Le nagual


214

« Toute menace contre le tonal aboutit inexorablement à sa mort. Et si le tonal meurt, c’est tout l’homme qui meurt. En raison de sa faiblesse intrinsèque, le tonal est facilement détruit.

C’est ainsi qu’un des stratagèmes régulateurs du tonal consiste à faire émerger le nagual pour étayer le tonal. Je dis bien stratagème, parce que les sorciers savent que le nagual ne peut émerger que lorsque le tonal est renforcé.

Tu vois ce que je veux dire ? Ce soutien s’appelle pouvoir personnel. »

Don Juan se leva, étira les bras et courba le dos. Moi aussi je fis le geste de me relever, mais il me repoussa gentiment.

– Tu dois rester sur ce banc jusqu’au crépuscule,dit-il. Je dois partir tout de suite. Genaro m’attend dans les montagnes. Viens chez lui dans trois jours, et nous nous retrouverons là-bas.

– Qu’allons-nous faire chez don Genaro ? demandai-je.

– Cela dépendra de ton pouvoir personnel, dit-il.

Genaro peut te montrer le nagual.

Je voulais encore soulever tout haut une autre question, concernant notre entretien. Je voulais savoir si son costume était une ruse destinée à me choquer, ou s’il faisait vraiment partie de ses habitudes. Jamais aucun de ses actes ne m’avait bouleversé autant que de le voir habillé en costume. Ce n’était pas tellement l’acte en soi qui me terrifiait, mais le fait que don Juan
était élégant. Ses jambes avaient la souplesse de celles d’un homme jeune. C’était comme si le fait de porter des souliers avait déplacé son centre d’équilibre, et ses pas étaient plus longs et plus fermes que d’habitude.

– Est-ce que vous portez toujours ce costume ? demandai-je.

– Oui, répondit-il, avec un sourire charmant. J’en ai d’autres, mais je ne voulais pas en mettre un
différent aujourd’hui, pour ne pas t’effrayer davantage.

Je ne savais que penser. Je sentais que j’étais parvenu au bout de ma route. Si don Juan était capable de porter un costume et d’avoir une apparence élégante, alors tout était possible.

Il paraissait s’amuser de mon trouble et éclata de rire.

– Je suis un actionnaire, dit-il d’un ton mystérieux mais naturel.

Puis il s’en alla.