Nestor son saut


– Nestor a sauté lui aussi dans l’abîme, le même jour que nous, dit-il. Et c’est par ce moyen qu’il est devenu le Témoin, comme vous êtes devenu le maestro, et moi l’idiot du village.
D’un ton neutre, je demandai à Nestor de me parler de son saut dans l’abîme. J’essayai d’avoir l’air moyennement intéressé, pas davantage.
Mais Pablito se rendit compte de la véritable nature de mon indifférence feinte.
Il se mit à rire et dit à Nestor que je me surveillais parce que j’avais été profondément déçu par son propre récit de l’événement.
– Je suis passé après vous deux, dit Nestor, et il me regarda comme s’il attendait une autre question.
– Vous avez sauté aussitôt après nous ? demandai-je.
– Non, il m’a fallu pas mal de temps avant d’être prêt. Genaro et le Nagual ne m’avaient pas dit ce qu’il fallait faire. C’était une journée d’épreuve pour nous tous.
Pablito semblait déprimé. Il se leva de sa chaise et se mit à arpenter la pièce. Puis il se rassit, secouant la tête en un geste de désespoir.
– Est-ce que vous nous avez réellement vus en train de passer par-dessus le bord ? demandai-je à Nestor.
– Je suis le Témoin, dit-il. Être témoin était mon sentier de connaissance ; vous dire impeccablement ce dont je suis témoin est ma tâche.
– Mais qu’est ce que vous avez réellement vu ? insistai-je.
– Je vous ai vus tous les deux, vous tenant mutuellement et courant vers le bord, dit-il. Et ensuite, je vous ai vus tous les deux comme deux cerfs-volants se détachant sur le ciel.
 Pablito s’est déplacé plus loin en ligne droite, puis il est tombé.
Vous, vous vous êtes élevé un peu, puis vous vous êtes déplacé à une faible distance du bord, avant de tomber.
– Mais, est-ce que nous avons sauté avec nos corps ? demandai-je.
– Eh!… Je ne pense pas qu’il y ait eu un autre moyen de le faire, dit-il en riant.
– Est-ce que ce pouvait être une allusion, demandai-je.
– Qu’est-ce que vous essayez de dire, maestro ? demanda-t-il d’un ton sec.
– Je veux savoir ce qui s’est réellement passé, répondis-je.
– Est-ce que par hasard vous seriez tombé en syncope, comme Pablito ? me demanda Nestor, avec une lueur ironique dans le regard.
J’essayai de lui expliquer la nature de mes doutes concernant mon saut. Il ne put pas se tenir tranquille et il m’interrompit. Pablito intervint pour le rappeler à l’ordre et ils se lancèrent dans une querelle.
Pablito parvint à s’en dégager en faisant le tour de la table, à moitié assis et se cramponnant à sa chaise.
– Nestor n’y voit pas plus loin que le bout de son nez, me dit-il. Benigno, c’est pareil. Vous n’en tirerez rien.
En tout cas, vous avez ma sympathie. Il se mit à pousser des cris, il fit tressaillir ses épaules, et il se cacha le visage avec le chapeau de Benigno.
– En ce qui me concerne, vous avez sauté tous les deux, me dit Nestor, explosant soudain. 
 
Genaro et le Nagual ne vous avaient pas laissé d’autre choix. 
C’était ça leur art, vous rassembler comme dans un corral et puis vous conduire par le seul passage ouvert. 
Et donc vous êtes passés tous les deux par-dessus le bord. 
C’est cela dont j’ai été témoin. Pablito dit qu’il n’a pas ressenti quoi que ce soit.
C’est contestable. Je sais qu’il était parfaitement conscient de tout, mais il a choisi de sentir et de dire qu’il n’était pas conscient.
– Je n’étais pas conscient, vraiment, me dit Pablito d’un ton d’excuse.
– Peut-être, répondit Nestor sèchement. Mais j’étais conscient moi-même, et j’ai vu vos corps faire ce qu’ils avaient à faire : sauter.
Les affirmations de Nestor me mirent dans un état d’esprit étrange.
Depuis le début, j’avais cherché une confirmation de ce que j’avais perçu moi-même. 
