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« Et maintenant, si tu me parlais de rêver ? »
Ce virage soudain me prit au dépourvu. Il répéta sa demande. On pouvait dire beaucoup de choses là-dessus. Le fait de rêver était une des unités pragmatiques de son système; il impliquait l’exercice d’un contrôle particulier sur ses propres rêves à tel point que les expériences vécues aussi bien dans ceux-ci que dans l’état de veille acquerraient la même valeur pragmatique.
Les sorciers prétendaient que sous l’impact du rêve, les critères ordinaires pour différencier le rêve de la réalité devenaient inopérants.
La praxis du rêve de don Juan était un exercice qui consistait à trouver ses propres mains en rêvant.
Autrement dit, on pouvait délibérément rêver qu’on cherchait ses mains et les retrouver en rêvant simplement qu’on levait les mains à la hauteur des yeux.
Après des années de tentatives infructueuses, j’avais finalement accompli la tâche. En considérant rétrospectivement les événements, il m’avait semblé évident que j’avais remporté ce succès lorsque j’étais parvenu à posséder un contrôle raisonnable de ma vie quotidienne.
Don Juan voulait connaître les points saillants de mon expérience.
Je commençai à lui raconter que pour moi la difficulté de formuler l’ordre de regarder mes mains m’avait paru, bien souvent, insurmontable.
Il m’avait prévenu que le premier stade de cette phase préparatoire qu’il appelait « élaborer le rêve » consistait en un jeu meurtrier de l’esprit avec lui-même et qu’une partie de mon moi allait faire son possible pour m’empêcher d’accomplir cette tâche.
Cela pouvait impliquer, d’après don Juan, la perte de la raison, la mélancolie ou même la dépression suicidaire.
Cependant je n’allai pas si loin.
Mon expérience eut plutôt un côté comique ; néanmoins le résultat fut également frustrant.
A chaque fois que je me disposais à regarder mes mains dans un rêve, quelque chose d’extraordinaire se passait ; ou bien je commençais à voler, ou bien mon rêve se transformait en cauchemar, ou en une sensation très agréable d’excitation corporele ; tout ce qui se passait dans le rêve avait une acuité telle, au-delà de la normale, que c’était terriblement absorbant.
Mon intention originelle d’observer mes mains était toujours oubliée au profit d’une situation nouvelle.
Une nuit, de façon tout à fait inattendue, je trouvai mes mains dans mes rêves. Je rêvais que je me promenais dans une rue inconnue d’une ville étrangère et soudain je levai mes mains et les posai devant mon visage.
C’était comme si quelque chose en moi avait fléchi et m’avait permis d’observer le dessus de mes mains.
Selon les instructions de don Juan, aussitôt que l’image de mes mains commencerait à se dissiper ou à se transformer en quelque chose d’autre, je devais détourner mon regard de mes mains et le diriger ailleurs vers n’importe quel élément dans la sphère du rêve.
Dans ce rêve particulier je dirigeai mon regard vers un immeuble situé au bout de la rue. Lorsque la vue de l’immeuble commença à s’évanouir, j’essayai de me concentrer sur les autres éléments oniriques.
Le résultat final fut une image composite, d’une netteté incroyable, d’une rue déserte dans une ville étrangère inconnue.
Don Juan me fit poursuivre le récit d’autres expériences dans le rêve.
Nous causâmes pendant longtemps.
A la fin de mon récit, don Juan se leva et alla vers les buissons. Je me levai aussi. Je me sentais nerveux.
C’était une sensation injustifiée, car il n’y avait rien d’effrayant ni d’inquiétant. Don Juan revint peu après. Il remarqua mon agitation.
– Calme-toi, me dit-il, en me prenant doucement par le bras.
Il me fit asseoir et me mit le carnet sur les genoux. Il m’exhorta à écrire. Son argument était que je ne devais pas déranger le lieu de pouvoir avec des sentiments superflus de crainte ou d’hésitation.
– Pourquoi suis-je si énervé ? lui demandai-je.
– C’est normal, répondit-il. Quelque chose en toi est menacé par le fait de rêver. Tant que tu n’as pas pensé à ces activités, tu t’es très bien porté. Maintenant que tu as découvert ce que tu faisais, tu es sur le point de défaillir.
« Chaque guerrier possède sa propre manière de rêver, et chaque manière est différente. La seule chose que nous avons tous en commun c’est que nous rusons pour nous forcer à abandonner la quête. Pour contre carrer cette tendance il faut persévérer en dépit de toutes barrières et déceptions. »
Puis il me demanda si j’étais capable de choisir un thème de rêve. Je répondis que je n’avais pas la moindre idée de la façon de procéder.
– L’explication que donnent les sorciers sur la façon dont il faut choisir les thèmes de rêve est la suivante : un guerrier choisit le thème en retenant délibérément une image dans sa tête et en fermant son dialogue intérieur.
En d’autres termes, s’il est capable de ne pas se parler pendant un moment et s’il tient, ne fût-ce qu’un instant, l’image ou la pensée qu’il veut au cours de son rêve, alors le thème désiré viendra à lui.
Je suis sûr que c’est ce que tu as fait, bien que tu n’en aies pas été conscient.
Il y eut une longue pause et puis don Juan commença à renifler l’air.
C’était comme s’il se nettoyait le nez ; il exhala l’air trois ou quatre fois par les narines avec beaucoup de force. Les muscles de son
abdomen se contractèrent dans des spasmes, qu’il contrôlait en prenant des bouffées d’air.
– Nous ne reparlerons plus jamais de rêver, dit-il.
Tu pourrais devenir obsédé. Si l’on doit réussir quelque chose, il faut que le succès arrive doucement, à la suite de beaucoup d’efforts, mais sans angoisse ni obsessions.