– Un double c’est le sorcier lui-même révélé à travers son rêve, expliqua don Juan. Un double est un acte de pouvoir pour un sorcier, mais pour toi ce n’est qu’une histoire de pouvoir.
Dans le cas de Genaro tu dois savoir que son double est indiscernable de l’original, car son impeccabilité de guerrier est suprême ; c’est ainsi que tu n’as jamais remarqué de différence.
Mais pendant les années que tu l’as connu, tu as été seulement deux fois avec Genaro, l’original ; toutes les autres fois tu as été avec son double.
– Mais cela est absurde ! m’écriai-je.
Je me sentis dominé par l’anxiété. Mon énervement fut tel que je laissai tomber mon carnet et que mon crayon roula hors de ma vue.
Don Juan et don Genaro plongèrent littéralement ventre à terre et se mirent à la recherche des objets de la façon la plus comique.
Je n’ai jamais assisté à un numéro de magie théâtrale et de prestidigitation plus étonnant. Il ne manquait que la scène, les accessoires et des gadgets ; d’autre part, il était évident que les acteurs ne faisaient pas des tours de passe-passe.
Don Genaro, le magicien principal, et don Juan, son assistant, firent apparaître la plus étonnante, bizarre et farfelue collection d’objets qu’ils avaient découverts en dessous, derrière ou au-dessus des objets qui se trouvaient dans le pourtour de la ramada.
Dans la tradition de la magie scénique, l’assistant présentait les accessoires qui, en l’occurrence, étaient des rares éléments ramassés sur le sol en terre battue
– cailloux, sacs de toile, morceaux de bois, un emballage de lait, une lampe et ma veste ; puis le magicien, don Genaro, se mit à trouver un objet, qu’il rejetait dès qu’il constatait que ce n’était pas mon crayon.
La série d’objets trouvés comprenait des pièces de vêtement, des perruques, des lunettes, des jouets, des ustensiles, des pièces de machines, des sous-vêtements féminins, des dents humaines, des sandwiches et des objets religieux.
Il y en avait un qui était particulièrement dégoûtant. C’était une masse compacte d’excréments humains que don Genaro fit sortir du dessous de ma veste.
Don Genaro parvint finalement à retrouver mon crayon et me le tendit, après en avoir essuyé la poussière avec un pan de sa chemise.
Ils goûtèrent leurs clowneries avec des cris et des gloussements. Je me trouvais moi-même en observateur, incapable de me joindre à eux.
– Ne prends pas les choses tellement au sérieux, Carlitos, dit don Genaro d’un ton soucieux. Autrement tu vas te faire éclater une…
Il fit un geste comique qui aurait pu signifier n’importe quoi.
Lorsque leurs rires s’apaisèrent, je demandai à don Juan ce que faisait un double ou ce qu’un sorcier faisait avec le double.
Don Juan répondit. Il dit que le double avait du pouvoir et qu’il l’utilisait pour accomplir des exploits qui auraient été inimaginables dans des conditions ordinaires.
– Je t’ai dit mille et mille fois que le monde est insondable, me dit-il. Et ainsi sommes-nous, et ainsi est chaque être qui existe dans ce monde. Il est donc impossible de raisonner au sujet du double, Tu as pu en être témoin, et cela devrait suffire.
– Mais il doit bien y avoir un moyen de parler de lui, dis-je. Vous-même vous m’avez raconté que vous aviez expliqué votre aventure avec le cerf, afin d’en parler. Ne pouvez-vous pas faire de même avec le double ?
Il se tut pendant un moment. J’insistai auprès de lui. L’anxiété qui me tenait dépassait tout ce que j’avais éprouvé auparavant.
– Bien, disons qu’un sorcier peut se dédoubler, dit don Juan. C’est tout ce qu’on peut dire.
– Mais en est-il conscient ?
– Bien sûr qu’il est conscient de se dédoubler.
– Sait-il qu’il se trouve à deux endroits en même temps ?
Tous les deux me regardèrent et échangèrent ensuite un regard.
– Où est l’autre don Genaro ? demandai-je
Don Genaro se pencha vers moi et me regarda dans les yeux.
– Je ne sais pas, dit-il doucement. Aucun sorcier ne sait où se trouve son double.
– Genaro a raison, dit don Juan. Un sorcier ne se doute pas qu’il est à deux endroits en même temps.
