« L’homme réel n’appartient à aucune philosophie, idéologie ou religion. Un vrai rêveur n’a pas étiquettes. Il ne peut appartenir à rien, il ne peut être inclus dans rien. Il sait
que l’antagoniste ne se présente que pour nous permettre de surmonter nos faiblesses. C ‘est pour cette raison qu’il bénit tout ce qui semble lui faire obstacle, toute opposition apparente. »
« Si un jour, en te promenant dans un jardin, tu marches sur une épine, dit-il pour conclure, n’oublie jamais de dire merci. »
Cet épigramme et l’évocation de l’antagoniste servirent d’introduction au récit et au commentaire d’une mystérieuse parabole à la signification occulte : l’histoire de l’administrateur malhonnête, dont le Rêveur nous présenta l’énigme millénaire.
Un homme riche s’aperçut que son régisseur dilapidait son bien. Il le fit comparaître devant lui et, ayant vérifié les faits, lui retira ses taches administratives. « Que vais-je faire ? Se dit à part soi le régisseur désespéré.
Je ne sais pas cultiver la terre et j’ai honte de mendier. » Il manda alors un par un chacun des débiteurs de son patron et il falsifia les documents de façon à réduire leur dette.
Cent barils d’huile furent ramené à cinquante, cent sacs de grain, à quatre-vingt, et ainsi de suite. Il espérait de la sorte gagner leur bienveillance et être accueilli chez eux une fois éloigné de ses
charges. Le patron fut mis au fait de cette pratique malhonnête et, pour toute réaction, il le félicita.
« Depuis des siècles, le comportement de cet employeur déconcerte les biblistes les plus savants et défie des générations de sages, de théologiens et d’exégètes », conclut le Rêveur ; puis il se tut.
Il nous dit que la réaction apparemment abstruse de l’homme riche revêt, pour le genre humain, la solennité et l’importance d’un événement cosmique : le passage à l’hominisation. Celle-ci est à l’évolution psychologique de l’homme ce que la bipédie et la perte de la queue ancestrale sont à son évolution physique. La réaction de l’employeur témoigne de la naissance de l’homo sapiens sapiens, de l’homme après l’homme, elle marque le commencement de l’exode qui entraînera l’espèce hors de sa condition zoologique.
« L’homme apprend à être proactif, à gérer chaque instant, à transformer tout affront à son avantage, chaque insulte en agent propulseur pour son voyage. Et il enfouit la carte de ce trésor dans une petite fable d’une insondable profondeur.
« Ressentez cet affront dans vos viscères ! »
« C’est là qu’est le champ de bataille, c’est là que ce décide la victoire. Le secret consiste à triompher avant même de combattre. »
« Le compliment adressé à l’administrateur malhonnête symbolise le vagissement d’une humanité qui s’est pardonné en dedans, qui remporte la victoire sans plus devoir combattre parce qu’elle n’a pas besoin de l’intervention terrible et bénéfique de l’antagoniste. »
Il ajouta que, sur la scène et sous les projecteurs de la vie, un homme mûr arrivé à la fin de son spectacle devrait non pas tant remercier ceux qui lui ont donné leur amitié et leur affection, mais plutôt exprimer solennellement sa reconnaissance à ceux qui lui ont fait obstacle, qui l’ont tyrannisé, qui l’ont offensé.