réelle en ce lieu. Nous avons envie de le lui dire
et de le prier aussi de laisser aller nos âmes dans un autre endroit de cette
Terre.
Mais le moine sourit face à tout cela, il sourit du sourire des chats,
comme si de rien n’était, comme si nos pensées étaient inconsistantes.
« Aller voir ailleurs ? s’exclame-t-il enfin… Mais, c’est ici que vous
pouvez apprendre, confrontés aux réalités du théâtre humain sous toutes ses
formes. Ce qui se passe sous vos yeux est une illustration parfaite de ce que
nous, les Orientaux, appelons “karma immédiat”. Le karma immédiat, c’est
le retour instantané d’une force, pensée ou action, vers son émetteur. Une
sorte de boomerang fulgurant. En ces années de mutation profonde de
l’humanité terrestre, il s’agit d’un phénomène que l’on constate de plus en
plus. Les temps sont tels, mes amis, que chacun moissonne plus rapidement
que naguère ce qu’il a semé.
Votre planète entre dans une phase d’épuration qui intensifie la résolution
des contentieux. Voyez-vous, la Vie appelle le maximum d’hommes et de
femmes à se nettoyer en profondeur et à comprendre le pourquoi de ce
qu’ils expérimentent.
Cet homme qui gît là-bas, exsangue, étendu sur le tissu, a sauté sur la
mine qu’il était en train de poser. Non loin d’ici, il existe un temple, une
pagode ancienne que la population de ce pays essaie timidement de
fréquenter et de faire revivre. Le but du petit groupe qui conduisait ce
camion était de l’en dissuader en minant ses abords. Ceci n’est qu’un
exemple parmi une multitude d’autres. Des milliers d’êtres humains et
d’animaux sont continuellement tués ou mutilés de par le monde chaque
année.
– Est-ce donc pour nous enseigner le pardon, même face à la barbarie et
à la lâcheté, que tu nous fais vivre ces événements ?
– Je veux vous emmener plus loin que le pardon. Sans doute suis-je
exigeant… mais vous savez bien que la Lumière s’expanse vers une
Lumière toujours plus grande. Je veux vous dire, en fait, qu’il faut arriver en
un point du coeur où il n’y a plus besoin de pardonner. La notion de pardon
n’a de sens que si, au préalable, on a jugé, condamné et maudit. Elle n’a de
signification que si l’on n’a pas su aimer l’être au-delà de son erreur. Le
pardon est donc une réparation de notre propre incapacité à savoir aimer
inconditionnellement. Il représente un pas. Important certes… mais il n’est
pas la finalité. Tachez de bien comprendre l’essence de ce que je veux vous
dire.
Quelle erreur de s’exclamer par exemple “puisse Dieu me pardonner ou
lui pardonner !” Il ne pardonne rien car Il ne juge, ni n’accuse, ni ne
condamne personne ! Le pardon est une création de l’homme coupé de la
Source divine. L’Éveille, Celui qui a rejoint le soleil, Celui qui dort dans
vos poitrines, n’a jamais rien à pardonner car derrière l’erreur ou la faute
qu’Il constate, Il voit avant tout l’apprentissage de la Vie. Il voit la Vie qui
se cherche dans une forme, Il voit une forme qui cherche la Vie. Et c’est
cela qui compte alors, cela qui annihile tout germe de rancune ou de haine.
L’Amour est ou n’est pas, voilà tout, et tant que l’on n’est pas en lui, on
rédige toujours des brouillons. N’ayez pas honte de vos brouillons et
mesurez la chance que vous vivez à travers eux. La véritable force d’une
âme n’est pas de savoir pardonner ; elle est de dépasser l’ancestral réflexe
de jugement.