En être conscient serait l’équivalent de se présenter devant son double, et le sorcier qui se trouve face à face avec lui-même est un sorcier mort. Telle est la règle. C’est ainsi que le pouvoir a établi les choses.
Personne ne sait pourquoi.
Don Juan expliqua que, lorsqu’un guerrier avait maîtrisé les actes de rêver et de voir, et avait développé un double, il devait aussi avoir réussi à effacer son histoire personnelle, sa suffisance et ses routines.
Il dit que toutes les techniques qu’il m’avait apprises et que j’avais considérées comme du bavardage creux étaient essentiellement des moyens de faire disparaître l’impossibilité d’avoir un double dans le monde ordinaire, en rendant la personnalité et le monde fluides, et en les transportant hors des limites de la prédiction.
– Un guerrier fluide ne peut plus se représenter le monde de façon chronologique, expliqua don Juan.
Et pour lui le monde et lui-même ne sont plus des objets.
Le guerrier est un être lumineux, qui existe dans un monde lumineux.
Le double est une affaire simple pour un sorcier, parce qu’il sait ce qu’il est en train de faire.
Prendre des notes est pour toi une affaire simple, mais avec ton crayon tu fais encore peur à Genaro.
– Mais un observateur qui regarde un sorcier peut-il voir que celui-ci est simultanément dans deux endroits différents ? demandai-je à don Juan.
– Certainement. Ce serait la seule façon de le savoir.
– Mais peut-on logiquement prétendre qu’un sorcier peut s’apercevoir aussi qu’il a été dans deux endroits différents ?
– Ha ! ha ! s’exclama don Juan. Pour une fois tu as dit juste. Un sorcier peut certainement s’apercevoir après coup qu’il a été simultanément dans deux endroits différents.
Mais tout ça n’est que comptabilité, et n’a pas de conséquence sur le fait que, pendant qu’il agit, il n’a aucune conscience de sa dualité.
Mon esprit chancelait. Je sentis que, si je ne continuais pas à écrire, j’allais exploser.
– Écoute bien, poursuivait-il. Le monde ne s’offre pas à nous directement, la description du monde s’interpose toujours entre nous et lui. Donc nous sommes littéralement toujours un pas en arrière, et notre expérience du monde est toujours une mémoire de cette expérience, Nous ne faisons que remémorer, remémorer, remémorer.
Il tourna sa main plusieurs fois pour me transmettre la sensation de ce qu’il voulait signifier.
– Si notre expérience totale du monde n’est que souvenir, alors il n’est pas tellement absurde de conclure qu’un sorcier peut être à deux endroits en même temps. Tel n’est pas le cas selon sa perception personnelle, car le sorcier, comme tout un chacun, afin de pouvoir avoir l’expérience du monde, doit remémorer l’acte qu’il vient d’exécuter, l’événement dont il vient d’être témoin, l’expérience qu’il vient de vivre.
Dans sa conscience il n’y a que des souvenirs.
Mais pour un observateur qui regarde un sorcier, tout se passe comme si celui-ci accomplissait simultanément deux épisodes différents.
Cependant le sorcier se remémore deux instants séparés et isolés, parce qu’il n’est plus entravé par la description du temps.
Lorsque don Juan s’arrêta de parler, je fus certain de faire une poussée de fièvre.
Don Genaro m’examina avec curiosité.
– Il a raison, dit-il. Nous sommes toujours un bond en arrière.
Il fit le même mouvement de la main que don Juan ; son corps s’agita et, d’un bond, il regagna son siège.
C’était comme s’il avait le hoquet et comme si le hoquet poussait son corps à bondir. Il se mit à sauter en arrière, bondissant de son siège, alla jusqu’au bout de la ramada et s’en retourna.
La vue de don Genaro sautant en arrière sur ses fesses, au lieu de m’amuser comme d’habitude, me provoqua une crise de peur si intense, que don Juan dut me frapper plusieurs fois sur la tête avec le poing.
– Je ne peux pas comprendre tout ça, don Juan, dis-je.
– Moi non plus, riposta don Juan, en haussant les épaules.
– Ni moi, cher Carlitos.
Tu as le devoir de te rassurer.
Les guerriers ne gagnent pas leurs victoires en se cognant la tête contre les murs, mais en les franchissant.
