Les alliés


« Les alliés ne sont ni bons, ni mauvais. Mais ils sont mis en œuvre par les sorciers dans n’importe quel but, s’ils le jugent utile. Je suis très heureux d’avoir pour allié la petite fumée car il exige peu de chose de ma part. Il est constant, et il est juste.

– Comment un allié vous apparaît-il, don Juan ? Ainsi ces trois personnes que je vis ressemblaient à des gens ordinaires. Pour vous, quelle apparence auraient-ils eue ?

– Lorsque tu les vois, les vrais gens ont l’apparence d’oeufs lumineux. Les fausses gens ont toujours l’apparence de gens.

C’est ce que j’ai voulu exprimer en disant qu’il était impossible de voir un allié. Les alliés prennent des formes différentes. Ils ont l’apparence de chiens, de coyotes, d’oiseaux, parfois même de broussailles roulées par le vent, de tout ce que tu voudras.

La seule différence est que lorsque tu les vois, ils gardent l’apparence de ce qu’ils prétendent être.

Quand tu vois, chaque chose possède sa propre manière d’être. Comme les hommes qui ont l’apparence d’œufs, les autres choses ont une autre apparence. Mais les alliés ne peuvent être vus que sous la forme qu’ils ont choisi d’adopter. Cette forme est d’ailleurs suffisante pour tromper les yeux, c’est-à-dire nos yeux, car ni un chien ni un corbeau ne s’y tromperait.

– Pourquoi voudraient-ils ainsi nous tromper ?

– Je crois que c’est nous qui sommes des clowns.

Nous ne trompons que nous-mêmes. Les alliés adoptent simplement la forme extérieure de n’importe quoi aux alentours, et c’est nous qui les prenons pour ce qu’ils ne sont pas.

Il ne faut pas les blâmer du fait que nous n’apprenons à nos yeux qu’à regarder les choses.

– Don Juan, je ne comprends pas très bien leur rôle.

Que font-ils dans le monde ?

– C’est exactement comme si tu me demandais ce que font les hommes dans le monde. Je n’en sais vraiment rien. Nous sommes là, c’est tout. Comme nous, les alliés
sont là. Et peut-être y étaient-ils avant nous ?

– Don Juan, que voulez-vous dire ? avant nous ?

– Nous, les hommes, n’avons pas toujours été là.

– Voulez-vous dire ici, dans ce pays, ou dans le monde ? »

La question suscita une longue controverse. Don Juan déclara que pour lui il n’y avait que le monde, l’endroit où il posait ses pieds. Je lui demandai comment savait-il que nous n’avions pas toujours été dans le monde.

« Très simplement, me répondit-il, nous, les hommes, savons très peu de chose sur le monde. Un coyote en connaît bien plus que nous. Un coyote est rarement
trompé par l’apparence du monde.

– Alors, comment se fait-il que nous puissions les attraper et les tuer ? Si l’apparence des choses ne les trompe pas, comment meurent-ils si facilement? »

Don Juan me fixa du regard jusqu’à ce que je me sente mal à l’aise.

« Tu peux piéger, empoisonner, ou tirer un coyote. Quelle que soit la façon dont nous nous y prenions, un coyote reste pour nous une proie facile parce qu’il n’est pas habitué aux machinations des hommes. Cependant s’il survit, tu peux être certain que tu ne l’attraperas plus jamais. Un bon chasseur sait cela, et jamais il ne place son piège au même endroit, car si un coyote meurt au piège tous les coyotes peuvent voir sa mort qui s’attarde à cet endroit-là; donc ils éviteront le piège et le lieu où il était placé. Par contre, nous ne voyons jamais la mort qui traîne là où un de nos semblables mourut; nous pourrions la soupçonner, mais jamais la voir.

– Un coyote peut-il voir un allié ?

– Évidemment.

– Sous quelle apparence ?

– Pour savoir cela il me faudrait devenir coyote.

Cependant je puis te dire que pour un corbeau un allié apparaît sous la forme d’un chapeau pointu. Un chapeau large et rond à la base, se terminant par une longue pointe.

Certains sont brillants, mais la plupart restent mats et semblent très lourds. Il ressemblent à un tissu ruisselant. Ce sont des formes à présage.

– Don Juan, lorsque vous les voyez, quelle apparence ont-ils ?

– Je te l’ai déjà dit, ils ont l’apparence de ce qu’ils prétendent être. Ils prennent la taille et la forme qui leur convient. Ils pourraient aussi bien avoir la forme d’un caillou que d’une montagne.

– Est-ce qu’ils parlent, ou rient, ou font des bruits ? comme des hommes. En compagnie des animaux ils se comportent comme des animaux. En général les animaux sont effrayés par leur présence, cependant s’ils prennent l’habitude de voir des alliés, ils les laissent à l’écart. Ce que, d’une certaine façon, nous faisons aussi.

