– Le Nagual nous a dit de vous montrer qu’avec notre attention nous pouvions maintenir les images d’un rêve, de la même façon que nous maintenons les images du monde, dit la Gorda.
L’art du rêveur est l’art de l’attention.
Des pensées se précipitèrent sur moi en avalanche. Il me fallut me lever et me mettre à marcher autour de la cuisine. Je me rassis. Nous restâmes silencieux un long moment.
Je comprenais ce qu’elle avait voulu dire en affirmant que l’art des rêveurs est l’art de l’attention.
Et je compris aussitôt que don Juan m’avait dit et m’avait montré tout ce qu’il lui était possible de dire et de montrer. Mais je n’avais pas été capable en sa présence de prendre conscience, dans mon corps, des prémisses de sa connaissance.
Il avait dit que ma raison était le démon qui me tenait enchaîné, et qu’il me fallait le terrasser si je voulais parvenir à la conscience de ses enseignements.
Le problème avait donc été : comment terrasser ma raison.
Jamais il ne m’était venu à l’esprit de le presser de définir ce qu’il entendait par raison.
J’avais supposé, du début à la fin, qu’il entendait par là la capacité de comprendre, de déduire ou de penser de manière rationnelle, logique.
Ce qu’avait dit la Gorda m’avait fait comprendre que pour lui raison signifiait attention.
Don Juan disait que le cour de notre être était l’acte de percevoir, et que la magie de notre être était l’acte de prendre conscience.
Pour lui, perception et prise de conscience formaient une cellule fonctionnelle unique, compacte, une unité qui avait deux domaines.
Le premier était l’« attention du tonal », c’est-à-dire la capacité des gens ordinaires de percevoir et de situer leur conscience sur le monde ordinaire de la vie quotidienne.
Don Juan appelait également cette forme d’attention notre « premier anneau de pouvoir », et il le décrivait comme notre capacité – formidable mais tenue pour banale – de mettre de l’ordre dans notre perception du monde quotidien.
Le second domaine était l’« attention du nagual », c’est-à-dire la capacité des sorciers de placer leur conscience sur le monde non ordinaire.
Il appelait ce domaine de l’attention le « second anneau de pouvoir », c’est-à-dire la capacité tout à fait prodigieuse – que nous avons tous, mais que seuls les sorciers utilisent – de mettre de l’ordre dans le monde non ordinaire.
La Gorda et les petites soeurs, en me démontrant que l’art des rêveurs consistait à maintenir les images de leurs rêves avec leur attention, avaient mis en évidence le côté pragmatique du système de don Juan.
Elles étaient les praticiennes qui étaient allées au-delà de l’aspect théorique de ses enseignements.
Pour pouvoir me présenter une démonstration de cet art, elles avaient dû faire usage de leur « second anneau de pouvoir » ou « attention du nagual ». Pour pouvoir être témoin de leur art, il m’avait fallu faire de même.
En fait, il semblait bien que j’avais situé mon attention sur les deux domaines.
Nous sommes peut-être tous en train de percevoir sans cesse des deux manières, mais en choisissant d’isoler l’une pour le souvenir, et d’écarter l’autre ; ou bien peut-être enregistrons-nous l’une et l’autre, comme je l’avais fait moi-même.
Sous certaines conditions de contrainte ou d’assentiment, le souvenir censuré fait surface et nous pouvons alors avoir deux souvenirs distincts du même événement.
Ce que don Juan s’était efforcé de vaincre, ou plutôt de supprimer en moi, ce n’était pas ma raison en tant que capacité de penser rationnellement, mais mon « attention du tonal », c’est-à-dire ma conscience du monde du sens commun.
Pourquoi voulait-il que je procède ainsi ? La Gorda venait de me l’expliquer en disant que le monde quotidien existe parce que nous savons comment maintenir ses images ; en conséquence, si l’on renonce à l’attention nécessaire à maintenir ces images, ce monde s’effondre.
– Le Nagual nous disait que ce qui compte, c’est la pratique, dit la Gorda soudain.
Une fois votre attention parvenue aux images de votre rêve, votre attention est harponnée pour de bon.
À la fin, vous pouvez être comme Genaro, vous pouvez maintenir les images de n’importe quel rêve.
– Chacune de nous a cinq autres rêves, dit Lidia.
