Ixtlan p 238
Comme la première fois, don Juan couvrit l’endroit où je devais m’étendre avec des feuilles et des branchages. Puis il me tendit une poignée de feuilles que je devais placer sur mon abdomen, et il m’ordonna de m’allonger et de me reposer. Un peu à ma gauche, à environ un mètre cinquante de ma tête, il prépara une place et s’y allongea.
Quelques minutes plus tard je ressentis une chaleur exquise et une impression de bien-être exceptionnel. Il s’agissait d’une sensation de confort physique jointe à l’impression d’être suspendu en l’air. Je ne pouvais que donner pleinement raison à don Juan qui avait affirmé que le « lit de ficelles » me ferait flotter.
Je lui fis part de cet incroyable aiguisement de mes sens. Il déclara tout bonnement que ce « lit » était fait pour ça.
« Je n’arrive pas à y croire », m’exclamai-je.
Il me réprimanda comme s’il prenait ma déclaration à la lettre. Il ajouta en avoir assez de me voir agir comme si j’étais un être extrêmement important auquel il fallait prouver sans cesse que le monde est inconnu et merveilleux.
Je voulus lui expliquer que ma réflexion avait été purement rhétorique, qu’elle n’avait aucun sens. Il répliqua que si c’était le cas j’aurais dû dire autre chose. Je l’avais sérieusement troublé. Pour m’excuser je me levai sur mes coudes, mais il éclata de rire et se mit à parler en m’imitant et en suggérant une suite d’exclamations rhétoriques comiques qui toutes auraient bien pu me servir.
Ses propos volontairement absurdes m’obligèrent à éclater de rire.
Il gloussa tout en me rappelant que je devais me laisser aller à cette impression de flotter en l’air.
L’apaisante sensation de calme et de plénitude que me donnait ce lieu mystérieux suscita en moi quelques émotions pourtant profondément enfouies en moi-même. Je commençai à parler de ma vie. J’avouai
ne jamais avoir respecté ni aimé personne, pas même moi, que j’avais toujours eu l’impression d’un mal inhérent à ma nature et que par conséquent j’agissais envers les autres en me cachant toujours derrière une attitude de bravade mêlée d’audace.
« C’est vrai, fit don Juan. Tu ne t’aimes pas du tout. »
Il eut un rire saccadé et déclara qu’il m’avait « vu » pendant que je parlais. Il me recommanda de n’éprouver aucun remords pour rien, car isoler une action en la qualifiant de méchante, de mauvaise ou de malfaisante consistait à s’accorder une importance injustifiée.
Je m’agitai nerveusement sur ma couche de feuilles qui crissaient. Il précisa que si je voulais me reposer je devais cesser de remuer mes feuilles, qu’il me fallait rester immobile comme lui.
Il ajouta qu’il avait « vu » un de mes traits.
Pendant un moment il hésita, comme pour trouver le mot exact, puis déclara que ce trait de caractère était en fait une structure de l’esprit dans laquelle je me confinais toujours.
Il décrivit cela comme un genre de trappe qui pour m’enfermer s’ouvrait n’importe quand de façon inattendue.
Je lui demandai des précisions. Il rétorqua qu’il était impossible d’être précis lorsqu’on parlait de « voir ».
Avant de me laisser protester, il m’ordonna de me détendre sans toutefois m’endormir et de demeurer dans un état de parfaite réceptivité aussi longtemps que possible.
Il précisa que le « lit de ficelles » était uniquement fait pour permettre à un guerrier d’atteindre un certain niveau de calme et de bien-être.
Il ajouta dramatiquement que le bien-être constituait une condition à cultiver, une condition avec laquelle il fallait se familiariser pour la rechercher.
« Tu ignores ce qu’est le bien-être parce que tu ne l’as jamais éprouvé », dit-il.
J’affirmai le contraire, mais il poursuivit en disant que le bien-être était un achèvement qu’il fallait volontairement poursuivre. Et en fait je ne savais que chercher une sensation de désordre, de malaise et de confusion.
Je t’ai amené ici pour t’enseigner une chose. »
Il fit une pause.
« Tu vas apprendre à ne-pas-faire. Il est préférable que nous en parlions puisque avec toi il n’y a pas d’autres moyens d’agir. J’ai cru que tu arriverais à ne pas-faire sans que j’aie à intervenir. Je me trompais.