Parmi nous il y a des quantités d’alliés, mais nous ne nous en rendons pas compte. Puisque nos yeux ne peuvent que regarder les choses, nous ne les voyons
même pas.

– Voulez-vous dire que parmi les gens que je vois dans la rue certains ne sont pas réellement des gens ? demandai-je complètement déconcerté par ses déclarations.

– Certains n’en sont pas », dit-il en pesant soigneusement ses mots.

Cela me sembla complètement absurde, mais je ne pouvais imaginer don Juan prêt à lancer une telle affirmation simplement pour se satisfaire d’un effet assez facile. Je lui déclarai que tout cela ressemblait à une histoire de science-fiction concernant les êtres d’une autre planète. Il précisa que peu lui importait la comparaison, il n’en demeurait pas moins que certaines personnes dans la rue n’étaient pas des personnes.

« Pourquoi penser que chaque personne d’une foule est un être humain? » me demanda-t-il d’un ton très sérieux.

Je ne pouvais vraiment pas expliquer pourquoi, et je fis remarquer que j’étais habitué à penser ainsi, qu’il s’agissait de ma part d’un acte de pure bonne foi.

Il me décrivit combien il aimait se placer en observation là où il y avait beaucoup de gens, et comment parfois il pouvait voir une foule d’hommes sous formes d’oeufs, et au milieu de la masse des créatures en forme d’oeuf repérer une forme qui avait l’apparence d’un homme.

« J’ai beaucoup de plaisir à agir ainsi, dit-il en riant.

J’aime m’asseoir dans les jardins publics, dans les gares routières, et observer les gens. Parfois je puis repérer un allié du premier coup, d’autres fois je ne peux voir que
de vrais hommes. Un jour j’ai vu deux alliés assis côte à côte dans un autobus. C’est d’ailleurs la seule fois où j’en vis deux ensemble.

– En voir deux ensemble, est-ce pour vous une chose significative ?

– Evidemment. Tout ce qu’ils font est significatif.

C’est de leurs actions que le brujo extrait parfois sa puissance. Même s’il n’a pas un allié personnel un brujo, pour autant qu’il sache voir, peut manier le pouvoir en
observant les actions des alliés. Mon benefactor m’enseigna comment procéder, et avant d’avoir mon allié, pendant des années j’observai les foules de gens pour y
repérer les alliés, et chaque fois que j’en vis un, il m’enseigna quelque chose. Toi, tu es tombé sur trois d’entre eux.

Quelle leçon extraordinaire n’as-tu pas gaspillée ! »

Jusqu’à ce que nous eussions terminé l’assemblage du piège à lapin, il garda le silence. Alors il se tourna vers moi, et brusquement me déclara, comme s’il venait de s’en souvenir, qu’une autre chose importante concernant les alliés était que lorsqu’on en découvrait deux ensemble il s’agissait toujours de deux de même genre.

Les deux alliés qu’il avait aperçus étaient deux hommes.

Mais puisque j’avais rencontré deux hommes et une femme, il fallait en conclure que mon expérience était encore plus inhabituelle.

Je lui demandai si les alliés pouvaient prendre une forme d’enfant; si ces enfants seraient ou non du même sexe. Si les alliés prenaient l’apparence de gens de races
différentes. S’ils pouvaient composer une famille, homme, femme et enfant. Et pour en finir je voulus savoir s’il avait vu un allié conduire une automobile ou
un autobus.

Don Juan ne me répondit pas. Il souriait et me laissait parler. A ma dernière question il ne se contint plus et éclata de rire. Il dit que je ne faisais pas attention à mes
questions, qu’il aurait été préférable de demander s’il avait vu un allié conduisant un engin à moteur.

« N’oublie pas les motos, surtout pas ! » ajouta-t-il avec un éclair espiègle dans ses yeux.

Je crus qu’il se moquait de mes questions, qu’il plaisantait et s’amusait. Son rire me gagna.

Puis il expliqua que les alliés ne pouvaient ni diriger ni agir sur quelque chose directement. Cependant, de manière indirecte, ils pouvaient agir sur l’homme. Don
Juan précisa que le contact avec un allié était dangereux, car l’allié était capable d’attiser le plus mauvais côté d’un homme. L’apprentissage était long et pénible
puisqu’il fallait réduire au minimum tout ce qui n’était pas indispensable à la vie, car cela constituait la seule façon de résister à l’impact d’une telle rencontre.

Puis il raconta que son benefactor, lorsqu’il avait pour la première fois rencontré son allié, avait été poussé à se brûler, ce qui l’avait effrayé plus que si un puma l’avait
mordu. Quant à lui-même, il s’était brûlé au genou et à l’épaule, lorsqu’un allié l’avait poussé dans un feu de bois; mais, quand fut venu le moment où il ne fit qu’un avec l’allié, les cicatrices disparurent.