Pouvoir & rêve


« Jamais je ne t’ai parlé de rêves parce que jusqu’à aujourd’hui je me suis uniquement préoccupé de t’apprendre à devenir un chasseur. Un chasseur ne s’intéresse pas à la manipulation du pouvoir, par conséquent ses rêves ne sont que des rêves. Ils peuvent être saisissants mais ils ne sont pas rêver.

« Par ailleurs un guerrier recherche le pouvoir et une des avenues du pouvoir est rêver. On peut dire que la différence entre un chasseur et un guerrier est que ce dernier est en voie d’acquérir le pouvoir alors que le premier ignore pratiquement tout sinon tout à son propos.

« Décider qui peut être guerrier ou simplement chasseur ne dépend pas de nous. Une telle décision est du domaine des pouvoirs qui guident les hommes.

C’est la raison pour laquelle jouer avec Mescalito est un présage important. Ces forces t’ont guidé vers moi ; elles t’ont fait entrer dans cette gare routière, t’en souviens-tu ?

Un quelconque pantin t’a conduit vers moi. D’ailleurs un pantin pour te désigner à mon attention, c’est aussi un présage. Ainsi je t’ai appris à devenir un chasseur.

Et maintenant un autre présage, Mescalito en personne jouant avec toi. Te rends-tu compte de ce que je veux dire ? »

Son étrange logique me dépassait. Ses mots suscitaient des visions où je me voyais succombant à une chose effrayante et incompréhensible à laquelle je ne m’attendais pas, dont même dans mes imaginations les plus folles je n’avais pas supposé l’existence.

« Que me proposez-vous de faire ?

– Te rendre accessible au pouvoir : empoigne tes rêves. Tu les nommes rêves parce que tu n’as pas de pouvoir. Un guerrier, parce qu’il recherche le pouvoir, ne les désigne plus par rêves, il les nomme réels.

– Voulez-vous dire qu’il considère ses rêves comme réels ?

– Il ne prend pas quelque chose pour quelque chose d’autre.

Ce que tu nommes rêves est réel pour un guerrier. 

Comprends bien qu’un guerrier n’est pas un imbécile. Un guerrier est un chasseur irréprochable qui chasse le pouvoir ; il n’est ni saoul ni cinglé, et il n’a ni le temps ni l’envie de bluffer, de se mentir à lui-même ou d’agir à contresens. L’enjeu est trop risqué pour qu’il se le permette. L’enjeu est sa vie soigneusement élaguée, une vie qui réclama si longtemps pour être réduite au strict nécessaire et à la perfection. Il ne va pas perdre cela en faisant une estimation stupide, ou en prenant une chose pour une autre.

« Rêver est réel pour le guerrier parce qu’il peut y agir de manière délibérée. Il peut choisir et rejeter.

Parmi la variété des ustensiles, il peut sélectionner ceux qui conduisent au pouvoir. Puis il peut les manipuler, les utiliser. Dans un rêve ordinaire il ne peut pas agir de manière délibérée.

– Don Juan, voulez-vous dire que rêver est réel ?

– Bien sûr que c’est réel.

– Aussi réel que ce que nous faisons maintenant ?

– Si tu veux comparer, j’irai jusqu’à dire que c’est, peut-être plus réel. Rêver, c’est avoir du pouvoir. Tu peux changer les choses. Tu peux en extraire une infinité de faits cachés. Tu peux contrôler tout ce que tu veux, »

D’un certain point de vue les idées fondamentales de don Juan m’attiraient toujours. Je pouvais facilement concevoir qu’il aimât l’idée qu’on pût tout faire dans ses rêves, mais jamais je n’aurais pu prendre cela au sérieux. Le fossé restait bien trop large.

Nous nous regardâmes un moment face à face. Ses déclarations me semblaient insensées et néanmoins, autant que je puisse en juger, il était l’homme le plus pondéré que je connusse.

Je lui avouai ne pas croire qu’il puisse prendre ses rêves pour réels. Il rit sous cape comme s’il savait combien ma position s’avérait intenable. Puis, sans dire un mot, il se leva et rentra chez lui.

Longtemps je demeurai sur place frappé de stupeur.

De derrière la maison il m’appela pour manger un gruau de maïs qu’il venait de préparer.

Je le questionnai. Comment nommait-il l’état d’éveil ? Avait-il un nom spécial pour cela ? Soit il ne comprit pas ma question, soit il ne voulut pas me répondre.

« Comment nommez-vous ce que nous faisons maintenant ? demandai-je, opposant ainsi la réalité aux rêves.