– Don Juan, j’ignore de quoi vous parlez.
– Ça n’a aucune importance. Je vais t’entretenir de quelque chose de très simple mais de très difficile à accomplir.
Je vais te parler de ne-pas-faire bien qu’il n’y ait aucun moyen d’en parler parce que c’est le corps qui fait cela. »
Il me jeta des coups d’oeil puis déclara que je devais concentrer toute mon attention sur ce qu’il allait dire.
Je fermai mon carnet de notes, mais à ma grande surprise il insista pour que je continue à écrire.
« Ne-pas-faire est tellement difficile et tellement puissant que tu ne devrais pas en parler. Au moins pas avant que tu n’aies stoppé-le-monde. Alors, et alors seulement tu pourras, si vraiment tu le désires, en parler à ta guise. »
Il regarda autour de lui et désigna un gros rocher.
« Ce rocher, là-bas, est un rocher à cause du faire. »
Nous nous regardâmes. Il eut un sourire. J’attendis une explication, mais il resta silencieux. Alors je lui avouai que je n’avais rien compris.
« C’est faire ! s’exclama-t-il.
– Pardon ?
– C’est aussi faire.
– Don Juan, de quoi parlez-vous ?
– Faire est ce qui rend un rocher rocher et un buisson buisson. Faire est ce qui te rend toi toi-même et moi moi-même. »
Je lui dis que son explication n’expliquait rien.
Il éclata de rire et se gratta les tempes.
« C’est le problème quand on parle. En parlant on mélange tout. Si on commence à parler à propos de faire, on finit toujours par parler de quelque chose d’autre. Il vaut mieux agir.
« Prends ce rocher, par exemple. Le regarder est faire, mais le voir est ne-pas-faire. »
Je lui avouai que ses mots n’avaient aucun sens pour moi.
« Bien sûr qu’ils en ont un ! lança-t-il. Tu es convaincu qu’ils n’en ont pas parce que c’est ta manière de faire.
C’est ainsi que tu agis envers moi et envers le monde. »
Il désigna le rocher.
« Ce rocher est un rocher à cause de toutes les choses que tu sais faire avec lui. Je désigne cela par faire.
Par contre un homme de connaissance sait qu’un rocher est un rocher à cause du faire, donc s’il ne veut pas qu’un rocher soit un rocher il n’a qu’à ne-pas-faire.
Me comprends-tu ? »
Je ne parvenais pas à trouver le moindre sens dans ses déclarations. Il éclata de rire et une fois de plus tenta de m’éclairer :
« Le monde est le monde parce que tu connais le faire impliqué en le rendant tel. Si tu ne savais pas son faire, le monde serait différent. »
Il m’examina avec curiosité. Je cessai d’écrire. Je désirai seulement l’écouter. Il continua à expliquer que sans ce « faire » rien ne serait plus familier autour de nous.
Il se pencha et saisit entre le pouce et l’index de la main gauche un petit caillou qu’il plaça devant mes yeux.
« C’est un galet parce que tu connais le faire qui sert à le rendre galet.
– Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? » demandai-je sincèrement dérouté.
Il sourit comme s’il voulait cacher un plaisir espiègle.
« Je ne vois pas pourquoi tu es tellement dérouté.
Tu as une préférence pour les mots. Avec ça tu devrais être au paradis. »
Il me jeta un regard mystérieux, leva à deux ou trois reprises ses sourcils, puis désigna le petit galet qu’il tenait devant mes yeux.
« Je dis que tu fais de cela un galet parce que tu connais le faire qu’il implique. Maintenant pour stopper-le-monde tu dois cesser de faire. »
Il savait que je n’avais pas encore compris et eut un sourire en hochant la tête. Il prit une brindille et s’en servit pour désigner le bord inégal du galet.
« Dans le cas de ce petit rocher, ce que faire fait est de le réduire à cette taille. Par conséquent ce qu’il faut faire, et c’est ce que fait un guerrier qui veut stopper-le-monde, c’est d’agrandir ce petit caillou, ou n’importe quoi, par ne-pas-faire. »
Il se leva, posa le galet sur un rocher et me demanda d’approcher pour l’examiner. Il me conseilla d’observer les trous et les dépressions et d’essayer d’en saisir les moindres détails. Il précisa que si je saisissais les détails, les trous et les dépressions disparaîtraient et je comprendrais ce que signifie ne-pas-faire.