– Je pense comprendre l’Absolu que tu cherches à nous enseigner, fait
l’un de nous, mais de ce non-jugement total au laxisme et à une sorte
d’insensibilité, il n’y a qu’un pas, facile à faire. Nous avons parfois
rencontré des froideurs et des égoïsmes qui se paraient de l’habit de la
sagesse…
– Tu as raison ; aussi convient-il d’être particulièrement vigilant quant à
l’énergie qui nous anime. Il n’est pas un seul point du chemin de l’Éveil qui
puisse se passer de cette vigilance. Où que nous en soyons, nous nous
trouvons toujours à un carrefour. Toutes les notions que nous rencontrons
lors de notre avance présentent des aspects multiples. Ainsi, par exemple,
le mot “Amour” recouvre-t-il des réalités bien différentes selon les
contextes, ainsi également confond-on l’opinion et le jugement. Lorsque les
maîtres de sagesse vous disent “gardez-vous de porter jugement”, cela ne
signifie pas “n’ayez pas d’opinion” mais, “ne véhiculez pas de passion
destructrice dans vos opinions”. C’est totalement différent.
Considérez que toute âme qui avance de sa propre volonté vers une plus
large et lumineuse ouverture doit nécessairement faire des choix, affirmer
ceux-ci et donc s’engager. Cela l’éloigne en fait du laxisme auquel tu faisais
allusion et cela la préserve enfin de toute froideur.
Le chemin de l’Éveil est indiscutablement un chemin subversif. Sa
subversion, vois-tu, met en mouvement une énergie chaude ; c’est une force
qui doit enflammer le coeur au-delà des réflexes passionnels et égotiques.
Bien sûr on peut se vêtir, un certain temps, de l’habit de sagesse tout en
cultivant intérieurement les valeurs de l’égoïsme. Bien sûr on peut, ce
faisant, se mentir à soi-même en parlant de détachement là où l’on vit plutôt
le désintérêt et la froideur. Et puis après ? Après, on ne fait qu’ouvrir un
peu plus la plaie en soi, on ne fait qu’accentuer la cassure d’avec la Réalité
Ultime que l’on cherche.
L’humanité n’en a telle donc pas assez de prendre des chemins de
traverse ? Ceux-là sont des impasses et non des raccourcis.
Je vous le dis, il n’existe aucun raccourci pour échapper aux carcans
successifs de nos petitesses. Il y a bien une voie royale, certes, c’est celle
du don d’Amour à travers le Service… mais le Service et l’Amour ont tant
de visages, d’intonations, et de couleurs ! Nul ne sait par où se faufile
exactement une telle voie ! »
Près de nous, d’un geste rageur, un homme hirsute a jeté sa mitraillette sur
le sol. Lui aussi retient ses larmes. Il les dissimule en allant agresser
verbalement un de ses compagnons qui riposte aussitôt par de petites
phrases très sèches, très violentes. Pendant ce temps quelqu’un est allé
raviver les flammes du feu de camp qui crépite encore à quelques mètres de
là. Enfin, chacun va s’asseoir dans un coin, cherchant à s’adosser aux
pilotis des habitations. Ils sont maintenant là, une dizaine, à se taire, et l’on
voit juste la lueur d’un briquet qui circule de cigarette en cigarette.
« Observez-les au coeur de ce silence, fait notre guide. Certes, ils ne
méditent pas. Ils ignorent ce qu’est la méditation parce que leur ouverture
de conscience nie la valeur de celle-ci, mais le mutisme qu’ils observent et
cette intériorisation que vous lisez dans leurs yeux valent bien une
méditation.
Leur douleur, leur questionnement, ce qui leur noue la gorge en cet instant
est un réel ferment pour leur âme. Tout cela mérite le respect. Vous pouvez
déplorer que les criminels soient des criminels, vous pouvez être soulagés
lorsqu’ils connaissent une défaite mais vous ne sauriez vous réjouir lorsque
l’homme souffre, fût-il le plus sauvage d’entre tous. Ce que toute âme
éprouve lorsqu’elle est abattue par la souffrance et la peine prend, à son
propre insu, la teinte d’une méditation et même d’une prière. Voici donc un
de ces silences qui valent bien un cantique dans vos églises… car il est
authentique et à la hauteur de ce que les coeurs qui le font naître peuvent
comprendre.