Les guerriers sautent par-dessus les murs, mais ils ne les démolissent pas.
– Comment puis-je sauter par-dessus celui-là ? demandai-je.
– Tout d’abord, je crois que tu as le plus grand tort de considérer les choses de façon sérieuse, dit-il en s’asseyant à côté de moi.
Chaque fois que nous sommes confrontés dans la vie à des situations inhabituelles, nous recourons à trois sortes de mauvaises habitudes.
Tout d’abord, nous pouvons négliger ce qui est en train de se produire ou ce qui est déjà arrivé, et nous sentir comme si rien ne s’était passé. C’est la façon d’agir du sectaire.
Puis nous pouvons accepter n’importe quoi selon les apparences et avoir le sentiment de connaître ce qui se passe. C’est le comporte-
ment de l’homme zélé.
Enfin nous pouvons être obsédés par un événement, parce que nous ne pouvons ni le négliger ni l’accepter entièrement. C’est la
manière de l’imbécile.
Et quelle est la tienne ?
Il y en a une quatrième, qui est la correcte, c’est la manière du guerrier. Un guerrier agit comme si rien n’était jamais arrivé, parce qu’il ne croit en rien, quoiqu’il accepte les choses telles qu’elles se présentent. Il accepte sans accepter, et il néglige sans négliger. Il n’a pas le sentiment de savoir, mais il ne se sent pas non plus comme si rien n’était jamais arrivé. Il agit comme s’il contrôlait la situation, même s’il tremble dans ses souliers.
D’agir ainsi fait disparaître l’obsession.
Nous gardâmes le silence un long moment. Les paroles de don Juan faisaient sur moi l’effet d’un baume.
– Puis-je parler de don Genaro et de son double ? demandai-je.
– Ça dépend de ce que tu veux savoir sur lui, répliqua-t-il. Tu ne vas tout de même pas te livrer aux obsessions.
– Je veux me livrer aux explications, lui dis-je. Si je suis obsédé c’est parce que je n’ai pas osé venir vous voir et parce que je n’ai pas été capable de parler à personne de mes angoisses et de mes doutes.
– Tu ne parles pas avec tes amis ?
– Si, mais comment pourraient-ils m’aider ?
– Je n’ai jamais pensé que tu avais besoin d’aide.
Tu dois cultiver le sentiment qu’un guerrier n’a besoin de rien. Tu dis que tu as besoin d’aide. De l’aide pour quoi donc ?
Tu as eu tout ce dont tu avais besoin pour ce voyage extravagant que constitue ta vie. Je me suis efforcé de t’apprendre que l’expérience véritable est d’être un homme, et que ce qui compte c’est d’être en
vie ; le petit détour que nous sommes en train de prendre maintenant, c’est la vie.
La vie en soi est suffisante, elle s’explique de soi-même et elle forme un tout. Un guerrier comprend tout ça et vit en conséquence ; donc on peut dire, sans risque d’être présomptueux, que l’expérience suprême est d’être un guerrier.
Il paraissait attendre mes commentaires. J’hésitai pendant un moment. Je voulais choisir mes mots avec précaution.
– Si un guerrier a besoin de consolation, poursuivit-il, il n’a qu’à choisir n’importe qui et lui exprimer son trouble dans le détail.
Après tout, le guerrier ne cherche pas à être compris ou à être aidé ; en parlant, il ne fait que se soulager lui-même de son poids. Cela
est vrai si le guerrier peut parler ; si cela ne lui est pas donné, il ne parle à personne.
Mais somme toute, tu ne mènes pas la vie d’un guerrier. Pas encore. Tu dois te trouver en effet devant des traquenards terribles. Je te
comprends absolument.
Il ne plaisantait pas. A en juger par son regard soucieux, il paraissait en être passé par là lui aussi. Il se leva et me tapota la tête. Il arpenta la ramada de long en large et regarda, en passant, le chaparral qui
entourait la maison.
Ses mouvements provoquèrent en moi une sensation d’inquiétude.
Afin de me décontracter, je me mis à parler de mon dilemme. Je sentais qu’il était déjà trop tard pour prétendre rester un observateur innocent.
Sous sa direction, je m’étais entraîné à exécuter des perceptions étranges, comme celle d’ « interrompre le dialogue intérieur » et celle du contrôle des rêves.