Mais après l’avoir reçue, je me rendis compte que cela ne faisait aucune différence. Savoir que j’avais sauté, et avoir peur de ce que j’avais perçu était une chose ; rechercher une validation par un consensus en était une autre.
Je compris alors que l’une n’avait aucune corrélation nécessaire avec l’autre.
J’avais cru depuis le début, que le fait de voir quelqu’un d’autre corroborer la réalité de mon plongeon absoudrait mon intellect de ses doutes et de ses craintes.
J’avais tort. Au contraire, je devins plus tourmenté, plus concerné par le problème.
Je me mis à expliquer à Nestor que tout en étant venu les voir tous les deux dans le but précis de me faire confirmer que j’avais sauté, j’avais changé d’idée et je n’avais réellement plus envie de parler de tout cela.
Ils se mirent à parler tous les deux en même temps, et nous nous lançâmes dès cet instant dans une querelle triangulaire.
Pablito soutenait qu’il n’avait pas été conscient. Nestor disait que Pablito se laissait aller à ses caprices, et je disais que je ne voulais plus entendre un seul mot à propos de ce saut.
Cela me sauta aux yeux pour la première fois : aucun de nous ne conservait son calme et sa maîtrise de soi.
aucun de nous ne voulait de bon gré accorder à l’autre une attention sans partage, comme faisaient don Juan et don Genaro.
Étant incapable d’imposer un certain ordre à notre échange d’opinions, je me laissai absorber par mes propres réflexions.
J’avais toujours pensé que le seul grain de sable m’ayant empêché d’entrer totalement dans le monde de don Juan était mon insistance à vouloir tout rationaliser, mais la présence de Pablito et de Nestor venait de susciter en moi une intuition nouvelle.
Ma timidité constituait un autre « grain de sable ».
Chaque fois que je m’écartais des rails protecteurs du sens commun, je perdais toute confiance en moi-même et je me laissais intimider par le caractère impressionnant de ce qui se déroulait devant moi.
Par exemple, j’estimais qu’il était impossible de croire que j’avais sauté dans un précipice.
Don Juan avait maintes fois répété que l’aboutissement total de la sorcellerie était perception. 
Fidèle à ce principe, il avait, avec don Genaro, mis en scène pour notre dernière réunion sur le plateau en haut de la montagne, un immense drame cathartique.
 Ils m’avaient fait exprimer, à voix haute et en paroles claires, mes remerciements à chaque personne m’ayant jamais aidé, puis une sorte d’exaltation m’avait pétrifié.
 À ce stade, ils avaient retenu toute mon attention et ils avaient amené mon corps à percevoir le seul acte possible au sein de leur cadre de référence : le saut dans l’abîme. 
Ce saut était l’accomplissement pratique de ma perception, non pas en tant qu’homme ordinaire, mais en tant que sorcier.
Je m’étais tellement absorbé dans la transcription de mes pensées, que je n’avais pas remarqué que Nestor et Pablito s’étaient arrêtés de parler, et que maintenant tous les trois me regardaient.
Je leur expliquai qu’il n’existait pour moi aucun moyen de comprendre ce qui s’était passé lors de ce saut.
– Il n’y a rien à comprendre, dit Nestor. Les choses arrivent, c’est tout ; on ne peut pas dire comment.
Demandez à Benigno s’il a envie de comprendre.
– Vous avez envie de comprendre ? demandai-je à Benigno en manière de plaisanterie.
– Et comment ! s’écria-t-il d’une voix grave et profonde, qui fit rire tout le monde.
– Quand tu dis que tu veux comprendre, tu te laisses aller à ton caprice, poursuivit Nestor. Tout comme Pablito se laisse aller à son caprice en disant qu’il ne se souvient de rien.
Il regarda Pablito et me fit un clin d’oeil. Pablito baissa la tête.
Nestor me demanda si j’avais remarqué quelque chose de particulier dans l’état d’esprit de Pablito juste au moment précédant notre plongeon.
Je dus reconnaître que je n’avais pas été en mesure de remarquer une chose aussi subtile que l’état d’esprit de Pablito.