Écoutez-moi bien. Plongez-vous dans la plus noble des méditations… où
que vous en soyez dans la révélation de votre propre lumière ; cette
méditation, cette quiétude espérée de l’âme, ne sera jamais qu’à la hauteur
de votre niveau de conscience. Elle ne sera jamais que le brouillon d’une
autre méditation… qui fleurira un jour en vous et que d’autres explorent
déjà ailleurs, en d’autres lieux. Chacun d’entre nous, voyez-vous, est tout à
la fois ignorant et savant, mûr et immature, endormi et éveillé. La tolérance,
la véritable tolérance, dérive de cette compréhension. Elle ne doit pas être
qu’un mot que l’on exhibe pompeusement dans de grands discours
moralisateurs et façonneurs de bonne conscience. Elle relève avant tout
d’un état d’esprit. Et cet état d’esprit n’a de sens que s’il s’incarne.
Affirmer que toutes les quêtes, que toutes les fois et tous les itinéraires
mènent à la Lumière est une chose, mais vivre les conséquences de cette
vérité en est une autre. Tolérer autrui, sa façon de penser et de vivre, ne
signifie pas supporter cet état de fait. Une telle tolérance est un masque
social, voyez-vous, une hypocrisie “civilisée”. Lorsque je vous parle de
tolérance face à ces hommes ou face à tout ce qui est “différent” dans ce
monde, je veux induire en vous un véritable et puissant mouvement du coeur.
Être tolérant ne veut pas dire condescendre à accepter les différences
d’autrui, ses égarements ou ce que l’on pense être tel. Cela appelle à un
apprentissage de la compassion. Il est grand temps de ne plus agir comme
tous ces prêtres et ces responsables politiques qui affichent une fausse
tolérance en ne faisant en réalité que supporter l’existence d’autres dogmes
que les leurs. La Divinité n’est ni musulmane ni chrétienne, ni hindouiste ou
bouddhiste ! De même que la Vie n’est pas plus marxiste que capitaliste !
Si vous voulez enfin y voir clair, c’est-à-dire vous retrouver vous-même,
hors du fatras des clairs-obscurs, élevez-vous au-dessus des inventions
humaines.
Il vous faut une discipline personnelle, soit… mais en acceptant que cette
discipline ne soit qu’un fil d’Ariane possible parmi beaucoup d’autres.
Songez à cette femme que nous observions il y a quelques minutes à
peine. Elle vous paraissait sans doute bien humble, bien anodine, derrière
sa machine à coudre… Pourtant ne vous y trompez pas, car elle s’est
justement trouvé une discipline personnelle : le don d’elle-même qu’elle
effectue inlassablement dans la couture. Cela représente son axe et c’est un
axe qui permet à son âme de mûrir précisément là où elle en a besoin.
Un axe de patience, d’abnégation, de persévérance. Rares sont peut-être
ceux qui le perçoivent, mais qu’importe… Lorsque l’on ensemence un
champ, ce n’est pas le nombre des spectateurs qui fera la qualité de la
récolte.
Il n’existe évidemment aucun signe qui puisse permettre de juger du
niveau intérieur d’autrui, pas d’estampille absolue décernée par la Vie et
qui nous autorise à classer un être à jamais dans telle catégorie plutôt que
dans telle autre.
Regardez autour de vous… Vous ne trouverez pas la femme au turban
mauve. Elle est déjà remontée en haut de son échelle et a repris son
ouvrage. À sa façon, elle nous enseigne que la discipline personnelle
qu’une âme doit se forger nécessite une volonté de maîtrise de notre mental
et de nos émotions. La majorité de vos contemporains n’a pas compris cela.