– Je nomme ça manger, dit-il en retenant un rire.

– Je nomme ça réalité, dis-je, réalité parce que le fait que nous mangeons a réellement lieu.

– Rêver a aussi vraiment lieu, rétorqua-t-il en se trémoussant de rire. Aussi bien que chasser, marcher, rire. »

J’abandonnai. Même en faisant preuve d’une grande largeur d’esprit je n’arrivais pas à accepter son idée.

Ma perplexité semblait l’enchanter.

Aussitôt le repas terminé,. il déclara que nous irions nous promener, mais cette fois-ci sans rôder dans le désert comme nous l’avions souvent fait.

« Cette fois-ci, c’est différent. A partir de maintenant nous allons aux lieux de pouvoir. Tu vas apprendre comment te rendre accessible au pouvoir. »

Je lui confiai mes craintes, je ne me sentais nullement qualifié pour une telle entreprise.

« Allons, ne t’abandonne pas à de telles peurs, dit-il à voix basse en me tapotant le dos et en souriant avec bienveillance. J’ai aiguillonné ton esprit de chasseur.

Tu aimes rôder avec moi dans ce magnifique désert.

Maintenant il est trop tard pour tout lâcher. »

Nous allâmes dans le désert. D’un signe de tête il m’indiqua de le suivre. J’aurais bien pu prendre ma voiture et partir, mais j’aimais vraiment rôder en sa compagnie dans ce magnifique désert. J’aimais cette impression de monde effrayant, mystérieux et néanmoins magnifique. Et cela n’existait que lorsque j’y allais avec lui. Comme il le disait j’étais accroché.

Il alla vers les collines de l’est. Ce fut une longue marche, L’accablante chaleur ne m’affecta pas le moins du monde.

Nous entrâmes assez profondément dans une gorge.

« A partir de maintenant il y a certaines choses dont nous ne parlerons qu’aux lieux de pouvoir. Je t’ai guidé ici pour ta première expérience. C’est un lieu de pouvoir, là nous ne pouvons parler que de pouvoir.

– J’ignore ce qu’est le pouvoir.

– Le pouvoir est ce dont s’occupe le guerrier. Au début c’est une entreprise incroyable, inaccessible ; il est même difficile d’y penser. C’est ce qui t’arrive maintenant. Puis le pouvoir devient une affaire sérieuse. On ne peut pas l’avoir ou on peut ne pas vraiment se rendre compte qu’il existe, mais malgré tout on sait qu’il y a là quelque chose, quelque chose que l’on n’avait pas pu voir auparavant.

Ensuite le pouvoir se manifeste comme une chose incontrôlable qui nous arrive. Il m’est impossible de dire comment il survient ou ce qu’il est réellement.

Ce n’est rien et pourtant devant tes propres yeux il fait surgir des merveilles. Et enfin le pouvoir est quelque chose en nous-même, quelque chose qui contrôle nos actes et cependant nous obéit. »

Il se tut. Puis il voulut savoir si j’avais compris.

Répondre par l’affirmative me parut ridicule. Il remarqua ma consternation et eut un rire sous cape.

« Ici même je vais t’enseigner la première étape du pouvoir, annonça-t-il comme s’il me dictait une lettre.

Je vais t’enseigner comment élaborer le rêve.

Il me regarda en me demandant si j’avais compris.

Ce ne pouvait être le cas. J’arrivais à peine à le suivre. Il expliqua qu’ « élaborer le rêve » signifiait avoir un contrôle précis et pragmatique sur la situation générale d’un rêve, un contrôle exactement semblable à celui que l’on a au moment d’un choix dans le désert, par exemple grimper une colline ou demeurer dans l’ombre d’un canyon.

« Il faut commencer par quelque chose de très simple, continua-t-il. Cette nuit, dans tes rêves, tu regarderas tes mains. »

J’éclatai de rire. Il venait de parler comme s’il s’agissait d’un acte des plus ordinaires.

« Pourquoi ris-tu ? demanda-t-il avec surprise.

– Comment puis-je regarder mes mains dans mes rêves ?

– C’est très simple, concentre ton regard sur tes mains, comme ça., »

Il pencha sa tête en avant et fixa ses mains, il avait la bouche grande ouverte. Son expression était tellement comique que je ne pus m’empêcher de rire.

« Sérieusement, comment dois-je faire ?

– Comme je te l’ai dit, répondit-il. Il est évident que tu peux, si bon te semble, regarder n’importe quoi d’autre, tes orteils, ton nombril, ou ton outil. J’ai mentionné les mains parce que pour moi c’est la partie du corps la plus facile à voir. Ne crois pas que je plaisante. 

