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Ce que tu as fait hier a convaincu Genaro que tu as emmagasiné suffisamment de pouvoir personnel pour pouvoir aller à l’essentiel. Manifestement tu as suivi ses suggestions.
Hier tu as déployé les ailes de ta perception. Tu manquais encore de souplesse, mais tu as quand même perçu toutes les allées et venues du nagual ; autrement dit, tu as vu. Tu as aussi confirmé quelque chose qui, au point où nous en sommes, est encore plus important que voir : à présent, tu peux fixer ton attention sur le nagual, sans faiblir. Voilà ce qui sera décisif pour aborder la dernière question, l’explication des sorciers.
« Pablito et toi, vous serez initiés en même temps.
C’est un cadeau du pouvoir, que d’être en compagnie d’un guerrier aussi parfait. »
Il n’avait pas l’air de vouloir en dire davantage.
Après un moment, je l’interrogeai sur don Genaro.
– Il est par là, dit-il. Il est allé dans les buissons pour faire trembler les montagnes. Même s’il est un très bon nagual, il doit encore aller dans les buissons.
J’entendis alors un grondement distant, comme un coup de tonnerre assourdi.
Don Juan me regarda et se mit à rire.
Il me fit asseoir et me demanda si j’avais mangé.
Comme je répondais par l’affirmative, il me tendit mon cahier et me conduisit jusqu’à l’endroit favori de don Genaro, un grand rocher sur le côté ouest de la maison, surplombant un profond ravin.
– C’est maintenant qu’il me faut ton attention, dit don Juan. Attention dans le sens où les guerriers l’entendent : une pause véritable, qui doit permettre à l’explication des sorciers de t’imbiber.
Nous sommes arrivés au bout de notre tâche ; nous t’avons donné toute l’instruction nécessaire et maintenant tu dois t’arrêter, regarder en arrière et reconsidérer tes démarches. Les sorciers disent que c’est le seul moyen de consolider ses gains.
Moi j’aurais incontestablement préféré te révéler tout ça sur ton propre lieu de pouvoir, mais Genaro est ton benefactor et, dans un cas comme celui-ci, son lieu doit être plus bénéfique pour toi que tout autre.
Ce qu’il appelait mon « lieu de pouvoir » était le sommet d’une colline, dans le désert du nord du Mexique, qu’il m’avait montré jadis et que, plaisantant à moitié, il m’avait « attribué ».
– Dois-je vous écouter sans prendre de notes ?demandai-je.
– Voilà en effet une question délicate, dit-il. D’une part, j’ai besoin de ton attention tout entière ; d’autre part, il faut que tu sois calme et que tu te sentes sûr de toi. Or pour toi, la seule façon de te sentir à l’aise c’est de prendre des notes. C’est donc l’occasion de faire appel à tout ton pouvoir personnel et d’accomplir cette tâche impossible, qui consiste à être toi-même, sans l’être vraiment.
Il se tapa sur la cuisse et éclata de rire.
– Je t’ai déjà dit que je ne m’occupe que de ton tonal et que ton nagual est l’affaire de Genaro, poursuivit-il.
C’était de mon devoir de t’aider dans chaque question concernant ton tonal et tout ce que j’ai fait avec toi ou à ton égard a eu pour but de mener à terme une tâche unique, la tâche de nettoyer et de réaménager ton île du tonal.
Tel a été mon rôle, en tant que maître. Celui de Genaro, en tant que ton benefactor, a été de te donner des démonstrations indéniables du nagual et de te montrer comment y parvenir.
– Que voulez-vous dire par nettoyer et réaménager l’île du tonal ? demandai-je.
– ‘ Je me réfère à ce changement total, dont je t’ai parlé dès le premier jour de notre rencontre, dit-il. Je t’ai dit un nombre infini de fois qu’il te fallait un changement extrêmement drastique, si tu voulais réussir dans ta quête de la connaissance. Il ne s’agit pas d’un changement d’humeur, d’attitude, ou d’apparence ; ce changement implique la transformation de l’île du tonal. C’est ce que tu as accompli.
– Croyez-vous que j’aie changé ? demandai-je. Il hésita, puis il se mit à rire aux éclats.
– Tu es toujours aussi bête, dit-il. Et pourtant tu n’es plus le même. Tu vois ce que je veux dire ?
Il se moqua des notes que je prenais et dit qu’il regrettait que don Genaro ne fût pas là, parce qu’il aurait ri de l’absurdité que représentait la rédaction de l’explication des sorciers.
– A ce point précis, continua-t-il, un maître dit généralement à son disciple qu’ils sont arrivés à un dernier carrefour. Pourtant on a tort de s’exprimer ainsi. A mon avis, il n’y a jamais de carrefour dernier, ni de dernière étape avant quoi que ce soit.
Puisqu’il n’y a pas de dernier pas, il ne devrait plus y avoir de secret concernant une quelconque partie de nous, en tant qu’êtres lumineux. C’est le pouvoir personnel qui détermine celui qui peut ou ne peut pas profiter d’une révélation; mes expériences avec mes semblables m’ont prouvé qu’il n’y en a que très, très peu qui consentiraient à écouter; et parmi ces rares qui écouteraient, il y en aurait encore moins qui voudraient agir sur ce qu’ils auraient écouté ; et parmi ceux qui sont disposés à agir, il y en a encore moins qui ont assez de pouvoir personnel pour tirer profit de leurs actes.
Donc la question du secret concernant l’explication des sorciers se réduit à une habitude, habitude peut-être aussi vide que n’importe quelle autre habitude.
« Quoi qu’il en soit, tu connais maintenant le tonal et le nagual, qui sont le coeur de l’explication des sorciers. Les connaître est apparemment une chose tout à fait inoffensive. Nous sommes assis là, bavardant de façon innocente sur ces questions, comme si elles n’étaient qu’un thème de conversation parmi d’autres.
Tu écris tranquillement, comme tu l’as fait pendant des années. Le paysage qui nous entoure est l’image même du calme. C’est le début de l’après-midi, la journée est belle, les montagnes qui nous entourent constituent pour nous un cocon protecteur.
On n’a pas besoin d’être sorcier pour s’apercevoir que cet endroit, qui témoigne du pouvoir et de l’impeccabilité de Genaro, est le cadre le plus approprié pour ouvrir la porte, pour t’ouvrir la porte.
Mais avant que nous nous hasardions au-delà de ce seuil, il faut que je te fasse un avertissement honnête ; un maître est censé parler dans les termes les plus sévères et doit avertir son disciple que le côté inoffensif et placide de ce cadre n’est qu’un mirage, car devant lui s’ouvre un gouffre sans fond et, une fois que la porte est ouverte, il n’y a plus moyen de la refermer. »
Il fit une légère pause.
Je me sentais léger et heureux ; de la place favorite de don Genaro, j’avais une vue époustouflante. Don Juan avait raison. La journée et le paysage étaient de toute beauté. J’avais beau me dire que je devais m’inquiéter de ses avertissements et de ses remontrances, la tranquillité qui m’entourait mettait un écran devant toutes mes tentatives, et je finis par espérer qu’il ne se référât qu’à des dangers métaphoriques.
Soudain don Juan se remit à parler.
– Les années d’entraînement difficile ne sont que la préparation pour la rencontre bouleversante du guerrier et…
Il s’interrompit de nouveau, me regarda de côté et gloussa.
– Avec tout ce qui se trouve en dehors, au-delà de ce point, dit-il.
Je lui demandai de m’expliquer ces propos inquiétants.
– L’explication des sorciers, qui ne ressemble pas du tout à une explication quelconque, entraîne un danger de mort, dit-il.
Elle semble inoffensive et séduisante, mais dès que le guerrier s’ouvre à elle, elle lui assène un coup que personne ne peut parer.
Il éclata de rire.
– Donc prépare-toi au pire, mais ne te hâte pas et ne te panique pas, poursuivit-il. Tu n’as pas de temps et pourtant tu es entouré par l’éternité.