– Un guerrier doit tout remarquer, dit-il. C’est là son artifice et, comme disait le Nagual, c’est en cela que consiste son avantage.
Il sourit et fit un geste d’embarras volontairement exagéré, cachant son visage derrière son chapeau.
– Qu’est-ce que j’ai donc manqué, concernant l’état d’esprit de Pablito ? lui demandai-je.
– Pablito avait déjà sauté avant de passer par-dessus, dit-il. Il n’avait pas à faire quoi que ce soit. Il aurait aussi bien pu s’asseoir sur le bord au lieu de sauter.
– Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? demandai-je.
– Pablito était déjà en train de se désagréger, répliqua-t-il. C’est pour ça qu’il croit avoir perdu conscience.
Pablito ment. Il cache quelque chose.
Pablito se mit à me parler. Il marmonna quelques paroles inintelligibles, puis renonça et se rencogna dans sa chaise. Nestor commença à dire quelque chose lui aussi. Je l’interrompis. Je n’étais pas sûr de l’avoir compris correctement.
– Est-ce que c’était le corps de Pablito qui se désagrégeait ? demandai-je.
Il me dévisagea pendant un certain temps sans dire mot. Il était assis à ma droite. Il alla en silence se mettre sur le banc en face de moi.
– Vous devez prendre ce que je dis au sérieux, s’écria-t-il. Il n’existe aucun moyen de tourner la roue du temps à reculons vers ce que nous étions avant ce saut.
Le Nagual disait que c’est un honneur et un plaisir d’être guerrier, et que le sort du guerrier, c’est de faire ce qu’il a à faire. J’ai à vous dire de façon impeccable ce dont j’ai été témoin.
Pablito se désagrégeait. Au moment où vous couriez vers le bord tous les deux, vous étiez le seul à être solide.
Pablito était comme un nuage.
Il pense qu’il était sur le point de tomber la tête la première, et vous pensez que vous l’avez tenu par le bras pour l’aider à parvenir au bord.
Vous n’êtes exacts ni l’un ni l’autre, et je suis persuadé qu’il aurait mieux valu pour tous les deux que vous n’ayez pas soulevé Pablito.
Je me sentis plus embrouillé que jamais. Je le croyais vraiment sincère dans sa façon de rendre compte de ce qu’il avait perçu, mais je me souvenais d’avoir uniquement tenu le bras de Pablito.
– Qu’est-ce qui serait arrivé si je ne m’en étais pas mêlé ? demandai-je.
– Je ne peux pas répondre à ça, répliqua Nestor.
Mais je sais que vous avez influé sur vos luminosités respectives. Au moment où vous avez passé le bras autour de lui, Pablito est devenu plus solide, mais vous avez gaspillé pour rien une partie de votre pouvoir, qui est précieux.
– Qu’avez-vous fait après notre saut ? demandai-je à Nestor après un long silence.
– Tout de suite après votre disparition à tous les deux, dit-il, mes nerfs étaient si ébranlés que je ne pouvais plus respirer. Je suis tombé en syncope moi aussi.
J’ignore pendant combien de temps. Je crois que ça n’a duré qu’un instant. Quand j’ai retrouvé mes sens, j’ai cherché des yeux, autour de moi, Genaro et le Nagual ; ils étaient partis.
J’ai couru de tous côtés sur le haut de cette montagne, et je les ai appelés jusqu’à en perdre la
voix.
Alors j’ai su que j’étais seul. Je me suis avancé sur le bord de la falaise et j’ai essayé de chercher le signe que fait la terre quand un guerrier ne va pas revenir, mais je l’avais déjà manqué.
Alors j’ai su que Genaro et le Nagual s’en étaient allés pour toujours.
Je n’avais pas encore pris conscience du fait qu’ils s’étaient retournés vers moi après vous avoir dit au revoir à tous les deux : pendant que vous couriez vers le bord, ils me disaient au revoir de la main.
« Me retrouver seul à ce moment-là de la journée et en cet endroit abandonné, c’était plus que je ne pouvais supporter.
D’un seul coup, je venais de perdre tous les amis que j’avais au monde.