« Aujourd’hui ce sacré galet va te rendre fou », dit-il. Je dus avoir un air ébahi, car il me regarda et fut saisi d’un rire tonitruant. Puis il affecta de se fâcher contre le galet et le frappa deux ou trois fois avec son chapeau.
Je le pressai d’en dire plus en insistant sur le fait qu’il arrivait toujours à expliquer ce qu’il désirait expliquer quand il s’en donnait la peine.
« C’est vrai que je peux tout expliquer, dit-il en riant. Mais arriverais-tu à le comprendre ? »
Cette remarque me désarçonna.
« Faire te fait séparer le galet des gros rochers. Si tu veux apprendre à ne-pas-faire, disons qu’il faut que tu ailles à eux. »
Il montra l’ombre minuscule du galet, et déclara qu’il ne s’agissait pas d’une ombre mais d’une glu qui liait ce galet au rocher. Il fit demi-tour et partit en me disant qu’il reviendrait plus tard se rendre compte où j’en étais.
Pendant longtemps je fixai le galet. Je n’arrivais pas à concentrer mon attention sur les infimes détails des trous et des creux, mais l’ombre sur le rocher devint vraiment captivante.
Don Juan avait raison, elle était comme de la glu. Elle bougeait et vibrait. J’avais l’impression qu’elle débordait sous le poids du galet.
Au retour de don Juan je lui fis part des résultats de mon observation.
« C’est un bon début, dit-il. Un guerrier peut découvrir beaucoup de choses dans les ombres. »
Il me conseilla de prendre ce galet et de l’enterrer quelque part.
« Pourquoi ?
– Tu l’as regardé longtemps.
Maintenant il a quelque chose de toi. Un guerrier tente toujours d’influencer les forces du faire en les transformant en ne-pas-faire.
Faire consisterait à abandonner ce petit galet comme s’il n’était qu’un simple petit caillou.
Ne-pas-faire consiste à continuer à agir avec ce galet comme s’il était quelque chose de bien plus important qu’un simple caillou.
Dans ton cas, ce galet s’est imprégné de toi pendant longtemps et maintenant il est toi, et de ce fait tu ne peux pas l’abandonner n’importe où, tu dois l’enterrer, Cependant, si tu avais du pouvoir personnel, ne-pas-faire consisterait à le transformer en un objet-pouvoir.
– Puis-je y arriver ?
– Ta vie n’est pas assez serrée. Si tu pouvais voir, tu t’apercevrais que ta lourde anxiété a changé ce galet en quelque chose de repoussant, donc ce que tu as de mieux à faire est de creuser un trou, de l’enterrer et de laisser la terre absorber cette lourdeur.
– Don Juan, tout cela est-il bien vrai ?
– Répondre oui ou non à ta question serait faire.
Mais puisque tu apprends à ne-pas-faire, il faut que je te dise qu’il importe peu si cela est vrai ou non.
C’est là qu’un guerrier a un avantage sur un homme ordinaire.
Un homme ordinaire se soucie de savoir si les choses sont vraies ou fausses, pas un guerrier.
Un homme commun agit d’une certaine manière avec les choses qu’il sait vraies, d’une autre avec celles qu’il sait fausses.
Si les choses sont dites vraies, il agit et croit en ce qu’il fait. Mais si on prétend que les choses sont fausses, il n’ose pas agir, ou il ne croit absolument pas en ce qu’il fait.
Par contre, dans les deux cas un guerrier agit toujours. Si les choses sont dites vraies il agira de manière à faire. Si les choses sont dites fausses il agira encore mais de manière à faire le ne-pas-faire. Me comprends-tu ?
– Non, je ne vois absolument pas ce que vous voulez dire. »
Ses déclarations m’irritaient. Je n’arrivais pas à leur trouver le moindre sens. Je lui dis que c’était du radotage. Il se moqua de moi et déclara que même dans ce que j’aimais le plus, le bavardage, je n’avais pas un esprit impeccable.
Il rit de mon commentaire qu’il caractérisa d’erroné et d’inadéquat.
« Si tu dois être une bouche seulement, sois une bouche guerrière », dit-il et il rugit de rire.
Je me sentais repoussé. Mes oreilles bourdonnaient.
Une désagréable chaleur remplissait ma tête. J’étais embarrassé et j’avais sans doute rougi.
Je me levai et allai dans les buissons pour y enterrer le galet. Je revins et m’assis.