Quel paradoxe pour ta raison !
Don Juan se leva. Il enleva les saletés d’un creux lisse du rocher et s’y assit confortablement, en s’adossant à la pierre, tourné vers le nord-ouest. Il m’indiqua une autre place pour moi, où je pouvais aussi m’adosser au rocher. J’étais à sa gauche, face au nord-ouest moi aussi. Le rocher était chaud et me donna un sentiment de sérénité et de protection.
C’était une journée douce ; une brise rendait la chaleur du soleil de l’après-midi très agréable.
J’enlevai mon chapeau,mais don Juan insista pour que je le remisse.
– Tu regardes maintenant en direction de ton propre lieu de pouvoir, dit-il. Cela peut te protéger.
Aujourd’hui tu as besoin de tous les appuis possibles.
Ton chapeau peut en être encore un.
– Contre quoi me prévenez-vous, don Juan ?
Qu’est-ce qui va vraiment m’arriver ? demandai-je.
– Ce qui aura lieu ici aujourd’hui dépendra de ton pouvoir personnel. Il faudra que tu en aies assez pour concentrer ton attention sans faiblir sur les ailes de ta perception, dit-il.
Ses yeux brillaient. Il semblait plus excité que jamais. Je trouvai qu’il y avait quelque chose d’inso-lite dans sa voix, ne serait-ce qu’une nervosité inac-coutumée.
Il dit que l’occasion exigeait que là même, à l’endroit favori de mon benefactor, il récapitulât pour moi chaque pas qu’il avait fait au cours de son combat pour m’aider à nettoyer et à réaménager mon île du tonal. Sa récapitulation fut méticuleuse et dura environ cinq heures.
D’une manière claire et brillante, il me fit un résumé succinct de tout ce que j’avais réalisé depuis le jour de notre première rencontre. C’était comme si un barrage avait été cassé.
Ses révélations me prirent complètement au dépourvu. Je m’étais habitué à jouer le rôle d’interrogateur agressif. C’est ainsi que d’entendre don Juan – qui était toujours celui qui résistait – élucider les aspects de son enseignement de façon tellement académique était un fait aussi surprenant que de le voir en complet dans la ville de Mexico.
Sa maîtrise du langage, sa façon dramatique de placer les mots et son choix des termes étaient si extraordinaires, que je ne pouvais pas en donner une explication rationnelle. Il dit que dans une situation pareille, un maître devait parler à chaque guerrier dans les termes qui lui étaient propres et que la façon dont il me parlait ainsi que la clarté de ses explications faisaient partie de son astuce suprême, car ce ne serait qu’à la fin que ses paroles prendraient une signification pour moi.
Il parla sans s’arrêter, jusqu’à ce qu’il eût fini de présenter sa récapitulation.
Sans faire d’effort conscient, je notai tout ce qu’il disait.
– Laisse-moi commencer par te dire qu’un maître ne cherche jamais d’apprentis et que personne ne peut solliciter ses enseignements, dit-il. L’apprenti est toujours désigné par un présage.
Un guerrier qui peut être dans la situation de devenir un maître doit être alerte, afin de saisir son centimètre cube de chance.
Je t’ai vu juste avant notre première rencontre ; tu avais un bon tonal, comme cette fille que nous avions rencontrée dans Mexico. Après t’avoir vu, j’ai attendu, de même que nous avons fait avec la fille, ce soir-là dans le parc. La fille passa devant nous, sans nous accorder d’attention.
Mais toi aussi tu étais venu vers moi, emmené par un homme qui disparut, après avoir marmonné des inepties. Il te laissa là, devant moi, marmonnant aussi des inepties.
Je savais que je devais agir vite et t’accrocher ; toi-même tu aurais dû agir de la sorte, si la fille avait voulu te parler. Mon acte a été de te saisir avec ma volonté.
Don Juan faisait allusion à la façon extraordinaire dont il m’avait regardé, le jour où nous nous étions rencontrés. Il avait fixé son regard sur moi, et j’avais éprouvé un sentiment inexplicable de vacuité et d’engourdissement.
Je ne pouvais trouver aucune explication logique à ma réaction, et j’avais toujours cru qu’après notre première rencontre, j’étais retourné: le voir simplement parce que j’avais été obsédé par son regard.
– C’était la façon la plus rapide que j’avais pour t’accrocher, dit-il. J’ai porté un coup direct à ton tonal.
Je l’ai engourdi en concentrant sur lui ma volonté.
– Et comment vous vous y êtes pris ? demandai-je.
– Le regard du guerrier se pose sur l’oeil droit de celui qui est en face, dit-il. Alors il arrête le dialogue intérieur, puis le nagual prend le dessus ; c’est pour-quoi la manœuvre est dangereuse.
Chaque fois que le nagual l’emporte, ne fût-ce qu’un instant, on ne peut plus décrire le sentiment qui envahit le corps. Je sais que tu as passé des heures innombrables à essayer de te représenter ce que tu ressentais, et que, jusqu’à ce jour, tu n’en as pas été capable.
Et pourtant moi j’ai accompli ce que je souhaitais. Je t’ai accroché.
Je lui dis que je pouvais encore me souvenir de la façon dont il m’avait dévisagé.
– Le regard sur l’oeil droit n’est pas une façon de dévisager, dit-il. C’est plutôt une façon violente de s’emparer de l’autre, à travers son oeil.
En d’autres termes, on s’empare de quelque chose qui se trouve derrière l’oeil. On éprouve une véritable sensation physique de tenir quelque chose avec la volonté.
Il se gratta la tête, en inclinant son chapeau sur son front, au-dessus de son visage.
– Tout ça, naturellement, n’est qu’une façon de parler, poursuivit-il. Une façon d’expliquer des sensations physiques mystérieuses, Il m’ordonna de cesser d’écrire, et de le regarder. Il dit qu’il allait s’emparer doucement de mon tonal, avec sa volonté.
J’éprouvai alors une sensation analogue à celle que j’avais ressentie le premier jour de notre rencontre et en d’autres occasions, où don Juan m’avait fait sentir que son oeil me touchait vraiment, dans un sens concret.
– Mais comment parvenez-vous à me donner l’impression que vous me touchez, don Juan ? Que faites-vous vraiment ? demandai-je.
– On ne peut pas décrire exactement ce que l’on fait, dit-il. Il y a un déclic, quelque part en dessous du ventre ; ce déclic a une direction et peut être orienté vers n’importe quel but.
Je sentis de nouveau comme si de petites pinces me tenaillaient une partie indéfinie de moi-même.
– Cela ne marche que lorsque le guerrier apprend à diriger sa volonté, expliqua don Juan, après avoir détourné son regard. Il n’y a pas moyen de s’exercer, c’est pourquoi je n’ai pas recommandé ni encouragé l’usage de cette technique.
Cela arrive simplement à un moment donné de la vie d’un guerrier. Personne ne sait comment. Il resta en silence pendant un certain temps. Je me sentais extrêmement craintif.
Soudain don Juan reprit la parole.
– Le secret réside dans l’oeil gauche, dit-il. Au fur et à mesure qu’un guerrier progresse sur la voie de la connaissance, son oeil gauche apprend à saisir n’importe quoi. D’ordinaire l’oeil gauche d’un guerrier a un aspect étrange ; parfois il reste définitivement bigleux, ou alors il est plus petit ou plus grand que l’autre, ou différent d’une manière ou d’une autre.
Il me lança un regard et, en plaisantant, fit mine de m’examiner l’oeil gauche.
Il secoua la tête en signe de désaccord narquois, et il rit tout bas.
– Une fois que l’apprenti a été accroché, l’instruction commence, continua-t-il. La première tâche d’un maître est d’introduire l’idée que le monde que nous croyons voir n’est qu’une image, une description du monde.