C’étaient là des exemples que l’on ne pouvait pas truquer.
J’avais suivi ses suggestions, mais jamais à la lettre, et j’avais réussi en partie à faire éclater les routines quotidiennes, à assumer la responsabilité de mes actes, à effacer mon histoire personnelle, pour en arriver finalement à un point que j’avais redouté des années auparavant ; j’étais capable de rester seul sans briser ma santé physique et morale.
C’était peut-être là mon triomphe le plus surprenant, Du point de vue
de mes états d’âme antérieurs, le fait de rester seul sans « perdre la raison » était une situation inconcevable. J’étais parfaitement conscient de tous les changements qui étaient survenus dans ma vie et dans la représentation que je me faisais du monde, et je me
rendais très bien compte qu’il était d’une certaine façon inutile d’être affecté si profondément par la révélation que don Juan et don Genaro m’avaient faite sur le « double ».
– Qu’est-ce qui ne va pas avec moi, don Juan ? demandai-je.
– Tu te laisses aller, répondit-il d’un ton cassant.
Tu crois que le propre d’un homme sensible est de se livrer aux doutes et aux tribulations. Or, pour être franc, il n’y a pas d’être moins sensible que toi. Alors, pourquoi fais-tu semblant ?
Je t’ai dit un jour qu’un guerrier accepte en toute humilité ce qu’il est.
– Vous présentez les choses comme si je me créais délibérément des problèmes, dis-je.
– Mais oui, nous nous créons tous délibérément des problèmes ! dit-il.
Nous sommes tous conscients de nos actes. Notre raison mesquine se transforme délibérément dans le monstre qu’elle s’imagine être.
Elle est pourtant trop petite pour un moule aussi grand.
Je lui expliquai que mon dilemme était peut-être plus complexe que l’interprétation qu’il en donnait. Je lui dis qu’aussi longtemps que lui et don Genaro avaient été des hommes comme moi, je les avais
considérés, à cause de leur autorité supérieure, comme des modèles pour ma propre conduite.
Mais s’ils étaient essentiellement des hommes radicalement différents de moi, je ne pouvais plus les concevoir comme des modèles, mais comme des cas particuliers avec lesquels je ne pouvais pas aspirer à
rivaliser.
– Genaro est un homme, dit don Juan d’un ton rassurant. Certes, ce n’est plus un homme comme toi.
Mais cela tient à son propre accomplissement, et ça ne devrait pas t’inspirer de crainte. S’il est différent, autant de raisons de l’admirer.
– Mais sa différence n’est pas une différence humaine, dis-je.
– Qu’est-ce que tu crois que c’est ? La différence entre un homme et un cheval ?
– Je ne sais pas. En tout cas il n’est pas comme moi.
– Il l’a été à un moment donné, pourtant.
– Puis-je comprendre sa transformation ?
– Bien sûr. Toi-même tu es en train de changer.
– Vous voulez dire que je développerai un double ?
– Personne ne développe de double.
Ce n’est qu’une façon de parler. Toi, avec ton bavardage, tu es une cible pour les mots. Tu es piégé par leur signification.
Maintenant tu penses qu’on développe un double par des moyens malveillants, je suppose.
Nous tous, êtres lumineux, nous avons un double. Nous tous.
Un guerrier apprend à en être conscient, c’est tout.
Il y a des barrières apparemment insurmontables qui protègent cette prise de conscience.
Cela ne doit pas nous surprendre ; ce sont ces barrières qui font de cette prise de conscience un défi unique.
– Pourquoi suis-je si effrayé, don Juan ?
– Parce que tu penses que le double correspond à ce que le mot en dit, un a double », un autre toi-même.
J’ai choisi ces mots afin de pouvoir t’en faire la description.
Le double c’est soi-même, et ne peut pas être envisagé autrement.
– Et qu’est-ce qui se passe si je ne veux pas l’avoir ?
– Le double n’est pas une affaire de choix personnel. De même, le fait d’être choisi pour apprendre le savoir des sorciers qui mène à cette prise de conscience n’est pas non plus une question de choix personnel.
Est-ce que tu t’es jamais demandé pourquoi toi en particulier ?
– Je me le suis demandé depuis toujours. Je vous ai posé cette question des centaines de fois, mais vous ne m’avez jamais répondu.