Je me suis assis pour pleurer. Et, comme je prenais de plus en plus peur, je me suis mis à crier de toutes mes forces : de toute ma voix j’appelais Genaro par son nom.
À ce moment-là, il faisait déjà noir comme dans un four. Je ne pouvais plus rien distinguer du paysage. Je savais qu’en tant que guerrier, je n’avais aucune raison de me laisser aller à ma douleur.
Pour me calmer, je me suis mis à faire le cri du coyote, comme le Nagual me l’avait enseigné.
Après avoir continué pendant un certain temps, je me suis senti tellement mieux que j’ai oublié ma tristesse.
J’ai oublié que le monde existait. 
Plus je faisais le cri du coyote, et plus il m’était facile de ressentir la chaleur et la protection de la terre.
« Il a dû se passer des heures. Soudain j’ai ressenti un coup en moi, derrière ma gorge, et le son d’une cloche dans mes oreilles. Je me suis rappelé ce que le Nagual avait dit à Eligio et à Benigno avant qu’ils ne sautent.
Il avait dit que cette sensation dans la gorge survenait juste avant que l’on soit prêt à changer de vitesse, et que le son de la cloche était le véhicule que l’on pouvait utiliser pour accomplir tout ce dont on avait besoin.
J’ai eu, à ce moment-là, envie d’être un coyote. J’ai regardé mes bras, qui étaient par terre devant moi. Ils avaient changé de forme et ils avaient l’air de ceux d’un coyote.
J’ai vu du pelage de coyote sur mes bras et ma poitrine.
J’étais un coyote ! Ça m’a rendu si heureux que j’en ai pleuré, à la manière dont un coyote doit pleurer. J’ai senti mes dents de coyote, mon museau long et pointu, et ma langue. Je savais en quelque manière que j’étais mort, mais je ne m’en préoccupais pas.
Peu m’importait d’être changé en coyote, ou d’être mort, ou d’être en vie. 
Je me suis avancé comme un coyote à quatre pattes, jusqu’au bord du précipice, et j’ai sauté dedans.
 
C’était pour moi la seule chose à faire.
« J’ai senti que je tombais et que mon corps de coyote tournoyait dans les airs.
Puis j’ai été de nouveau moi-même ; virevoltant entre ciel et terre.
Mais avant de toucher le fond, j’étais devenu si léger que je ne tombais plus : je flottais.
L’air passait à travers moi. J’étais tellement léger !
J’ai cru que ma mort allait finalement venir au-dedans de moi.
Quelque chose a agité mes entrailles et je me suis désagrégé comme du sable sec.
La paix et la perfection régnaient dans le lieu où j’étais. 
Je savais en quelque manière que j’étais à cet endroit-là et pourtant je n’étais pas. 
 
Je n’étais rien. 
C’est tout ce que je peux dire à ce propos.
 Ensuite, de façon très soudaine, la même chose qui m’avait fait comme du sable sec m’a rassemblé de nouveau. 
Je suis revenu à la vie et je me suis retrouvé assis dans la cabane d’un vieux sorcier mazatèque.
 Il m’a dit que son nom était Porfirio. Il m’a dit qu’il était heureux de me voir et il s’est mis à m’enseigner, sur des plantes, certaines choses que Genaro ne m’avait pas enseignées.
Il m’a emmené avec lui là où les plantes sont faites, et il m’a montré le moule des plantes, et en particulier les marques sur les moules. 
Il m’a dit que si j’observais ces marques sur les plantes, je pouvais facilement dire à quoi ces plantes étaient bonnes, même si je ne les avais pas vues auparavant.
Ensuite, quand il a su que j’avais appris les marques, il m’a dit au revoir, mais il m’a invité à revenir le voir.
À ce moment-là j’ai ressenti une forte traction et je me suis désagrégé, comme avant. Je suis devenu un million de morceaux.
 
« Ensuite j’ai été de nouveau tiré dans moi-même et je suis revenu voir Porfirio.
Après tout, il m’avait invité.
Je savais que j’aurais pu aller n’importe où, mais j’ai choisi la cabane de Porfirio parce qu’il était aimable avec moi et parce qu’il m’enseignait des choses.