Chaque effort du maître est destiné à prouver cela à son apprenti. Mais faire qu’il l’accepte est une des choses les plus difficiles ; chacun de nous est pris, avec satisfaction, dans sa propre représentation du monde ; celle-ci nous pousse à sentir et à agir, comme si nous connaissions vraiment quelque chose au monde.
Un maître, dès le premier acte qu’il exécute, vise à mettre fin à cette représentation. Les sorciers appellent ça interrompre le dialogue intérieur, et ils sont convaincus que c’est la seule technique, et la plus importante, qu’il faut enseigner à l’apprenti.
« Afin de mettre fin à cette représentation, à laquelle on s’est cramponné dès le berceau, il ne suffit pas de se borner à désirer, ou à mener à terme des résolutions. Il faut une tâche pratique; cette tâche pratique est une façon appropriée de marcher. Elle paraît inoffensive et insignifiante. Comme tout ce qui a du pouvoir en soi ou par soi, la façon correcte de marcher n’attire pas l’attention.
Tu l’as compris, et pendant des années au moins, tu l’as considérée comme une bizarrerie. Ce n’est que très récemment qu’il t’est venu à l’esprit l’idée que c’était le moyen le plus efficace pour interrompre le dialogue intérieur.
– En quoi la façon correcte de marcher peut-elle servir à interrompre le dialogue intérieur ? demandai-je.
– Le fait de marcher de cette façon spécifique sature le tonal; dit-il. Il en est débordé.
Tu vois, le tonal doit faire attention à ses créations.
En fait, c’est cette attention qui crée l’ordre du monde en premier lieu ; par conséquent, le tonal doit veiller sur tous les éléments de son monde, afin de le conserver, et surtout il doit préserver cette représentation du monde, en tant que dialogue intérieur.
Il dit que la façon correcte de marcher était un subterfuge. Le guerrier, en crispant tout d’abord ses doigts, se concentrait sur les bras ; puis, en regardant sans mettre au point son regard, vers n’importe quel point devant lui, dans un rayon compris entre la pointe de ses pieds et l’horizon, il saturait littéralement son tonal d’information.
Le tonal, coupé de sa relation directe et personnelle avec les éléments de sa description, était incapable de se parler à lui-même et il était donc voué au silence.
Don Juan expliqua que la position des doigts était sans importance et que la seule considération était d’attirer l’attention sur les bras, en crispant les doigts de diverses façons inhabituelles ; l’important était la manière dont les yeux, qui ne se fixaient sur rien en particulier, détectaient un très grand nombre d’éléments du monde, sans s’en faire une idée nette.
Il ajouta que les yeux, dans cet état, pouvaient capter des détails qui échappaient à la vision normale.
– Parallèlement à la façon correcte de marcher,pour suivit don Juan, un maître doit enseigner à son apprenti une autre possibilité, qui est encore plus subtile : celle d’agir sans y croire, sans attendre de récompenses.
Agir pour agir, simplement. Je n’exagérerais pas si je te disais que le succès de l’entreprise d’un maître dépend de la façon correcte et harmonieuse dont il guide son apprenti, dans ce problèmes spécifique.
Je dis à don Juan que je ne me rappelais pas l’avoir jamais entendu discuter au sujet d’ « agir pour agir, simplement », comme s’il s’agissait d’une technique particulière; tout ce que je pouvais me remémorer étaient ses commentaires constants mais vagues à ce propos.
Il rit et dit que sa manœuvre avait été si subtile qu’elle m’avait échappé jusqu’à ce jour. Puis il me rappela toutes ces tâches drôles et absurdes qu’il avait l’habitude de m’imposer, chaque fois que je m’étais trouvé chez lui.
C’étaient des corvées absurdes, comme ranger le bois en formant des motifs, encercler la maison avec une chaîne ininterrompue de cercles concentriques, tracés par terre avec le doigt, balayer des ordures d’un endroit à l’autre, et ainsi de suite. Les tâches incluaient aussi des actes que je devais exécuter tout seul à la maison et qui consistaient à porter une cape noire, à lacer d’abord mon soulier gauche, ou à attacher ma ceinture de droite à gauche.
La raison pour laquelle ces tâches m’avaient toujours semblé de simples plaisanteries était qu’invariablement il me disait de les oublier, dès qu’elles étaient devenues des routines.
Comme il récapitulait toutes les tâches qu’il m’avait imposées, je réalisai qu’en me forçant à exécuter des routines dépourvues de signification, il m’avait, à la vérité, inculqué l’idée d’agir, sans rien attendre en retour.
– Interrompre le dialogue intérieur est effectivement la clé du monde des sorciers, dit-il. Les autres activités ne sont que des soutiens ; elles ne servent qu’à hâter l’effet de l’interruption du dialogue intérieur.
Il dit qu’il y avait deux activités ou techniques principales, qu’on utilisait pour hâter l’interruption du dialogue intérieur : l’effacement de l’histoire personnelle et le rêve.
Il me rappela que durant les premières étapes de mon apprentissage, il m’avait donné un certain nombre de méthodes spécifiques, destinées à transformer ma personnalité.
Je les avais enregistrées dans mes cahiers, et pendant des années je les oubliai, jusqu’à ce qu’un jour leur importance me sautât aux yeux.
Ces méthodes spécifiques me paraissaient, au premier abord, des petits trucs qui relevaient surtout de la manie et qui m’obligeaient à modifier mon comportement.
Il expliqua que tout l’art du maître consistait à dévier l’attention de l’apprenti des questions principales.
Un exemple frappant de cet art était que je ne m’étais pas rendu compte jusqu’à ce jour qu’il m’avait eu vraiment, en m’apprenant un point extrêmement crucial : agir sans attendre de récompense.
Il dit que dans cet ordre de raisonnements, il s’était moqué de mon intérêt pour voir, ce qui, en dernière instance, revenait à traiter directement avec le nagual, et ce qui était le but inévitable des enseignements, bien que cela fût une tâche inaccessible en tant que telle.
– Dans quel dessein vous êtes-vous moqué de moi de cette façon-là ? demandai-je.
– Les sorciers sont convaincus que nous sommes tous des nigauds, dit-il. Nous ne pouvons jamais abandonner de plein gré notre sacré contrôle des choses, c’est pourquoi il faut que nous soyons trompés.
Il argumenta qu’en m’obligeant à concentrer mon attention sur de prétendues tâches, alors qu’il m’enseignait à voir, il avait réussi deux choses.
Tout d’abord, il avait esquissé la rencontre directe avec le nagual, sans en faire la mention ; ensuite, il m’avait eu, en traitant les véritables problèmes de son enseignement, comme des affaires sans importance.
Pour moi, voir était bien plus important qu’effacer mon histoire personnelle ou que rêver.
Je tenais ces pratiques pour des activités très amusantes. Je pensais toujours que c’était pour ces pratiques-là que j’avais le plus de facilité.
– Le plus de facilité ! commenta-t-il d’un ton railleur, lorsque je lui fis part de mes pensées.
Un maître ne doit rien laisser au hasard. Je t’ai dit que tu avais raison de sentir que je me moquais de toi. Le problème était que tu croyais que le fait de me moquer de toi signifiait que je bernais ta raison.
Pour moi, me moquer de toi signifie distraire ton attention, ou la capturer, selon le cas.
Il me regarda de côté et, d’un geste du bras, parcourut tout ce qui nous entourait.
– Le secret de tout cela est l’attention qu’on lui porte, dit-il.
– Que voulez-vous dire par là, don Juan ?
– Tout cela n’existe que parce que nous y faisons attention. Par exemple ce rocher, sur lequel nous sommes assis, est un rocher parce que nous avons été contraints à lui accorder notre attention en tant que rocher.
Je voulais qu’il expliquât cette idée. Il rit et leva vers moi un doigt accusateur.
– Pour l’instant nous récapitulons, dit-il, Nous y arriverons plus tard.
Il affirma qu’à cause des pièges qu’il m’avait tendus, je m’étais intéressé à effacer mon histoire personnelle et à rêver .