Mais nous vous avons montré le premier, parce que c’est le rêve que le Nagual nous a donné.
– Est-ce que vous pouvez toutes vous mettre à rêver quand vous voulez, à n’importe quel moment ? demandai-je.
– Non, répliqua la Gorda. Rêver prend trop de pouvoir. Aucune de nous n’a assez de pouvoir pour ça. La raison pour laquelle les petites soeurs ont dû rouler sur le sol aussi souvent, c’est que lorsqu’elles roulaient, la terre leur donnait de l’énergie.
Vous pourriez peut-être vous souvenir de les avoir vues sous l’aspect d’êtres lumineux obtenant de l’énergie de la lumière de la terre.
Le Nagual disait que la meilleure façon d’obtenir de l’énergie, c’est bien sûr de faire pénétrer le soleil dans ses yeux, surtout l’oeil gauche.
Je lui dis que j’ignorais tout de cela, et elle me décrivit une façon de faire que don Juan leur avait enseignée.
Pendant qu’elle parlait, je me souvins que don Juan m’avait également enseigné la même façon de procéder.
Il s’agissait de déplacer lentement la tête d’un côté à l’autre, tout en prenant la lumière du soleil avec les yeux mi-clos. Il disait qu’on pouvait utiliser non seulement la lumière solaire mais n’importe quelle lumière susceptible de frapper les yeux.
La Gorda dit qu’il leur avait recommandé d’attacher leurs châles au-dessous de la taille pour protéger leurs hanches pendant qu’elles roulaient.
Je fis observer que jamais don Juan ne m’avait parlé de cette façon de rouler. Elle répondit que seules les femmes peuvent rouler, parce qu’elles ont une matrice et que l’énergie vient directement dans leur matrice ; en roulant, elles distribuent cette énergie sur tout le reste
de leur corps.
Pour qu’un homme soit alimenté en énergie, il faut qu’il soit sur le dos, les genoux pliés de façon
que les plantes de ses pieds se touchent. Les bras doivent être allongés sur le côté, avec les avant-bras dressés verticalement, et les doigts recourbés comme des griffes vers le haut.
– Nous avons rêvé ces rêves pendant des années, dit Lidia. Ce sont nos meilleurs rêves, parce que notre attention y est complète.
Dans les autres rêves que nous avons, notre attention est encore chancelante.
La Gorda dit que maintenir les images des rêves était un art toltèque. Après des années de pratique épuisante, chacune d’entre elles était capable d’exécuter un numéro dans n’importe quel rêve. Lidia pouvait marcher sur n’importe quoi, Rosa pouvait se suspendre à n’importe quoi, Josefina pouvait se cacher derrière n’importe quoi, et elle-même pouvait voler.
Mais elles n’étaient que des débutantes, des apprenties dans l’art.
Elles avaient l’attention complète pour une seule activité. Elle ajouta que Genaro était le maître du « rêve ».
Il pouvait faire tout basculer et avoir de l’attention pour un aussi grand nombre d’activités que nous en avons dans notre vie quotidienne ; pour lui les deux domaines de l’attention étaient de même valeur.
Je me sentis contraint de leur poser ma question habituelle, il fallait que je connaisse leurs façons de procéder ; que je sache comment elles maintenaient les images de leurs rêves.
– Vous le savez aussi bien que nous, dit la Gorda.
La seule chose que je peux dire, c’est qu’après être allées au même rêve maintes et maintes fois, nous commençons à sentir les lignes du monde.
Elles nous aident à faire ce que vous nous voyez faire.
Don Juan avait dit que notre « premier anneau de pouvoir » est impliqué très tôt dans notre vie, et que nous vivons sous l’impression que c’est tout ce qu’il y a pour nous.
Notre « second anneau de pouvoir » – l’« attention du nagual » – reste caché pour l’immense majorité d’entre nous, et c’est seulement au moment de notre mort qu’il nous est révélé.
Mais il existe cependant une voie pour l’atteindre.
Cette voie est à la disposition de chacun de nous, mais seuls les sorciers la suivent : cette
voie passe par le « rêve ».
« Rêver » c’est, en substance, transformer des rêves ordinaires en événements impliquant la volonté. Les rêveurs, en engageant leur « attention du nagual » et en la focalisant sur certains points et sur certains événements de leurs rêves ordinaires, changent ces rêves en « rêves ».