« Je t’ai un peu taquiné, dit-il, et malgré tout je sais que si tu ne parles pas, tu ne comprends pas.
Pour toi parler est faire, mais parler est inapproprié et si tu désires savoir ce que j’entends par ne-pas-faire, tu n’as qu’à accomplir ce petit exercice.
Puisque nous nous intéressons à ne-pas-faire, peu importe si tu fais cet exercice maintenant ou bien dans dix ans. »
Puisque nous nous intéressons à ne-pas-faire, peu importe si tu fais cet exercice maintenant ou bien dans dix ans. »
Il me dit de m’allonger. Il saisit mon bras droit, le plia au coude et tourna ma main jusqu’à ce que la paume fût face à moi, enfin il courba les doigts comme si je tenais une poignée de porte.
Alors il commença à déplacer mon bras d’avant en arrière en lui faisant décrire un cercle semblable à celui d’une bielle de locomotive.
Il expliqua qu’un guerrier exécutait ce mouvement chaque fois qu’il désirait expulser quelque chose de son corps, une maladie ou une impression désagréable.
L’idée consistait à pousser et à tirer jusqu’à ce que l’on sente un objet lourd, un corps solide empêcher les mouvements de la main.
Dans cet exercice, « ne-pas-faire » résidait dans la répétition du mouvement jusqu’à ce qu’on sente le corps lourd avec la main
malgré le fait qu’il soit impossible de croire cela possible.
Je commençai l’exercice et ma main rapidement devint glacée.
Je sentis une sorte de spongiosité l’envelopper, comme si je ramais dans un liquide visqueux et épais.
Soudain don Juan sursauta,:. empoigna mon bras pour l’arrêter.
Je tremblais de tout mon corps, parcouru d’une force inconnue.
Pendant que je m’asseyais il ne me quitta pas des yeux, tourna autour de moi et reprit place.
« Tu en as assez fait, dit-il. Tu pourras reprendre cet exercice un autre jour, lorsque tu auras plus de pouvoir personnel.
– Ai-je donc fait quelque chose de mal ?
– Non. Ne-pas-faire est réservé aux guerriers très forts et tu n’as pas encore le pouvoir de t’y frotter.
De ta main tu n’attraperais que des choses terribles.
Donc exerce-toi peu à peu jusqu’à ce que ta main ne se refroidisse plus ; lorsque la main reste chaude on peut vraiment sentir les lignes du monde. »
Il s’arrêta comme pour me donner le temps de le questionner, mais avant que je n’ouvre la bouche il m‘expliqua qu’un nombre infini de ces lignes nous reliait aux choses.
Il précisa que cet exercice de « ne-pas-faire » pouvait aider n’importe qui à sentir une ligne qui sortait de sa main en mouvement, une ligne que l’on pouvait placer ou jeter où l’on voulait.
Il ajouta qu’il ne s’agissait que d’un exercice, car dans une situation concrète les lignes formées par la main ne duraient pas suffisamment pour servir à quelque chose.
« Un homme de connaissance se sert d’autres parties de son corps pour produire des lignes durables.
– De quelle partie du corps ?
– Les lignes les plus durables qu’un homme de connaissance puisse produire viennent du milieu de son corps, mais il peut aussi les faire avec ses yeux.
– Sont-elles réelles ?
– Certainement.
– Peut-on les voir, les toucher ?
– Disons que tu peux les sentir.
Ce qu’il y a de plus difficile dans l’attitude du guerrier c’est de se rendre compte que le monde n’est qu’une sensation.
Lorsqu’on ne-fait-pas, on sent le monde, et on sent le monde au travers de ses lignes. »
Il me dévisagea silencieusement. Il haussa ses sourcils, ouvrit ses yeux et les cligna, comme un oiseau.
Instantanément je me sentis mal à l’aise. Ce fut comme si quelqu’un appliquait une pression sur mon estomac.
« Comprends-tu ? » demanda don Juan en détournant son regard.
Je dis que j’avais envie de vomir, et il me répondit sur un ton d’évidence qu’il le savait bien car il tentait de me faire sentir les lignes du monde avec ses yeux.
Je refusai de croire qu’il provoquait en moi cette sensation, et le lui dis. Il m’était impossible de concevoir qu’il provoquait mon envie de vomir, puisqu’il n’avait d’aucune façon agi physiquement sur moi.