Il dit que les effets de ces deux techniques étaient, en dernière instance, destructeurs, si elles étaient utilisées de façon absolue et que, par conséquent, il avait eu, comme tous les maîtres, le souci d’empêcher son apprenti de plonger dans l’aberrant et le morbide.
– Effacer l’histoire personnelle et rêver ne devraient être qu’une aide, dit-il. Un apprenti a besoin de modération et de force, pour se refréner. C’est pourquoi un maître introduit la notion du comportement de guerrier, ou de la vie de guerrier.
Voilà la colle qui assemble tout ce qui se trouve dans le monde d’un sorcier. Petit à petit, un maître doit forger et développer cette notion.
Sans la vigueur et la pondération que suppose le comportement du guerrier, il n’est pas possible de supporter la voie de la connaissance.
Don Juan dit que l’apprentissage du comportement du guerrier impliquait que l’attention de l’apprenti fût captée plutôt que détournée, et qu’il avait capté mon attention, en me poussant hors de mes habitudes quotidiennes, chaque fois que j’étais allé le voir.
Notre errance dans le désert et les montagnes avait été les moyens d’y parvenir.
La manœuvre consistait à modifier le contexte de mon univers quotidien, en m’emmenant faire des marches et chasser ; c’était un autre aspect de son système, qui m’avait échappé. Le fait d’altérer le contexte entraînait que je ne connaissais plus les ficelles et que mon attention devait se porter sur tout ce que faisait don Juan.
– Quel sacré tour, hein ? dit-il, et il en rit.
Je ris avec effroi. Je ne m’étais jamais aperçu qu’il était tellement lucide.
Ensuite il énuméra les démarches qui visaient à guider et à capter mon attention.
Lorsqu’il acheva son récit, il ajouta qu’un maître devait prendre en considération la personnalité de l’apprenti et que, dans mon cas, il fallait être prudent, car j’étais violent et j’aurais pu trouver tout naturel de me tuer de désespoir.
– Vous êtes vraiment un drôle de type, don Juan ! dis-je en blaguant, et il s’esclaffa.
Il expliqua qu’afin d’aider à effacer l’histoire personnelle, on apprenait trois autres techniques.
Celles-ci étaient : perdre la suffisance, assumer les responsabilités et prendre la mort pour conseillère.
L’idée était que, sans l’effet bénéfique de ces trois techniques, l’apprenti s’exerçant à effacer son histoire personnelle risquerait de devenir sournois, évasif et inutilement hésitant à son égard et à celui de ses actions.
Don Juan me demanda de lui raconter qu’elle avait été la réaction la plus naturelle que j’avais eue dans les moments d’angoisse, de frustration et de déception, avant de devenir un apprenti. Il dit que dans son cas, il avait réagi par la colère. Je lui dis que pour ma part, je m’étais apitoyé sur mon état.
– Bien que tu n’en sois pas conscient, tu as dû te creuser la tête pour rendre naturel ce sentiment, dit-il.
A présent tu ne peux plus te rappeler l’immense effort qu’il t’a fallu pour faire de cette compassion un élément de ton île.
La compassion de toi-même témoignait de tout ce que tu faisais. Tu l’avais jusqu’au bout des ongles, prête à te donner conseil.
Mais pour le guerrier, la mort est une conseillère plus raisonnable, et elle peut, elle aussi, être amenée à porter témoignage de tout ce que l’on fait, au même titre que la compassion ou la colère. Évidemment, à l’issue d’un combat immense, tu as appris à t’apitoyer sur ton
sort.
Mais tu pourrais apprendre également à avoir l’intuition de ta fin imminente et à connaître par coeur l’idée de ta propre mort. En tant que conseillère, la compassion ne vaut rien en comparaison de la mort.
Puis don Juan signala qu’il y avait apparemment une contradiction dans la notion de changement ; d’une part, le monde des sorciers exigeait une transformation drastique ; d’autre part, l’explication des sorciers disait que l’île du tonal était achevée et qu’on ne pouvait pas lui enlever un seul élément.
Le changement ne signifiait donc pas oblitérer des éléments, mais plutôt altérer l’usage qu’on leur avait assigné.
– Prends le cas de la compassion, dit-il. Il n’y a pas moyen de s’en débarrasser pour de bon ; elle a une place et un caractère définis sur ton île, une façade déterminée qui est reconnaissable.
C’est ainsi qu’à chaque fois que l’occasion se présente, la compassion de soi-même agit.
Elle a une histoire. Si tu changes sa place prééminente. Je lui demandai d’expliquer le sens de ces métaphores, notamment l’idée de changer les façades.
Telles que je la comprenais, elle signifiait peut-être l’action de jouer plus d’un rôle en même temps.
– On change la façade en altérant l’usage des éléments de l’île, répondit-il. Prends de nouveau lacompassion. Tu n’en avais nullement besoin parce que, ou bien tu te sentais important et digne de conditions meilleures ou d’un meilleur traitement, ou bien tu étais peu disposé à assumer des responsabilités pour les actes qui t’avaient mené à cet état qui provoquait la pitié, ou bien encore tu étais incapable d’amener l’idée de l’imminence de ta mort à témoigner de tes actes et à te conseiller.
« Effacer l’histoire personnelle et les trois techniques qui l’accompagnent sont pour les sorciers les moyens de changer la façade des éléments de l’île. En effaçant ton histoire personnelle, par exemple, tu as refusé de faire appel à la pitié ; pour la nourrir, tu devais te sentir important, irresponsable et immortel.
Lorsque ces éléments furent altérés d’une manière ou d’une autre, tu n’eus plus la possibilité de t’apitoyer sur toi.
« La même chose est vraie pour tous les autres éléments que tu as changés sur ton île. Sans l’utilisation de ces quatre techniques, tu n’aurais jamais réussi à les modifier.
Mais changer les façades signifie seulement que l’on attribue une place secondaire à un élément qui était auparavant prépondérant.
Ta compassion de toi-même est encore un élément de ton île ; elle y demeurera à l’arrière-plan, de même que l’idée de l’imminence de ta mort, ton humilité ou ta responsabilité vis-à-vis de tes actes étaient là, sans que tu t’en fusses jamais servi. »
Don Juan dit qu’une fois que ces techniques avaient été présentées, l’apprenti arrivait à un carrefour.
Selon sa sensibilité, l’apprenti adoptait l’une ou l’autre de ces attitudes : ou bien il suivait à la lettre les recommandations et les suggestions que son maître lui avait faites et agissait sans attendre de récompense, ou bien il prenait tout à la blague, en le considérant comme une aberration.
Je remarquai que, dans mon propre cas, j’étais troublé par le terme de « techniques ». J’attendais toujours une série de directives précises, mais il ne m’avait fait que des suggestions vagues, et j’étais incapables de les prendre au sérieux, ou d’agir en accord avec ses principes.
– C’est là ton erreur. J’ai donc dû me décider à utiliser les plantes de pouvoir.
Tu aurais pu utiliser ces quatre techniques pour nettoyer et réaménager ton île du tonal. Elles t’auraient conduit jusqu’au nagual. Mais tous les gens ne sont pas capables d’agir à partir de simples recommandations.
Toi et moi, dans une telle circonstance, nous avons eu besoin de quelque chose d’autre, pour être ébranlés ; nous avons eu besoin de ces plantes de pouvoir.
A la vérité j’avais mis des années à réaliser l’importance des premières suggestions que m’avait faites don Juan.
L’effet extraordinaire que les plantes psychotropiques avaient produit sur moi m’avait induit en erreur, en me faisant croire que leur utilisation était le trait capital de l’apprentissage.
Je m’étais accroché à cette conviction, et ce ne fut que dans les dernières années de mon apprentissage que je découvris que les transformations significatives et les découvertes des sorciers étaient toujours faites dans des états de lucidité.
– Que se serait-il passé si j’avais pris vos recommandations au sérieux ? demandai-je.
– Tu serais parvenu au nagual, répondit-il.
– Mais est-ce que j’y serais parvenu sans benefactor ?