Je ne voulais pas risquer de trouver quelque chose de terrible à la place.
Cette fois-là, Porfirio m’a emmené voir le moule des animaux. 
Là, j’ai vu mon propre animal-nagual. Nous nous sommes reconnus aussitôt.
Porfirio était ravi de voir une telle amitié.
J’ai vu aussi le nagual de Pablito et le vôtre, mais ils n’ont pas voulu me parler. Ils avaient l’air tristes. le n’ai pas insisté pour leur parler.
Je ne savais pas quel avait été votre sort pendant votre saut. Je savais que moi-même j’étais mort, mais mon nagual disait que je ne l’étais pas, et que vous étiez également en vie tous les deux. 
J’ai posé des questions à propos d’Eligio, et mon nagual a dit qu’il s’en était allé pour toujours.
Je me suis alors souvenu qu’au moment ou j’avais été témoin du saut d’Eligio et de Benigno, j’avais entendu le Nagual recommander à Benigno de ne pas rechercher des visions bizarres ou des mondes en dehors de son propre monde. 
 
Le Nagual lui avait dit de n’apprendre que des choses concernant son propre monde, parce qu’en agissant ainsi, il trouverait la seule forme de pouvoir qui soit à sa portée. 
Le Nagual leur avait donné des instructions spécifiques pour que leurs morceaux explosent le plus loin qu’ils pourraient, afin de pouvoir régénérer leur force.
J’ai fait pareil moi-même. J’ai fait des aller et retour du tonal au nagual onze fois.
Chaque fois cependant, j’ai été reçu par Porfirio qui m’a instruit plus avant.
Chaque fois que ma force a décliné, je l’ai régénérée dans le nagual, jusqu’au moment où je l’ai tellement régénérée que je me suis retrouvé de retour sur cette terre.
–.Doña Soledad m’a dit qu’Eligio n’avait pas eu à sauter dans l’abîme, dis-je…
– Il a sauté avec Benigno, dit Nestor. Demandez-le-lui, il vous le dira de sa voix préférée.
Je me tournai vers Benigno et je l’interrogeai à propos de son saut.
– Et comment! Nous avons sauté ensemble ! répliqua-t-il d’une voix de tonnerre. Mais je n’en parle jamais.
– Qu’est-ce qu’Eligio aurait fait, selon Soledad P demanda Nestor.
Je leur dis que selon doña Soledad, Eligio avait été pris dans un tourbillon de vent, et qu’il avait quitté le monde tandis qu’il travaillait dans un champ en plein air.
– Elle s’embrouille complètement, répondit Nestor.
Eligio a été pris dans un tourbillon par les alliés. Mais il n’a voulu aucun d’entre eux, alors ils l’ont relâché. Ça n’a rien à voir avec le saut. La Gorda a dit que vous avez eu une bagarre avec les alliés la nuit dernière ; je ne sais pas ce que vous avez fait, mais pour les attraper ou les
inciter à rester avec vous, il vous aurait fallu tourbillonner avec eux.
Parfois, ils viennent de leur propre gré vers le sorcier, et ils le font tourbillonner.
Eligio était le meilleur guerrier qui soit, c’est pourquoi les alliés sont venus à lui de leur propre gré.
Si l’un de nous désirait les alliés il nous faudrait les supplier pendant des années, et même ainsi, ça m’étonnerait que les alliés envisagent de nous aider.
« Il a fallu qu’Eligio saute comme tous les autres. J’ai été témoin de son saut. Il était associé à Benigno. Une grande partie de ce qui nous arrive en tant que sorciers dépend de ce que fait notre associé. Benigno est un peu marteau parce que son associé n’est pas revenu. Pas vrai, Benigno ?
– Et comment! répondit Benigno de sa voix préférée.
C’est alors que je succombai à la curiosité terrible qui me tourmentait depuis la première fois où j’avais entendu parler Benigno.
Je lui demandai comment il faisait sa voix de tonnerre. Il se tourna face à moi. Il s’assit tout raide et il me montra sa bouche du doigt, comme s’il voulait que je la regarde fixement.