– Je ne pensais pas que cette question demandait une réponse ; je pensais que tu lui donnais le sens d’une interrogation de guerrier sur sa grande chance, la chance d’avoir trouvé un défi.
« Transformer cette interrogation en. une question ordinaire est le mécanisme d’un homme vulgaire etvaniteux, qui veut qu’on l’admire ou qu’on le plaigne.
Ce genre de question ne m’intéresse absolument pas, parce qu’il n’y a pas moyen d’y répondre.
La décision de te choisir était un dessein du pouvoir ; les desseins, du pouvoir sont insondables.
Mais maintenant que tu as été choisi, tu ne peux plus rien faire pour arrêter l’accomplissement de ce dessein.
– Mais vous-même, don Juan, vous m’avez dit que tout le monde pouvait échouer.
– C’est vrai. On peut toujours échouer. Mais je pense que tu es en train de te référer à quelque chose d’autre.
Tu veux trouver une issue.
Tu veux avoir la liberté d’échouer et de te retirer, en fixant toi-même
les conditions.
C’est trop tard.
Un guerrier est dans les mains du pouvoir et sa seule liberté est de choisir une vie impeccable.
Ta raison peut souhaiter l’échec total, afin d’effacer la totalité de toi-même. Mais il existe une mesure de compensation qui t’empêchera de proclamer une victoire ou une défaite qui ne sont pas véritables.
Si tu penses pouvoir te retirer dans le havre de l’échec, c’est que tu as perdu la tête.
Ton corps montera la garde et t’empêchera aussi de suivre ce chemin.
Il se mit à rire doucement et finit par pousser un éclat de rire tonitruant. J’étais interloqué.
– De quoi riez-vous ? demandai-je.
– Tu es dans un sale pétrin, dit-il. Il est trop tard pour que tu te retires, mais trop tôt pour que tu agisses.
Tout ce que tu peux faire c’est d’être spectateur.
Tu te trouves dans la situation lamentable d’un enfant qui ne peut pas retourner dans le ventre de sa mère, mais qui ne peut pas non plus courir ici et là ni agir.
Tout ce que peut faire un enfant c’est d’être spectateur et d’écouter les histoires d’actions magnifiques qu’on lui raconte.
Tu te trouves à présent dans cette situation précise.
Tu ne peux pas retourner dans le ventre de ton ancien monde, mais tu ne peux pas non plus agir avec pouvoir. Il ne te reste d’autre
solution que d’assister à des actes de pouvoir et d’écouter des histoires.
« Le double est une de ces histoires. Tu le sais, et c’est pourquoi ta raison en est tellement impressionnée. Prétendre comprendre, c’est se cogner la tête contre un mur. Tout ce que je peux en dire, en guise d’explication, c’est que le double, bien qu’il se constitue à travers le rêve, est aussi réel qu’il peut l’être.
– D’après ce que vous m’avez raconté, don Juan, le double peut réaliser des actions. Donc est-ce que le double peut…
Il ne me laissa pas poursuivre le fil de mon raisonnement. Il me rappela qu’il n’était pas correct de dire qu’il m’avait parlé du double alors que j’en avais été témoin.
– Bien sûr, le double peut accomplir des actions, dis-je.
– Bien sûr, répliqua-t-il.
– Mais est-ce que le double peut agir au nom de soi-même ?
– Le double c’est soi-même, sacré non !
Je trouvai cela très difficile à expliquer. J’avais dans la tête que si un sorcier pouvait réaliser deux actions en même temps, il était deux fois plus capable d’agir dans un but utilitaire.
Il pouvait donc travailler simultanément dans deux postes différents, se trouver simultanément dans deux endroits, voir en même temps deux personnes et ainsi de suite.
Don Juan écoutait patiemment.
– Laissez-moi m’exprimer ainsi, dis-je. Théoriquement, est-ce que don Genaro peut tuer quelqu’un se trouvant à des centaines de kilomètres par l’intermédiaire de son double ?
Don Juan me regarda. Il secoua la tête et détourna le regard.
– Tu es nourri d’histoires de violence, dit-il.
Genaro ne peut tuer personne, tout simplement parce qu’il n’a plus d’intérêt dans ses semblables.
Quand un guerrier est capable de conquérir les actes de voir et de
rêver, et de prendre conscience de sa luminosité, il ne s’intéresse plus aux autres choses.