– C’est le pouvoir qui en décide, selon ton impeccabilité, dit-il. Si tu avais pris au sérieux ces quatre techniques, tu aurais emmagasiné suffisamment de pouvoir personnel pour trouver un benefactor.
Tu aurais été impeccable, et le pouvoir t’aurait ouvert toutes les voies nécessaires. Telle est la règle.
– Pourquoi ne m’avez-vous pas donné plus de temps ? demandai-je.
– Tu avais tout le temps qu’il te fallait, dit-il. C’est le pouvoir qui m’a indiqué cette voie. Une nuit je t’avais demandé de résoudre une énigme ; tu devais trouver ta place bénéfique devant la porte de ma maison. Cette nuit-là, tu t’es exécuté à merveille, sous ma pression, et le lendemain matin, tu t’es endormi sur une pierre très particulière que j’avais placée là.
Le pouvoir m’a montré que tu devais être poussé sans merci, car autrement tu n’aurais rien fait.
– Est-ce que les plantes de pouvoir m’ont aidé ?demandai-je.
– Certainement, dit-il. Elles t’ont révélé, en arrêtant ta représentation du monde. Dans ce sens les plantes de pouvoir ont eu sur le tonal le même effet que la manière correcte de marcher ».
Elles l’ont débordé d’information et ont obligé le dialogue intérieur à s’interrompre. Les plantes sont excellentes pour ça, mais très coûteuses.
Elles produisent un dommage immense au corps. C’est leur contrepartie, notamment en ce qui concerne l’herbe du diable.
– Si vous saviez qu’elles étaient dangereuses, pourquoi m’en avoir donné tellement et tellement de fois ? demandai-je, Il m’assura que les détails du procédé n’avaient pas été décidés par le maître, mais par le pouvoir. Il dit que, bien que les enseignements fussent censés aborder les mêmes sujets avec tous les apprentis, l’ordre de ceux-là était différent selon les individus et que, dans mon cas, il avait obtenu des indications nombreuses concernant le grand degré de coercition qu’il me fallait, pour que je me sentisse concerné par les choses.
– J’avais affaire à un individu immortel et impertinent, qui n’avait aucun respect ni de sa vie ni de sa mort, dit-il en riant.
J’avançai le fait qu’il avait décrit et considéré ces plantes en termes de qualités anthropomorphiques. Il s’y était référé comme si elles avaient eu une personnalité. Il répliqua que c’était encore un moyen prescrit, pour détourner l’attention de l’apprenti du problème réel, qui était l’interruption du dialogue intérieur.
– Si on ne les utilise que pour interrompre le dialogue intérieur, quel est leur rapport avec l’allié ?
– Voilà une question difficile à expliquer, dit-il.
Ces plantes mènent l’apprenti directement au nagual, dont l’allié n’est qu’un aspect. Nous fonctionnons à partir de la raison exclusivement, sans égard pour ce que nous sommes ou pour l’endroit d’où nous provenons. D’une manière ou d’une autre, la raison peut rendre compte de tout ce qui a lieu à l’intérieur de la représentation qu’elle se fait du monde.
L’allié est extérieur à cette représentation ; il est en dehors du domaine de la raison. On ne peut le voir qu’à partir de la volonté, lorsque notre représentation ordinaire s’est arrêtée, et pour cette raison il est, justement, le nagual.
Les sorciers, cependant, peuvent apprendre à percevoir l’allié de la façon la plus complexe et, ce faisant, ils se plongent trop profondément dans une nouvelle représentation.
Donc, afin de te protéger de ce sort, je n’ai pas insisté sur l’allié comme d’autres sorciers l’auraient fait. Après des générations d’utilisation des plantes de pouvoir, les sorciers ont appris à rendre compte, dans leurs représentations, de tout ce qui relève d’elles.
Je dirais que les sorciers, en se servant de leur volonté, ont réussi à élargir leurs représentations du monde.
Mon maître et mon benefactor en sont les plus clairs exemples. C’étaient des hommes de grand pouvoir, mais ce n’étaient pas des hommes de connaissance. Ils n’ont jamais brisé les limites de leurs immenses représentations et, pour cette raison, ils ne sont jamais parvenus à la totalité d’eux-mêmes, bien qu’ils en aient eu la connaissance.
Ce n’est pas qu’ils aient vécu de façon aberrante, en exigeant des choses au-delà de leur portée; ils savaient qu’ils avaient manqué le coche et que, seulement le jour de leur mort, tout le mystère leur serait révélé.
La sorcellerie ne leur a donc donné qu’un aperçu et jamais de moyens réels d’obtenir cette totalité évasive de soi-même.
« Je t’ai suffisamment parlé de la représentation des sorciers sans te laisser accrocher par elle.
Je t’ai dit que ce n’était qu’en opposant deux représentations face à face, que l’on pouvait se faufiler entre les deux, pour atteindre le monde réel.
Je voulais dire, qu’on ne peut parvenir à la totalité de soi-même que lorsqu’on comprend définitivement que le monde n’est qu’une représentation, que ce soit celle de l’homme ordinaire ou celle du sorcier.
« C’est là que je me suis écarté de la tradition. Après toute une vie de combat, j’ai appris que ce qui compte n’est pas d’acquérir une description nouvelle, mais de parvenir à la totalité de soi-même.
On devrait parvenir au nagual sans dire du mal du tonal et surtout sans nuire à son corps.
Tu as pris ces plantes en suivant les mêmes pas que moi j’avais suivis. La seule différence c’est qu’au lieu de te laisser t’adonner à elles, j’ai tout arrêté, quand j’ai jugé que tu avais emmagasiné suffisamment de représentations du nagual, C’est pour cette raison que je n’ai jamais voulu discuter de tes rencontres avec les plantes de pouvoir, ni te laisser en parler de façon obsessive ; ça n’avait pas de sens que d’élucubrer sur l’indicible.
Car c’étaient de véritables incursions dans le nagual, dans l’inconnu. »
Je signalai que mon besoin de parler des perceptions acquises sous l’influence des plantes psychotropiques était dû à l’intérêt que j’avais d’éclaircir une hypothèse qui m’était propre. J’étais convaincu qu’avec l’aide de ces plantes, il m’avait fourni des souvenirs concernant des manières inconcevables de percevoir.
Ces souvenirs, qui, à l’époque où je les avais Vécus, avaient pu me paraître maniaques et sans rapport avec une signification quelconque, s’étaient plus tard constitués en unités sémantiques.
Je savais que don Juan m’avait guidé chaque fois avec maîtrise et que tout cet assemblage sémantique avait été fait sous sa direction.
– Je ne veux pas attacher de l’importance à ces événements, ni les expliquer, dit-il sèchement.
Si nous nous attardons sur des explications, nous pouvons retourner là où nous ne le voulons pas ; c’est-à-dire que nous serons rejetés dans une représentation du monde qui, cette fois-ci, serait plus vaste.
Don Juan dit qu’après que l’apprenti eut interrompu son dialogue intérieur sous l’emprise des plantes de pouvoir, il se trouvait inévitablement devant une impasse.
L’apprenti commencerait à se poser des questions sur tout son apprentissage. Selon don Juan, même l’apprenti le plus tenace souffrirait, à ce stade-là, d’une perte sérieuse d’intérêt.
– Les plantes de pouvoir secouent le tonal et menacent l’intégrité de l’île tout entière, dit-il. C’est à ce moment-là que l’apprenti bat en retraite, et il fait preuve de sagesse ; il veut fuir toute cette confusion.
C’est aussi à ce moment-là que le maître tend son piège le plus fort : celui du choix de l’adversaire à la hauteur des circonstances.
Ce piège a deux buts. D’une part, il permet au maître de tenir son apprenti; d’autre part, il permet à l’apprenti d’avoir un point de référence pour s’en servir ultérieurement.
