J’eus a peine la force de lui demander : « qui es-tu ? »
Je suis le Rêveur, répondit-il. Je suis celui qui rêve et toi, celui qui est rêvé. Tu es venu à moi pour connaître un instant de sincérité »
Le silence qui suivit étendit à l’infini ses cercles concentriques. Sa voix ne fut plus qu’un bruissement.
« Je suis la liberté ! Après notre rencontre, tu ne pourras plus vivre dans une telle insignifiance. » Ce qu’il dit ensuite resterait à jamais gravé dans ma mémoire :
« La subordination est toujours un choix personnel, fut-il involontaire. Rien ni personne ne peut te contraindre à la subordination ; toi seul peux le faire. »
En me regardant franchement, il affirma que notre manie de blâmer les autres et de nous plaindre prouvait hors de tout doute que nous n’avions pas saisi ce principe.
Un homme ne dépend pas d’une entreprise, il n’est pas limité par une hiérarchie ou un patron, mais bien par sa peur.
La dépendance c’est la peur.
« La dépendance, la subordination n’est pas lié au contrat, à un rôle ou à l’appartenance à une classe sociale. Être subordonné, c’est la conséquence d’une perte de dignité.
C’est le résultat d’un aplatissement de l’Être.
« Cet état intérieur, cette dégradation prend dans la société la forme d’un emploi, l’aspect d’un rôle subalterne.
Cette dépendance résulte d’un esprit réduit en esclavage par des peurs imaginaires, par sa propre peur.
La subordination est l’effet visible de la renonciation au rêve. »
(…)
« La subordination est la maladie de l’être ! Elle naît de son inachèvement. Être subalterne signifie cesser de croire en soi.
Être subalterne c’est cesser de rêver. »
Plus je ruminais ses paroles, plus elles me déchiraient. Mon ressentiment s’aviva jusqu’à la colère. Que le Rêveur porte un jugement sue une aussi vaste couche de la société m’était intolérable.
Que venaient faire la vie et le travail d’un homme dans ses sentiments ou dans ses peurs ?
Je m’étais toujours représenté le monde intérieur et le monde extérieur comme des univers distincts, tels qu’ils devaient être. Je croyais fermement qu’on pouvait être dépendant au-dehors et libre intérieurement, et cette certitude contribuait à accroître mon imagination.
« Comme des millions d’hommes, tu t’es caché toute ta vie dans les replis d’organisations nécrosés, dit-il pour m’accuser.
Tu as troqué ta liberté contre une poignée de certitudes illusoires.
« Le moment est venu pour toi de sortir de ton hypnose, de ta vision infernale de l’existence ! »
Personne ne m’avais jamais traité comme ainsi.
« Qui te permet de me parler sur ce ton ? Répliquai-je bravache.
– Toi »
(…)
« Comment les entreprises pourraient-elles fonctionner sans employés subalterne? Sans eux, tout s’arrêterait…
« Au contraire ! rétorqua-t-il sèchement. Le monde s’est arrêté parce qu’existent des hommes dépendants, des hommes terrorisés à mort. Telle qu’elle est, l’humanité ne peut pas concevoir une société affranchie de sa dépendance. » Constatant que j’avais atteint et même dépassé mon seuil d’entendement, il s’adoucit et se fit presque encourageant.
« Ne crains rien ! Dit-il avec une sollicitude sarcastique. Tant qu’il y aura des hommes comme toi, l’univers de la subordination perdurera et ne manquera pas d’habitant. »
Le silence qui suivit glaça l’air ambiant. De légère et ironique, sa voix dure comme de l’acier.
« Mais toi tu ne pourras plus en faire partie pacque tu m’as rencontré ! »
Je sentis un bistouri de lumière perforer douloureusement des strates calcifiées de pensées et de lambeaux de sentiments.
« La subordination est la négation du rêve.
La subordination est le masque qui sert au hommes à cacher leur manque de liberté, leur abandon à la vie. »
J’avais souvent entendu et dit ce mot de « subordination », mais c’est seulement lors de cette première rencontre avec le Rêveur que j’en compris toute la dolorosité. La condition d’employé reproduisant de toute évidence l’antique esclavage. Par une fissure de ma conscience, j’aperçus des multitudes humaines condamnées au destin de Sisyphe, enchaînés à un labeur répétitif, à une corvée qu’elles n’avaient pas choisie, à un travail dénué de créativité.
(…)
« Un jour, la société rêvera et ne travaillera plus. L’humanité aimera et sera assez riche pour rêver, et elle sera infiniment riche parce qu’elle rêvera.
« L’univers est parfaitement affluent, c’est une corne d’abondance d’où se répand tout ce que peut désirer l’homme.
Dans un tel univers, on ne saurait craindre l’impécuniosité.
Seuls les hommes comme toi, pris au piège de la peur et de l’incertitude, peuvent être pauvres et perpétuer la subordination et la misère.
– Mais je ne suis pas pauvre !
(…)
« Être pauvre signifie ne pas être conscient de ses limites.
Être pauvre signifie avoir cédé son droit de créateur en échange d’un travail qu’on n’aime pas et qu’on a jamais choisi.
(…)
« Ouvre les yeux sur ta condition présente et tu verras à quel point l’homme s’est éloigné de sa royauté.
(…)
« Allez, réveille-toi ! Fais ta révolution. Insurge-toi contre toi même ! »
« Rêve de t’affranchir, de t’affranchir de toutes tes limites.
Tu es le seul obstacle à tes désirs. Rêve sans arrêt !
« Le rêve est la seule chose la plus vraie qui soit. »