« Ne-pas-faire est très simple mais excessivement difficile. Le point n’est pas de le comprendre mais de le maîtriser. Voir est bien sûr le couronnement final d’un homme de connaissance, et voir ne s’obtient que lorsqu’on a stoppé-le-monde par la technique du ne-pas-faire. »
J’eus un sourire involontaire. Je n’avais rien compris.
« Lorsqu’on fait quelque chose avec des gens, reprit-il, il faut uniquement se soucier de présenter cela à leur corps.
C’est ce que j’ai fait jusqu’à présent.
J’ai laissé ton corps savoir.
Qui se soucie de savoir si tu as compris ou non ?
– Mais, don Juan, c est injuste. Je désire tout comprendre, sinon venir ici serait pour moi une simple perte de temps.
– Une perte de ton temps ! s’exclama-t-il en parodiant mon intonation.
Sans aucun doute tu es vaniteux. »
Il se leva et me confia que nous allions grimper au sommet du pic volcanique situé à notre droite.
Monter jusqu’au sommet fut pour moi extrêmement pénible car nous n’avions pas de cordes pour nous aider et nous protéger.
A plusieurs reprises don Juan me conseilla de ne pas regarder vers le bas et par deux fois il dut me tirer à lui car je glissais inexorablement
dans le vide.
Je me sentais embarrassé. Don Juan, si vieux qu’il fût, devait m’aider.
Je lui avouai que j’étais en mauvaise forme physique parce que trop paresseux pour m’entraîner ou faire des exercices.
Il répliqua qu’une fois parvenu à un certain niveau de pouvoir personnel entraînement ou exercices de tous genres devenaient inutiles puisque tout ce dont on avait besoin pour être dans une forme impeccable était de s’engager en « ne-pas-faire ».
Le sommet atteint, je m’allongeai. Je me sentais malade. De la pointe du pied il me roula d’un côté à l’autre comme il l’avait déjà fait une autre fois. Peu à peu ce mouvement oscillant me revigora, mais une certaine nervosité persista, comme si d’une certaine manière j’attendais la soudaine apparition de quelque chose.
Deux ou trois fois, involontairement, je jetai un coup d’oeil de chaque côté. Don Juan ne disait rien mais regardait dans la même direction que moi.
« Les ombres ont quelque chose de spécial, dit-il soudain. Tu as dû te rendre compte qu’il y en a une qui nous suit.
– Non, je n’ai rien remarqué de tel », protestai-je à haute voix.
Don Juan prétendit que malgré mon opposition entêtée mon corps avait senti notre poursuivant, et d’ailleurs, me confia-t-il, être suivi par une ombre n’avait en soi rien d’extraordinaire.
« C’est simplement un pouvoir, continua-t-il. Ces montagnes en sont pleines. C’est simplement une de ces entités qui t’ont effrayé l’autre nuit. »
Je voulus savoir si je pouvais voir cette ombre. Il m’assura que pendant le jour je ne pourrais qu’en sentir la présence.
J’exigeai quelques explications, car il nommait cela ombre comme s’il s’agissait de l’ombre d’un rocher alors que ce n’était pas du tout la même chose. Il répliqua que toutes deux avaient les mêmes lignes et que par conséquent toutes deux étaient des ombres.
Il désigna un long rocher dressé devant moi.
« Regarde l’ombre de ce rocher. L’ombre est le rocher et cependant elle n’est pas le rocher.
Observer le rocher pour savoir ce qu’est le rocher, c’est faire, mais observer son ombre c’est ne-pas-faire.
« Les ombres sont comme des portes, des portes à ne-pas-faire. Ainsi un homme de connaissance peut-il connaître l’état le plus intime d’un homme en examinant son ombre.
– Y a-t-il un mouvement dans les ombres
– Tu peux dire qu’il y a du mouvement dans les ombres, ou tu pourrais dire qu’on y voit les lignes du monde, ou bien que des impressions se dégagent d’elles.
– Mais comment cela peut-il être présent dans des ombres ?
– Croire que les ombres ne sont que des ombres, c’est faire, expliqua-t-il. C’est une croyance plutôt ridicule. Considère cela sous l’angle suivant : il y a tellement plus pour chaque chose au monde qu’il doit y avoir nécessairement plus pour les ombres aussi.
Après tout, c’est simplement notre faire qui les fait ombres. »
Un long silence suivit Je ne savais que dire.