Le piège est une manœuvre qui amène sur l’arène un adversaire à la hauteur. Sans l’aide de celui-ci, qui n’est pas vraiment un ennemi, mais un adversaire entièrement dévoué, l’apprenti ne peut plus continuer sur la voie de la connaissance.
Le meilleur des hommes lâcherait à ce moment-là, s’il pouvait en prendre la décision.
Je t’ai amené, comme adversaire à la hauteur, le plus excellent guerrier que l’on puisse trouver, la Catalina.
Don Juan parlait d’une époque déjà lointaine, où il m’avait engagé dans toute une série de combats avec une sorcière indienne.
– Je t’ai mis en contact physique avec elle, poursuivit-il. J’ai choisi une femme parce que tu as confiance dans les femmes. Elle a eu beaucoup de mal à ébranler cette confiance. Elle m’a avoué quelques années après, qu’elle avait voulu tout laisser tomber, parce que tu lui plaisais.
Mais c’est une guerrière remarquable et, malgré ses sentiments, elle a failli te faire sauter de la planète. Elle a bouleversé ton tonal si intensément qu’il n’a plus été le même. Elle a vraiment changé les éléments de la surface de ton île, et si profondément que ses actes t’ont propulsé dans un autre domaine.
Elle aurait pu, certainement, devenir ton benefactor, mais tu n’étais pas de taille pour un sorcier de la sorte. Il y avait quelque chose qui ne collait pas entre vous deux.
Tu ne pouvais pas avoir peur d’elle. Une nuit, tu as failli perdre la boule, lorsqu’elle t’a abordé, mais malgré cela, tu étais attiré par elle. Elle te paraissait une femme désirable, si grande que fût ta peur. Elle le savait. Je t’ai surpris un jour dans le village, à la regarder ; tu tremblais dans ton froc, et pourtant tu en avais l’eau à la bouche.
« A cause des actes de l’adversaire à la hauteur, un apprenti a le choix entre être réduit en pièces ou bien changer radicalement. Les actions de la Catalina à ton égard ne t’ont pas tué – et ce n’est pas parce qu’elle ne s’en est pas efforcée de tout coeur, mais parce que tu étais résistant –, et par conséquent elles ont eu sur toi un effet bénéfique, et t’ont pourvu de décision.
« Le maître se sert de l’adversaire à la hauteur, pour forcer l’apprenti à faire le choix de sa vie. L’apprenti doit choisir entre le monde du guerrier et son monde ordinaire.
Mais aucune décision n’est possible si l’apprenti ne comprend pas le choix ; c’est pourquoi, un maître doit avoir une attitude extrêmement patiente et compréhensive et doit conduire son homme avec maîtrise, jusqu’au choix, en s’assurant,avant tout, que son apprenti choisit le monde et la vie du guerrier.
J’y ai réussi en te demandant de m’aider à vaincre la Catalina. Je t’ai dit qu’elle allait me tuer et que j’avais besoin de ton aide pour m’en débarrasser.
Je t’ai prévenu honnêtement sur les conséquences de ton choix, et je t’ai laissé beaucoup de temps pour que tu te décidasses à le faire. »
Je me rappelai clairement que don Juan m’avait laissé libre, ce jour-là. Il m’avait dit que, si je ne voulais pas l’aider, j’étais libre de le quitter et de ne jamais revenir.
J’avais senti alors que j’avais la liberté de choisir mon propre chemin et que je n’avais pas d’autres obligations vis-à-vis de lui.
J’avais quitté sa maison et je m’étais éloigné en voiture, avec un mélange de tristesse et de joie.
J’étais triste de quitter don Juan, et pourtant j’étais heureux d’être dégagé de toutes ces activités troublantes. Je pensais à Los Angeles, à mes amis et à toutes les routines de la vie quotidienne qui m’attendaient, des petites routines qui m’avaient toujours fait beaucoup de plaisir. Pendant un moment je fus pris d’euphorie. Je laissais derrière moi les bizarreries de don Juan et de son mode de vie, et j’étais libre.
Cependant mon humeur joyeuse ne dura pas longtemps. Le désir que j’avais de quitter le monde de don Juan était peu sincère. Mes routines avaient perdu leur attraction. J’essayai de réfléchir à ce que je voulais faire à Los Angeles, mais je ne trouvais rien.
Don Juan m’avait dit un jour que j’avais peur des gens et que j’avais appris à m’en défendre, en n’ayant aucun désir. Il dit que le fait de ne rien désirer était le plus beau but d’un guerrier.
Bêtement, toutefois, j’avais élargi le sens de ne rien désirer, qui était devenu ne rien aimer. C’est ainsi que ma vie était devenue ennuyeuse et vide.
Il avait raison et, pendant que ma voiture vrombissait sur l’autoroute en roulant vers le nord, je finis par être ébranlé complètement par ma propre folie insoupçonnée. Je commençais à réaliser la portée de mon choix.
A la vérité, j’abandonnais un monde magique de renouveau perpétuel pour une existence douillette et ennuyeuse à Los Angeles.
Les journées vides revinrent à ma mémoire. Je me souvins d’un dimanche en particulier. Je m’étais énervé toute la journée à ne rien faire.
Aucun ami n’était venu me rendre visite. Personne ne m’avait invité à une quelconque réunion. Les gens que je voulais voir n’étaient pas chez eux et, ce qui était le comble, j’avais vu tous les films de la ville.
En fin d’après-midi, pris d’un désarroi extrême, je fouillai la liste de films de nouveau, et j’en trouvai un que jamais je n’avais voulu voir, Marjorie Morningstar. Il passait dans une ville située à cinquante kilomètres. J’y allai et je détestai le film, mais même ainsi c’était préférable au désœuvrement.
Sous l’effet du monde de don Juan, j’avais changé. En tout cas sur un point, car depuis notre rencontre, je n’avais pas eu le temps de m’ennuyer. Cela me suffisait ; don Juan était au fond certain que j’allais choisir le monde du guerrier. Je fis demi-tour et je me dirigeai vers sa maison.
– Qu’est-ce qui se serait passé si j’avais choisi de rester à Los Angeles ? demandai-je.
– C’était impossible, dit-il. Ce choix n’existait pas.Tout ce qu’on exigeait de toi, c’était de permettre à ton tonal de prendre conscience de la décision concernant le monde des sorciers.
Le tonal ne sait pas que les décisions relèvent du nagual. Quand nous prenons une décision, nous ne faisons rien d’autre que de reconnaître que le cadre de notre prétendue décision a été établi indépendamment de notre compréhension, et tout ce que nous faisons c’est d’acquiescer.
« Dans la vie d’un guerrier, il n’y a qu’une seule chose, une question unique, qui ne dépend pas de la décision : c’est de savoir jusqu’où l’on peut s’engager dans la voie de la connaissance et du pouvoir. Cette question reste ouverte, et personne ne peut prédire son dénouement. Je t’ai déjà dit que le guerrier était libre d’agir, soit de manière impeccable, soit de façon sotte.
A la vérité il n’est libre que pour être impeccable, car c’est là la vraie dimension de l’esprit d’un guerrier. »
Don Juan dit que, quand l’apprenti avait pris la décision de rejoindre le monde des sorciers, le maître lui donnait une corvée pratique, une tâche qu’il devait exécuter dans sa vie quotidienne.
Il expliqua que cette tâche, conçue en accord avec la personnalité de l’apprenti, était d’ordinaire une sorte de situation farfelue, que l’apprenti était censé affronter, et que c’était un moyen d’affecter en permanence sa représentation du monde.
Dans mon propre cas, j’avais pris la tâche plus comme une blague amusante que comme une situation vitale sérieuse.
Cependant au fur et à mesure que le temps passait, je me rendis compte, finalement, que je devais prendre ça au sérieux.
– Après avoir attribué à l’apprenti sa tâche de sorcellerie, on considère qu’il est prêt pour un autre type d’instruction, poursuivit-il. Il est devenu guerrier.