Don Juan disait qu’il n’existait pas de méthode pour parvenir à l’attention du nagual. Il ne m’avait donné que des jalons. Trouver mes mains dans mes rêves était le premier jalon; puis l’exercice consistant à concentrer son attention était étendu à la découverte d’objets, à la recherche de caractéristiques spécifiques, par exemple des bâtiments, des rues, et ainsi de suite.
De là, il s’agissait de sauter au « rêve » de lieux spécifiques à des moments spécifiques de la journée.
L’étape finale consistait à entraîner l’« attention du nagual » à se focaliser sur le moi total.
Don Juan disait que ce stade final s’annonçait en général par un rêve qu’un grand nombre d’entre nous ont eu à un moment ou à un autre, un rêve au cours duquel on se regarde en train de dormir dans un lit.
Au moment où le sorcier parvient à ce rêve, son attention a été développée à un tel degré qu’au lieu de se réveiller, comme la plupart d’entre nous le feraient en pareil cas, il tourne les talons pour se mettre en activité, comme s’il s’agissait dans le monde de la vie de tous les jours.
À partir de cet instant, il se produit une rupture, pour ainsi dire une division dans sa personnalité jusque-là unifiée.
Le résultat de l’engagement dans l’« attention du nagual » et de son développement à un niveau aussi élevé et aussi complexe que notre attention quotidienne pour le monde, c’est, dans le système de don Juan, l’autre moi – un être identique à soi-même, mais fabriqué par le « rêve ».
Don Juan m’avait dit qu’il n’existait aucune méthode type bien définie pour éduquer ce double, tout comme il n’existe aucune méthode bien définie pour nous faire atteindre notre conscience quotidienne.
Nous le faisons simplement par la pratique. Il prétendait que par l’acte d’engager notre « attention du nagual », nous trouverions la méthode.
Il m’avait pressé de pratiquer le « rêve » sans laisser mes angoisses transformer cet acte en une production encombrante.
Il avait fait de même avec la Gorda et les petites soeurs, mais de toute évidence quelque chose en elles les avait rendues plus réceptives à l’idée d’un autre niveau d’attention.
– Genaro était dans son corps de « rêve » la plupart du temps, dit la Gorda. Il le préférait. C’est pour ça qu’il pouvait faire les choses les plus extraordinaires et vous faire à moitié mourir de frayeur.
Genaro pouvait entrer et sortir par la fêlure entre les mondes comme vous et moi pouvons entrer et sortir par une porte.
Don Juan m’avait également parlé en long et en large de la fêlure entre les mondes. J’avais toujours cru qu’il parlait par métaphore d’une division subtile entre le monde que perçoit l’homme ordinaire, et le monde que perçoivent les sorciers.
La Gorda et les petites soeurs m’avaient montré que la fêlure entre les mondes était davantage qu’une métaphore.
C’était plutôt la capacité de changer de niveau d’attention.
Une partie de moi comprenait la Gorda parfaitement, tandis qu’une autre partie de moi était plus
effrayée que jamais.
– Vous avez demandé où sont partis le Nagual et Genaro, dit la Gorda. Soledad, carrément, vous a dit qu’ils étaient allés dans l’autre monde, Lidia vous a dit qu’ils avaient quitté cette région ; les Genaros, stupidement, vous ont effrayé. La vérité, c’est que le Nagual et Genaro sont passés par cette fêlure.
Pour quelque raison indéfinissable pour moi, ses affirmations me plongèrent dans un profond chaos. J’avais toujours ressenti qu’ils étaient partis sans retour.
Je savais qu’ils n’étaient pas partis au sens ordinaire, mais j’avais conservé les choses dans le domaine de la métaphore.
Tout en ayant parlé de cela à de bons amis, je pense que je n’y avais jamais réellement cru moi-même.
Au tréfonds de moi, j’avais toujours été un homme rationnel. Mais la Gorda et les petites soeurs avaient transformé mes métaphores obscures en possibilités réelles. La Gorda nous avait réellement transportés à près d’un kilomètre avec l’énergie de son « rêve ».
La Gorda se leva, disant que j’avais tout compris et qu’il était temps de manger.
Elle nous servit la nourriture qu’elle avait cuisinée. Je n’avais guère envie de manger. À la fin du repas, elle se leva pour venir à côté de moi.
– Je pense qu’il est temps que vous partiez, me dit-elle.