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Pablito revint à la charge. Il était très important que je comprenne : la personne associée à Silvio Manuel était moi.
Il indiqua ensuite que Lidia et Josefina lui avaient parlé du rôle que j’avais joué en les forçant à traverser les lignes parallèles.
Je ne me sentais pas très à l’aise pour discuter de ce sujet. Je fis remarquer que je n’avais jamais entendu parler de lignes parallèles avant le jour où j’avais discuté avec doña Soledad, mais que je n’avais pourtant éprouvé aucune réticence à adopter ce concept.
Je leur dis que j’avais su ce qu’elle voulait dire comme en un éclair. Je m’étais même convaincu que je les avais traversées moi-même, quand j’avais cru me souvenir d’elle.
Tous, à l’exception de la Gorda, me dirent que jamais ils n’avaient entendu parler de lignes parallèles avant que j’y fasse allusion.
La Gorda révéla que doña Soledad lui avait appris leur existence un peu avant moi.
Pablito essaya de me parler de mes relations avec Silvio Manuel. Je le coupai.
Je lui dis qu’au moment où nous étions sur ce pont, en chemin vers Mexico, je n’avais pas su reconnaître que j’étais entré – et probablement eux aussi – dans un état de réalité non ordinaire.
J’avais pris conscience de ce changement uniquement quand j’avais remarqué qu’il n’y avait personne d’autre sur le pont.
Nous étions seuls, tous les huit. La journée était claire, mais soudain les cieux s’étaient couverts de nuages et la lumière du milieu de la matinée s’était transformée en crépuscule.
Sur le moment, je n’avais pas remarqué ce changement capital : j’étais trop préoccupé par mes craintes et mes interprétations personnelles.
Quand nous étions revenus du pont, j’avais de nouveau perçu d’autres gens autour de nous. Mais que leur était-il arrivé pendant notre tentative de traversée ?
La Gorda et les autres n’avaient rien remarqué.
En fait ils n’avaient pris conscience d’aucun changement avant que je ne leur en parle.
Ils me fixèrent tous avec une expression d’agacement où se mêlait de la peur.
De nouveau, Pablito prit l’initiative. Il m’accusa d’essayer de les entraîner dans une voie qu’ils n’avaient pas envie de suivre. Il ne précisa pas de quelle voie il s’agissait, mais son éloquence suffit à rallier les autres à son avis.
Soudain, je me trouvai en face d’une horde de sorciers en colère.
Il me fallut longtemps pour leur expliquer que je devais examiner de tous les points de vue possibles une chose aussi étrange et aussi accablante que ce que nous avions vécu sur le pont.
Ils finirent par se calmer, non parce que je les avais convaincus mais en raison de leur épuisement émotionnel.
Tous, y compris la Gorda, avaient soutenu et défendu la position de Pablito.
Nestor proposa une autre ligne de raisonnement. Il suggéra que j’étais peut-être un envoyé contre mon gré, et que je ne me rendais pas entièrement compte de la portée de mes actes.
Il ajouta qu’à la différence des autres, il ne parvenait pas à me croire conscient d’avoir été chargé de les induire en erreur. Il avait l’impression que je ne savais pas vraiment que je les entraînais à leur perte – mais que je le faisais quand même.
A son avis, il y avait deux façons de traverser les lignes parallèles : l’une au moyen du pouvoir d’une autre personne, et l’autre par son propre pouvoir.
Finalement, il conclut que c’était Silvio Manuel qui les avait fait traverser, en les effrayant à tel point que certains d’entre eux ne se souvenaient même plus de l’avoir fait.
La mission qui leur restait à accomplir était de traverser par leur propre pouvoir ; ma mission était de leur faire obstacle.
Benigno leur parla. Il leur dit qu’à son avis la dernière chose que don Juan nous ait faite – par « nous » il entendait les apprentis hommes – était de nous aider à traverser les lignes parallèles en nous faisant sauter dans un précipice.
Benigno croyait que nous avions déjà acquis beaucoup de connaissances sur cette traversée, mais que le moment n’était pas encore venu de l’accomplir de nouveau.
Sur le pont, nous n’avions pas pu faire un pas de plus parce que ce n’était pas le bon moment.
Ils avaient donc raison de croire que j’avais essayé de les détruire en les forçant à traverser.
Benigno pensait que passer par-dessus les lignes parallèles en pleine conscience constituait pour chacun d’eux une étape finale, une étape à franchir uniquement lorsqu’ils seraient prêts à disparaître de cette Terre.
Ensuite, Lidia se tourna vers moi.
Elle ne fit pas de déclaration : elle me mit au dés de me rappeler comment, la première fois, je l’avais attirée sur le pont. Elle affirma carrément que je n’étais pas l’apprenti du Nagual Juan Matus mais celui de Silvio Manuel ; et que Silvio Manuel et moi avions dévoré mutuellement nos corps.
Je fus pris d’une autre crise de rage, comme avec la Gorda sur le pont. Je me ressaisis à temps. Une pensée logique me calma. Je me répétai à plusieurs reprises que ce qui m’intéressait, c’étaient les analyses.