Dans ton cas, puisque tu n’étais plus apprenti, je t’ai appris les trois techniques qui permettent de rêver : la rupture des routines quotidiennes, la marche de pouvoir et le ne-pas-faire.
Tu as été très conséquent : bouché comme apprenti, et bouché comme guerrier. Avec beaucoup de zèle, tu as transcrit tout ce que j’ai dit et tout ce qui t’est arrivé, mais tu n’as pas agi exactement de la façon dont je t’avais conseillé.
Donc j’ai dû encore t’ébranler avec les plantes de pouvoir.
Don Juan me fit alors un compte rendu minutieux de la façon dont il avait détourné mon attention du rêve, en me faisant croire que l’important était de mener une activité très difficile, qu’il avait appelée le ne-pas-faire ; celle-ci consistait en un jeu de perception, où il fallait concentrer l’attention sur tous les aspects du monde qui étaient d’ordinaire négligés, comme par exemple l’ombre projetée par les choses.
Don Juan dit que sa stratégie avait été de laisser tomber le ne-pas-faire, en imposant sur lui le secret le plus strict.
– Ne-pas-faire, comme le reste, est une technique très importante, mais ce n’est pas la question principale, dit-il. Le secret était un bon piège. Toi, qui es le bavard le plus impénitent, devant garder le secret !
Il rit et dit qu’il ne pouvait pas imaginer le mal que je m’étais donné pour garder la bouche fermée.
Il expliqua la rupture des routines, la marche de pouvoir et le ne-pas-faire comme des ouvertures pour apprendre de nouvelles façons de percevoir le monde,ce qui faisait entrevoir au guerrier des possibilités inconcevables d’action.
L’idée de don Juan était que la connaissance d’un monde séparé et pragmatique du rêve était rendue possible par l’emploi de ces trois techniques.
– Rêver est une aide pratique inventée par les sorciers, dit-il. Ils n’étaient pas bêtes ; ils savaient ce qu’ils faisaient et cherchèrent à se servir du nagual, en entraînant le tonal à s’effacer pendant un moment, pour le reprendre ensuite. Mais ce n’est qu’une façon de parler. Ces propos n’ont pas de sens pour toi.
Pourtant tu n’as pas cessé de faire cela : tu t’es entraîné à effacer le tonal, sans perdre la boule pour autant.
Rêver représente naturellement le summum des efforts des sorciers, l’utilisation extrême du nagual.
Il évoqua tous les exercices de ne-pas-faire qu’il m’avait fait exécuter, toutes les routines de ma vie quotidienne qu’il avait isolées, pour mieux les briser, et toutes les fois qu’il m’avait obligé à m’engager dans la marche de pouvoir.
– Nous arrivons au terme de ma récapitulation,dit-il. Maintenant il nous faut parler de Genaro. Don Juan dit que le jour où j’avais rencontré don Genaro, un présage très important était apparu.
Je lui dis que je ne pouvais pas me souvenir de quelque chose de particulier. Il me rappela que ce jour-là, nous nous trouvions assis sur un banc, sur une place. Il dit qu’un peu plus tôt, il m’avait appris qu’il attendait un ami que je n’avais jamais rencontré auparavant ; puis, lorsque l’ami apparut, je l’avais reconnu sans hésitation, au milieu d’une grande foule. C’est à cause de ce présage qu’ils avaient songé à don Genaro, pour qu’il soit mon benefactor.
Lorsqu’il mentionna cet événement, je me rappelai que, pendant que nous étions assis à bavarder, je m’étais retourné et j’avais vu un petit homme maigre, rayonnant d’une vitalité extraordinaire, ou d’un certain charme, ou tout simplement d’entrain. Il venait de tourner à un angle, dans le parc. En plaisantant,j’avais dit à don Juan que son ami s’approchait de nous et que c’était à coup sûr un sorcier, à en juger par son aspect.
– A partir de ce jour-là, Genaro détermina ce qu’il fallait faire avec toi, poursuivit don Juan. Étant ton guide dans le nagual, il t’en a fait des démonstrations impeccables et, chaque fois qu’il réalisait une action comme nagual, il te laissait avec un savoir qui défiait et outre passait ta raison.
Il a désajusté ta représentation du monde, bien que tu n’en sois pas encore conscient. Là encore, tu t’es conduit comme avec les plantes de pouvoir, tu as eu besoin de plus que ce qui est nécessaire.
Très peu d’assauts du nagual devraient suffire à démanteler la représentation que l’on a ; mais même jusqu’à ce jour, malgré toutes les offensives du nagual, on a l’impression que ta représentation est inébranlable. Aussi bizarre que cela puisse paraître, c’est là ta meilleure qualité.
« Ensuite Genaro s’est consacré entièrement à la tâche de te conduire dans le nagual. Mais ici il fau tposer une question curieuse. Qu’a-t-on donc conduit dans le nagual ? »
D’un mouvement des yeux, il me pressa de répondre à sa question.
– Est-ce ma raison ? demandai-je.
– Non. La raison n’a plus rien à faire ici, répondit-il. La raison se débine lorsqu’elle se trouve en dehors de ses étroites limites.
– Alors c’était mon tonal, dis-je.
– Non. Le tonal et le nagual sont deux parties de nous-mêmes, dit-il sèchement. Elles ne peuvent pas être réduites l’une à l’autre.
– Est-ce ma perception ? demandai-je.
– Tu y es, cria-t-il, comme si j’étais un enfant donnant la bonne réponse. Nous arrivons maintenant à l’explication des sorciers. Je t’ai déjà prévenu qu’elle n’expliquerait rien, et pourtant…
Il fit une pause, et ses yeux brillants se posèrent sur moi.
– C’est encore une autre farce des sorciers, dit-il.
– Que voulez-vous dire ? Quelle farce ? demandai-je, avec une pointe d’alarme.
– L’explication des sorciers, naturellement, répondit-il. Tu verras ça tout seul. Mais continuons. Les sorciers disent que nous sommes dans une bulle. C’est
une bulle à l’intérieur de laquelle on nous met dès la naissance.
Au début, la bulle est ouverte, puis elle commence à se fermer, jusqu’à ce que nous soyons scellés en elle. Cette bulle, c’est notre perception.
Nous vivons à l’intérieur de la bulle pendant toute notre vie.
Et tout ce dont nous sommes témoins sur ses parois rondes correspond à notre propre reflet.
Il baissa la tête et me regarda du coin de l’oeil. Il riait tout bas.
– Tu perds la main, dit-il. Tu es censé poser une question sur ce point. J’éclatai de rire. En quelque sorte ses avertissements concernant l’explication des sorciers non seulement montraient sa lucidité terrifiante, mais encore ils avaient eu de l’effet sur moi.
– Quelle est la question que j’étais censé poser ? demandai-je.
– Si ce dont nous sommes témoins, et qui se trouve sur les parois, est notre propre reflet, alors ce qui est reflété est une réalité, dit-il en souriant.
– Voilà un bon point, dis-je, en plaisantant. Ma raison pouvait suivre facilement cette argumentation.
– La chose réfléchie est notre représentation du monde, dit-il. Cette représentation est une description, qu’on nous a faite dès notre naissance. C’est ainsi
que toute notre attention a été captée par elle, et nous sommes devenus description ; la description, à son tour, est devenue représentation.
« Le rôle du maître est de réordonner cette représentation, de préparer l’être lumineux pour le moment où le benefactor ouvrira la bulle de l’extérieur. »
Il s’arrêta de nouveau, de façon très étudiée, et fit une autre remarque sur ma distraction, qu’il jugeait d’après mon incapacité de faire un commentaire
approprié, ou de poser une question correcte.
– Quelle aurait dû être ma question ? demandai-je.
– Pourquoi faut-il ouvrir la bulle ? répliqua-t-il. Il rit aux éclats, et me donna des tapes dans le dos, lorsque je lui dis :
– Voilà une bonne question.
– Évidemment, s’exclama-t-il. Ça doit être une bonne question pour toi, puisqu’elle est de ton cru.
