« Ta certitude la plus inébranlable et la plus nocive est qu’il existe un monde extérieur à toi, quelqu’un ou quelque chose dont tu puisses dépendre, quelqu’un ou quelque chose qui puisse t’enrichir ou t’appauvrir, te choisir ou te condamner.
« Si un guerrier croyait, ne serait-ce qu’une seconde, en un secours extérieur, il perdrait sur le-champ son invulnérabilité. »
Il n’y a rien au-dehors.
Aucun secours ne peut te venir de l’extérieur.
« La pire maladie de l’homme est sa dépendance. Il n’y a pas de mal plus grand que la dépendance par rapport aux autres, que la subordination au jugement d’autrui. Pour s’affranchir de tout cela, il faut une longue préparation. »
« Les gens comme toi ne se sentent vivants qu’au milieu des autres ; ils préfèrent les foules ; ils trouvent du travail dans les administrations gouvernementales ou dans les grandes sociétés, partout ou ils peuvent sentir le frôlement rassurant des multitudes.
Ils célèbrent tous les rituels de la dépendance et en occupent les temples – cinémas, théâtres, hôpitaux, stades, tribunaux, église – pour être avec les autres, pour se fuir eux-mêmes et fuir le fardeau insoutenable de leur solitude. »
« Un homme comme toi se rend malade et se laisserait volontiers charcuter par des chirurgiens, par les chamans d’une science encore primitive, tout ça pour attirer l’attention, pour se cramponner au monde. »
« Tu te souviens du tableau ? »
Je revis mentalement l’image de Narcisse se mirant dans l’eau avant que celle-ci ne l’avale.
« C’est la représentation symbolique de l’homme prisonnier de son propre reflet. La fable de Narcisse est la métaphore de l’homme victime du monde extérieur. » Il me révéla ensuite que, contrairement à la croyance générale, Narcisse ne tombe pas amoureux de lui-même, mais de son reflet, sans se rendre compte que ce n’est qu’une image. Croyant voir quelqu’un d’autre, un être extérieur à lui, il s’en éprend, tombe à l’eau et s’y noie misérablement.
« Quand tu comprends que le monde est une projection de toi, tu t’en libères. »
Aux cotés du rêveur, j’entendais clairement résonner la voix des géants dont l’âge avait pris fin avec Socrate et l’invention consolatrice de la philosophie. L’écho de leur sagesse continu de traverser le temps jusqu’à nous et nous continuons de méconnaître leur fable éternelle qui nous révèle notre véritable condition humaine. Nous persistons de faire de Narcisse l’archétype de la vanité quand, au contraire, il est une mise en garde, un cri d’alarme contre la stupidité, le danger d’une vision ordinaire du monde.
L’histoire de Narcisse était le message que nous adressait une école du renversement, le même message qui avait inspiré le Caravage et qui l’avait amené la crucifixion de Pierre et la chute de Paul.
« Tomber amoureux de quelque chose d’extérieur à nous et nous oublier nous-même signifient se perdre dans les méandres d’un univers subordonné. Cela signifie oublié que nous sommes les seuls artisans de notre réalité personnelle.
« Il n’y a pas de monde extérieur à nous, insista-t-il. Tout ce que nous croisons, tout ce que nous voyons, tout ce que nous touchons nous reflète. Les autres, les événements, les circonstances de la vie d’un homme révèlent sa condition. » Blâmer les autres, se plaindre, se justifier et se cacher sont les manifestations d’une humanité malheureuse, les symptômes révélateurs de la dépendance, de l’absence d’une volonté authentique.
« Narcisse, tout comme Adam, mord la pomme ! Lança le Rêveur à l’improviste. Je m’efforçais de le suivre pendant qu’il franchissait d’un bond des abîmes de temps et resserrait les distances incommensurables qui séparaient des univers lointains, pendant qu’il accolait l’histoire de la Genèse, vieille de quatre mille ans, à un des mythes les plus anciens de la Grèce classique.
« Comme Adam, Narcisse a cru à l’existence d’un monde extérieur. »
Dans ces deux traditions pourtant culturellement éloignées l’une de l’autre, le message est le même : croire que le monde est extérieur à nous signifie en être victime, se laisser avaler par lui.
« C’est toi qui crées le monde à chaque instant ! La source où Narcisse se mire est le monde extérieur. Croire que ce monde est réel, s’appuyer à cette certitude, c’est dépendre de son ombre. Le créateur de vient l’objet créé, le Rêveur devient l’objet rêvé, le maître devient l’esclave, et ce, jusqu’à ce que sa propre créature en vienne à l’étrangler. »
Ce message auquel m’initiait le Rêveur se retrouvait intact dans les fables anciennes et nouvelle, de Frankenstein au Blade Runner, d’Alice au pays des merveilles au Nouveau Testament.
« La chute d’Adam et Eve se répète inlassablement ; on nous chasse à chaque instant du paradis quand nous sommes pris au piège d’une représentation convenue du monde, quand nous oublions d’en être les artisans. La créature alors se révolte et se convulse. C’est cela, le péché originel, le péché impardonnable, le péché mortel: troquer la cause contre l’effet.
« Un homme intègre et authentique est ainsi parce qu’il se domine. Quelle que soit l’importance ou la variété des circonstances, il sait que le monde est son miroir.
« Bien ou mal, beau ou laid, juste ou injuste, tout ce que vit un homme n’est que son reflet et non pas la réalité » dit le Rêveur.
« Chacun ne recueille jamais que lui même. Tu es la graine et tu es la récolte.
« C’est pour cette raison que toutes les révolutions de l’histoire ont été des échecs. Elles ont tenté de transformer le monde par le dehors. Elles ont cru à un reflet dans l’eau.
« Ne compte plus sur le monde extérieur pour te venir en aide. Va au-delà ! Seuls ceux qui ont surpassé le monde peuvent améliorer le monde !
« Surpasse le !
« Pendant des siècles, l’homme à gratté l’écran du monde en pensant pouvoir changer les images que lui-même projette. »
Voila qu’il m’offrait sur un plateau d’argent la cause de l’échec des innombrables générations qui se sont acharnées à vouloir changer le cours de l’histoire. Cette métaphore cruelle et moqueuse rassemblait des siècles d’atrocités, de luttes et d’héroïsme sous un seul jugement : ils n’avaient été qu’une colossale, une inutile folie.
« Toi, renonce à cette folie ! M’ordonna-t-il avec une douceur inattendue. Oublie les guerres, les révolutions, les reformes économiques, sociales ou politiques, et occupe-toi plutôt du vrai responsable de tout ce qui arrive.
Ne t’inquiète pas de l’homme rêvé, pense plutôt au rêveur en toi. La plus grande des révolutions, la plus difficile des entreprises, et pourtant la seule qui ait un sens, c’est la transformation de soi. »