J’expliquai à Lidia qu’il était inutile de m’accabler de reproches ainsi. Mais elle ne voulut pas s’arrêter. Elle hurla que Silvio était mon maître, et que pour cette raison même je ne faisais pas partie de leur groupe. Rosa ajouta que Silvio Manuel m’avait don-né tout ce que j’étais.
Je fis observer à Rosa qu’elle choisissait mal ses mots : elle aurait dû dire que Silvio Manuel m’avait donné tout ce que j’avais.
Mais elle défendit son choix. Silvio Manuel m’avait donné ce que j’étais. La Gorda elle-même la soutint. Elle dit qu’elle se souvenait d’un jour où j’étais tombé si malade qu’il ne me restait plus aucune ressource intérieure, tout en moi était épuisé.
C’était à ce moment-là que Silvio Manuel avait pris l’initiative : il avait insufflé une nouvelle vie à mon corps.
La Gorda me dit qu’il valait vraiment mieux que je connaisse mes vraies origines, au lieu de continuer d’agir comme je l’avais fait jusqu’ici, selon le principe supposé que j’étais aidé par le Nagual Juan Matus.
Elle précisa que j’étais fixé sur le Nagual à cause de sa prédilection pour les mots.
Silvio Manuel, en revanche, était l’obscurité silencieuse. Elle expliqua que pour le suivre il me faudrait traverser les lignes parallèles. Alors que pour suivre le Nagual Juan Matus, il me suffisait de parler de lui.
Tout ce qu’ils racontaient n’avait aucun sens pour moi.
J’étais sur le point de leur présenter ce que je croyais être un excellent argument à ce sujet, lorsque ma ligne de raisonnement se brouilla soudain – je ne parvenais plus à retrouver mon argument alors qu’une seconde plus tôt il était la clarté même.
À la place, un très curieux souvenir m’assiégea. Ce n’était pas une sensation précise, mais le souvenir réel, compact d’un événement. Je me souvenais d’un jour où j’étais avec don Juan et un autre homme dont je ne pouvais me rappeler le visage.
Nous discutions tous les trois d’une chose que je percevais comme étant une particularité du monde.
Cela se trouvait à trois ou quatre mètres à ma droite et c’était une masse inconcevable de brouillard jaunâtre qui, autant que je pouvais le constater, divisait le monde en deux parties.
Le brouillard s’étendait du sol jusqu’au ciel, à l’infini.
Tandis que je parlais aux deux hommes, la moitié du monde à ma gauche était intacte, alors que la moitié à ma droite était voilée de brume.
Je me souvins qu’en m’orientant à des détails du paysage, je m’étais rendu compte que l’axe du banc de brouillard s’étendait d’est en ouest.
Tout ce qui se trouvait au nord de cette ligne était le monde tel que je le connaissais.
Je me souvenais d’avoir demandé à don Juan ce qui était arrivé au monde au sud de la ligne.
Don Juan m’avait fait pivoter de quelques degrés vers ma droite, et j’avais remarqué aussitôt que le mur de brouillard se déplaçait à mesure que je tournais la tête.
Le monde était divisé en deux à une hauteur inimaginable pour mon intellect.
La division semblait réelle mais la frontière ne se situait pas sur un plan physique, elle devait être en quelque manière au sein de moi-même.
Mais était-ce bien certain ?
Ce souvenir comportait un autre détail important. L’autre homme avait dit que c’était un bel exploit de diviser le monde en deux, mais que l’exploit était encore plus grand lorsque le guerrier possédait assez de sérénité et de maîtrise de soi pour arrêter la rotation de ce mur.
Il avait dit que le mur n’était pas au-dedans de nous ; il était assurément au-dehors, dans le monde ; il le divisait en deux et tournait quand nous bougions la tête comme s’il était solidaire de notre tempe droite.
L’exploit consistant à empêcher le mur de pivoter mettait le guerrier en position face au mur, et lui conférait le pouvoir de le traverser à tout moment s’il le désirait.
Quand je racontai aux apprentis ce dont je venais de me souvenir, les femmes furent convaincues que l’homme était Silvio Manuel. Josefina, qui connaissait le mur de brouillard, expliqua que l’avantage d’Eligio sur tous les autres était sa capacité d’empêcher le mur de pivoter, ce qui lui permettait de le traverser à volonté. Elle ajouta qu’il est plus facile de percer le mur de brouillard en rêve, parce qu’à ce moment-là il ne bouge pas.
La Gorda parut soudain touchée par une série de souvenirs, peut-être douloureux.
Son corps tressauta de façon incontrôlable et elle finit par exploser en paroles.
Elle dit que pour elle il était désormais indéniable que j’étais l’assistant de Silvio Manuel : le Nagual lui-même l’avait avertie que je la réduirais à la servitude si elle n’y prenait pas garde.
Même Soledad lui avait dit de me surveiller, parce que mon esprit faisait des prisonniers et les gardait comme serviteurs – seul Silvio Manuel était capable d’une chose pareille.
Il m’avait réduit à la servitude et, à mon tour, je réduirais à la servitude tous ceux qui s’approcheraient de moi.
Elle affirma qu’elle avait vécu sous mon charme jusqu’au moment où elle s’était assise dans la grande pièce de la maison de Silvio Manuel : quelque chose s’était soudain soulevé de ses épaules.