« La bulle s’ouvre pour permettre à l’être lumineux de se représenter sa propre tonalité, poursuivit-il. Il est certain que le terme de bulle ne correspond qu’à
une façon de parler, mais dans ce cas il est évocateur.
« La manoeuvre délicate qui consiste à conduire un être lumineux jusqu’à la totalité de soi-même exige que le maître travaille à l’intérieur de la bulle et que le benefactor le fasse de l’extérieur.
Le maître réorganise la représentation du monde. Cette représentation-là, je l’ai appelée l’île du tonal. Je t’ai dit que tout ce que nous sommes se trouve sur cette île. Selon l’explication des sorciers, l’île du tonal est faite par notre perception, qui a été dressée à s’attarder sur certains éléments ; chaque élément et tous ensemble forment notre représentation du monde.
Le rôle d’un maître, dans la mesure où la perception de l’apprenti est concernée, consiste à réorganiser tous les éléments de l’île sur un côté de la bulle. A ce stade, tu as dû te rendre compte que nettoyer et réaménager l’île du tonal signifie regrouper tous ses éléments du côté de la raison.
J’ai eu pour tâche de déranger ta représentation ordinaire et non de la détruire ; je l’ai forcée à rejoindre le côté de la raison. Dans cette tâche, tu as surpassé tous ceux que je connais. »
Il traça sur la pierre un cercle imaginaire et le divisa par un diamètre vertical. Il dit que l’art du maître consistait à forcer son disciple à grouper sa représentation du monde sur le côté droit de la bulle.
– Pourquoi le côté droit ? demandai-je.
– Parce que c’est le côté du tonal, dit-il. Le maître s’adresse toujours à ce côté et, en présentant à son apprenti le comportement du guerrier, il l’engage
dans la modération, la sobriété et la force, qu’elles soient morales ou physiques ; d’autre part, en lui présentant des situations impensables mais réelles,
auxquelles l’apprenti ne peut pas faire face, il l’oblige à se rendre compte que sa raison, aussi merveilleuse soit-elle, ne peut couvrir qu’un petit domaine.
Une fois que le guerrier sera confronté avec son incapacité de raisonner sur tout, il sortira de son sillon pour étayer
et défendre sa raison vaincue, et, dans ce dessein, il rejoindra ce qu’il a acquis en dehors de ses limites. Le maître s’assure de cela, en le harcelant sans merci, jusqu’à ce que toute sa représentation du monde se trouve sur un côté de la bulle. L’autre côté de la bulle, celui qui a été dégagé, peut être revendiqué par ce que les sorciers appellent la volonté.
On peut expliquer mieux ces choses-là en disant que le maître a pour tâche de dégager un côté de la bulle et de réaménager l’autre côté.
La tâche du benefactor est de rompre la bulle sur le côté qui a été nettoyé.
Une fois que le sceau est brisé, le guerrier n’est plus le même. Il a alors la maîtrise de sa totalité.
La moitié de la bulle est le domaine absolu de la raison, le tonal. L’autre moitié est le domaine absolu de la volonté, le nagual.
Tel est l’ordre qui devrait prévaloir ; toute autre disposition serait absurde et mesquine, parce qu’elle irait à l’encontre de notre nature; elle nous dépouillerait de notre héritage magique et nous réduirait au néant. »
Don Juan se leva, s’étira les bras et le dos, et fit quelques pas pour se dégourdir les muscles. Il faisait alors un peu frais.
Je lui demandai si nous étions arrivés à la fin.
– Quelle idée ! La représentation n’a pas encore commencé, s’exclama-t-il en riant. Ce n’est que le début.
Il regarda le ciel et, d’un mouvement naturel de la main, il montra le soleil.
– Dans une heure environ, le nagual sera là, dit-il, et il sourit.
Il se rassit.
– Il ne nous reste qu’une question, continua-t-il.
Les sorciers l’appellent le secret des êtres lumineux : nous sommes des êtres qui perçoivent. Nous, les hommes, ainsi que tous les êtres lumineux qui vivent
sur cette terre, nous avons des perceptions. Nous avons notre bulle, la bulle de perception. Notre erreur est de croire que la seule perception digne de crédit est celle qui passe par notre raison.
Pour les sorciers, la raison n’est qu’un centre, et elle ne doit pas considéré toutes les choses comme admises.
« Genaro et moi nous t’avons appris les huit points qui constituent notre bulle de perception.
Tu en connais six. Aujourd’hui Genaro et moi nous nettoierons encore plus ta bulle de perception, et après cela tu connaîtras les deux points qui te manquent. »
Brusquement il changea de sujet et me demanda lui faire un récit détaillé des perceptions que j’avais eues la veille, en commençant par le moment où j’avais vu don Genaro assis sur un rocher, au bord de la route. Il ne fit pas de commentaires et ne m’interrompit absolument pas. Quand j’eus terminé, j’ajouta une remarque personnelle. J’avais parlé à Nestor et Pablito dans la matinée, et ils m’avaient donné des descriptions de leurs perceptions, qui ressemblaient en tout aux miennes.
Or lui-même m’avait dit que le nagual était une expérience individuelle, dont seul l’observateur pouvait être témoin. La veille il y avait eu trois observateurs et nous avions tous observé à peu près la même chose. La seule différence était la façon dont chacun de nous avait senti ou réagi à un ,cas spécifique de l’ensemble du phénomène.
– Ce qui est arrivé hier était une démonstration du nagual qui était destinée non seulement à toi, mais aussi à Nestor et à Pablito. Je suis leur benefactor.
Genaro et moi, de concert, nous avons annulé en vous trois le centre de la raison. Genaro et moi nous avons eu assez de pouvoir pour vous faire accepter tout ce
dont vous étiez témoins. Il y a déjà des années, nous nous sommes trouvés, toi et moi, dans un groupe d’apprentis, une nuit’, mais je n’ai pas eu alors assez
pouvoir, à moi tout seul, pour vous faire observer à tous la même chose.
Il dit que d’après ce que je lui avais raconté sur mes perceptions de la veille et sur ce qu’il avait vu à mon sujet, il en concluait que j’étais prêt pour l’explication
des sorciers. Il dit que c’était aussi le cas pour Pablito, mais il hésitait sur Nestor.
– Être prêt pour l’explication des sorciers est un exploit très difficile, dit-il. Cela ne devrait pas être ; mais nous nous obstinons à nous accrocher à notre représentation du monde, toute notre vie. Sur ce point, toi, Nestor et Pablito, vous êtes pareils.
Nestor se retranche derrière sa timidité et sa tristesse ; Pablito, derrière son charme désarmant ; toi, derrière ton effronterie et tes paroles. Toutes ces représentations semblent inébranlables ; aussi longtemps que vous persisterez tous les trois à les maintenir, vos bulles de perception demeureront encombrées, et
aucune explication des sorciers ne sera possible.
Pour plaisanter je lui dis que, très longtemps, j’avais été obsédé par la fameuse explication des sorciers, mais que plus je me rapprochais d’elle, plus elle me
paraissait éloignée. J’étais sur le point d’ajouter un commentaire drôle, lorsqu’il tira les mots tout droit de ma bouche.
– Et si l’explication des sorciers n’était que du vent ? demanda-t-il, dans un éclat de rire tonitruant.
Il me donna une tape dans le dos et sembla ravi, comme un enfant savourant d’avance un événement amusant.
– Genaro est rigoriste et formaliste, dit-il, sur le ton confidentiel. Il n’y a rien dans cette explication confuse. Si cela avait tenu à moi, je te l’aurais donnée
depuis des années. N’investis pas beaucoup dans ça. Il leva les yeux et examina le ciel.
– Maintenant tu es prêt, dit-il, d’un ton dramatique et solennel. Il est temps de partir, Mais avant que nous quittions cette place, je dois te dire un dernier
mot.
Le mystère ou le secret de l’explication des sorciers, c’est qu’elle concerne le déploiement des ailes de perception.