Elle passe son temps à naviguer d’une idée à une autre, d’un besoin à un
autre avec la même inconscience qu’elle va d’un compagnon à un autre.
Entre l’immobilisme et le vagabondage de la conscience, il existe un
milieu juste et nourrissant à découvrir.
– Tu as prononcé le mot “volonté” il y a un instant. N’y vois-tu pas la clé
qui manque au monde ?
– J’y vois au moins une clé majeure ; celle qui permet de saisir l’axe
autour duquel la personnalité incarnée se rapproche des buts qu’elle s’est
fixés.
Lorsque mon âme s’envole vers l’Ouest de ce lieu afin de se parfaire en
visitant votre monde, elle est toujours étonnée par les errances qu’elle y
découvre… Nul ne s’y trouve à sa place, mais nul ne voit non plus où se
trouve sa place. Le désir d’un “autre chose”, d’un “ailleurs” vous attrape à
la gorge et nombreux sont ceux qui rêvent de grands destins où on les
reconnaîtrait enfin à leur vraie valeur. Pourtant, la juste place, je vous le
répète, c’est celle où l’on se trouve dans l’instant. »
Face au feu de bois qui diffuse maintenant une belle et chaude lueur, l’un
des hommes s’est enfin levé. Il a ramassé son arme abandonnée devant lui
sur le sol puis est monté rageusement, sans un mot, dans le camion qui
refusant socialement de collaborer à un système absurde devenu trop inique.
Voyez-vous, il y a une forme de refus d’action qui peut, en fait, générer une
action extrêmement puissante.
Le principe de la non-collaboration peut encore sauver votre monde de
l’asservissement. Il demande courage, abnégation et volonté… tout cela
soutenu par un idéal d’Amour.
Vous ne pouvez pas, vous ne pouvez plus vous métamorphoser, sans
métamorphoser le monde où vous vivez. Comprenez bien ; il ne vous est pas
demandé de changer le monde mais d’impressionner avec une nouvelle
lumière le coeur de ses habitants afin que ce monde finisse par changer luimême.
La véritable force que vous devez laisser croître en vous et par laquelle
vous allez pouvoir agir, ressemble à une douceur ferme, courageuse,
décidée. Jusqu’à présent, elle pouvait faire songer à une faiblesse mais… »
Autour de nous, le concert nocturne des grenouilles et des insectes a
repris. Il semble apporter un peu de baume apaisant à ce hameau où la
tourmente vient de souffler… Et puis notre compagnon se met à sourire, à
sourire de plus belle comme pour défier quelque chose en nous, comme
pour faire la nique à toute polémique stérile. Enfin, il dépose ces quelques
paroles en notre âme :
« Sans doute y a-t-il en ce monde quelque personne dont la présence
vous indispose ou avec laquelle vous vivez un conflit. Procurez-vous sa
photo ou quelque chose qui, au fond de vous, la représente. Placez cette
photo dans un bel endroit de votre chambre et chaque soir, avant de vous
endormir, déposez un pétale de fleur près d’elle jusqu’à former ainsi une
sorte de guirlande… car, vous ferez cela sept jours de suite.
À chaque fois que ce geste sera accompli, vous irez vous étendre et,
avant de trouver le sommeil, vous vous adresserez à votre âme, à cette
partie de votre conscience qui s’échappe de votre corps toutes les nuits.
Demandez-lui alors très clairement d’aller rendre visite à cette personne
avec laquelle vous vous sentez en conflit. Vous le lui demanderez avec des
mots simples, toujours les mêmes, et vous la prierez d’aller vers elle avec
la plus belle fleur qui se puisse imaginer. C’est tout, mes amis.
Faites cela avec coeur et non comme une mécanique que l’on remonte.
Ainsi, vous n’imposerez ni amour, ni pardon, ni tolérance aux goûts
souvent trop humains ; vous laisserez juste parler d’elle-même la loi
d’Harmonie… »