Rêver est aussi sérieux que voir ou mourir ou n’importe quoi d’autre dans ce monde effrayant et mystérieux.

« Pense à quelque chose d’amusant. Imagine toutes les choses incroyables que tu pourrais accomplir. Un homme qui chasse le pouvoir n’a pratiquement pas de limites lorsqu’il rêve. »

Je lui demandai quelques tuyaux.

« Il n’y a pas de tuyaux. Tu n’as qu’à regarder tes mains.

– Vous devriez pouvoir m’en dire plus que ça. »

Il secoua la tête, cligna de l’ail, et me jeta des oeillades rapides.

« Chacun de nous est différent. Ce que tu nommes des tuyaux ne pourrait être que ce que j’ai fait moi même lorsque j’apprenais. Nous ne sommes pas semblables, même pas vaguement semblables.

– N’importe quoi pourrait m’aider.

– Ce serait bien plus simple si tu commençais par regarder tes mains. »

Il sembla mettre de l’ordre dans ses pensées. Il hocha la tête de haut en bas.

« Chaque fois que dans tes rêves tu regardes quelque chose, cette chose change, dit-il après un long silence. L’astuce pour apprendre à élaborer le rêve n’est pas, c’est évident, de simplement regarder les choses, mais de retenir leur vision. 

Rêver est réel quand on réussit à tout amener à devenir clair et net.

Alors il n’y a plus de différence entre ce que tu fais quand tu dors et ce que tu fais quand tu ne dors pas. Comprends-tu maintenant ? »

J’avouai que même si je comprenais ce qu’il avait dit j’étais incapable d’accepter son point de départ.

J’avançai l’argument que dans un monde civilisé de nombreuses personnes avaient des illusions, et ces gens ne pouvaient pas faire la différence entre ce qui se produisait dans le monde réel et dans leurs fantaisies. Ces gens étaient des malades mentaux. Par conséquent chaque fois qu’il me recommandait d’agir comme un fou j’étais excessivement troublé.

Mon exposé terminé, don Juan eut un geste comique, il porta ses mains à ses joues et soupira profondément.

« Laisse ton monde civilisé là où il est, dit-il. Qu’il soit ce qu’il est! Personne ne te demande de te conduire comme un fou. Je te l’ai déjà dit, un guerrier doit être parfait de manière à négocier avec les pouvoirs qu’il chasse. Comment peux-tu concevoir un guerrier incapable de discerner une chose de l’autre ?

« Par ailleurs, mon ami, toi qui sais ce qu’est le monde réel, tu trébucherais et mourrais en un rien de temps s’il te fallait dépendre de ta capacité à distinguer ce qui est réel de ce qui ne l’est pas. »

Évidemment, je m’étais mal exprimé. Chaque fois que je protestais, je manifestais en fait l’insupportable frustration d’être dans une situation intenable.

« Je ne tente pas de faire de toi un malade ou un fou, continua-t-il. Tu peux arriver que cela par toi-même, tu n’as pas besoin de mon aide. Mais ces forces qui nous guident t’ont dirigé vers moi. et j’ai entrepris de t’enseigner comment changer tes stupides manières pour arriver à vivre la vie impeccable d’un guerrier. 

Il semble bien que tu n’y arrives pas. Mais qui sait ?

Nous sommés tout aussi mystérieux et effrayants que cet incommensurable monde, donc qui pourrait savoir de quoi tu es capable ? »

Sa voix laissa passer une certaine tristesse. J’aurais voulu m’excuser de mes faiblesses, mais il continua :
« Tu n’as pas besoin de regarder tes mains. Ainsi que je te l’ai dit tu peux prendre n’importe quoi. Mais choisis d’avance quelque chose et trouve-le dans tes rêves. J’ai dit tes mains parce qu’elles seront toujours là.

« Lorsqu’elles commenceront à changer de forme, il faudra que tu déplaces ton regard pour le porter sur quelque chose d’autre, puis reviens vers tes mains.

Pour parfaire cette technique il faut y consacrer énormément de temps. »

Écrire tout cela m’occupait tant que je ne remarquai pas que la nuit tombait. Le soleil venait de se coucher. Le ciel était nuageux, le crépuscule s’annonçait proche. Don Juan se leva et jeta de furtifs coups d’oeil vers le sud.

« Allons-y, annonça-t-il. Nous devons marcher vers le sud jusqu’à ce que l’esprit du trou d’eau se révèle à nous. »