– Je ne sais pas ! hurla-t-il. l’ouvre simplement ma bouche et cette voix en sort.
Il contracta les muscles de son front, crispa ses lèvres et fit une sorte de huée retentissante. Je m’aperçus alors qu’il avait sur les tempes des muscles formidables, qui avaient donné un contour différent à sa tête. Ce n’était pas sa coupe de cheveux qui était différente mais toute
la partie supérieure de sa tête.
– Genaro lui a laissé ses bruits, me dit Nestor. Si vous saviez, quand il pète…
J’eus le sentiment que Benigno était en train de se préparer à faire une démonstration de ses capacités.
– Une minute, Benigno, une minute ! lui dis-je. Ce n’est pas nécessaire.
– Oh, crotte ! s’écria Benigno d’un ton déçu. J’en avais un très beau, rien que pour vous.
Pablito et Nestor partirent d’un éclat de rire si violent que même Benigno perdit son masque sérieux et se mit à ricaner avec eux.
– Dites-moi ce qui est encore arrivé à Eligio, demandai-je à Nestor quand ils eurent retrouvé leur calme.
– Après le saut d’Eligio et de Benigno, répondit Nestor, le Nagual m’a fait aussitôt regarder par-dessus le bord pour que je perçoive le signe que fait la terre quand un guerrier saute dans l’abîme.
S’il y a quelque chose comme un petit nuage, ou un faible coup de vent, le temps sur terre du guerrier n’est pas encore à son terme.
 Le jour où Eligio et Benigno ont sauté, j’ai senti une bouffée d’air du côté où Benigno avait sauté, et j’ai su que son temps n’était pas encore échu. Mais le côté d’Eligio est resté muet.
– Que croyez-vous qu’il soit arrivé à Eligio ? Est-ce qu’il est mort ?
Ils me dévisagèrent tous les trois. Ils se turent pendant un moment.
Nestor se gratta les tempes avec ses deux mains. Benigno rit bêtement et secoua la tête.
Je voulus leur expliquer, mais Nestor m’arrêta d’un geste des deux mains.
– Est-ce que vous êtes sérieux quand vous nous posez des questions comme ça ? me demanda-t-il. Benigno répondit à ma place.
Quand il ne faisait pas de .singeries, sa voix était profonde et mélodieuse. Il dit que le Nagual et Genaro nous avaient mis en place de sorte que nous ayons chacun des éléments d’information que les autres ne possédaient pas.
– Eh bien, si c’est le cas, nous vous dirons de quoi il retourne, dit Nestor en souriant comme si l’on avait ôté un grand poids de ses épaules. Eligio n’est pas mort.
Pas du tout.
– Où est-il maintenant ? demandai-je.
De nouveau, ils se regardèrent. Ils me donnèrent l’impression de faire de gros efforts pour ne pas éclater de rire. Je leur affirmai que tout ce que je savais d’Eligio, c’était ce que doña Soledad m’avait dit.
À l’entendre, Eligio s’en était allé dans l’autre monde pour rejoindre le Nagual et Genaro. Pour moi, cela semblait vouloir dire qu’ils étaient morts tous les trois.
– Pourquoi parlez-vous comme ça, maestro ? demanda Nestor d’un ton extrêmement préoccupé.
Même Pablito ne parle pas comme ça.
Je crus que Pablito allait protester. Il faillit se lever, mais il parut changer d’avis.
– Oui, c’est vrai, dit-il. Même moi je ne parle pas comme ça.
– Bon, mais si Eligio n’est pas mort, où est-il ? demandai-je.
– Soledad vous l’a déjà dit, répondit Nestor avec douceur.
Eligio est allé rejoindre le Nagual et Genaro.
Je décidai qu’il valait mieux ne pas poser d’autres questions.
Il n’était pas dans mes intentions de formuler des requêtes agressives, mais au bout du compte, elles le devenaient toujours.
De plus, j’avais l’impression qu’ils n’en savaient pas beaucoup plus long que moi.
Nestor se leva soudain et se mit à marcher de long en large devant moi.
Finalement, il m’écarta de la table en me tirant par les aisselles. Il ne voulait pas que j’écrive.