Quand don Juan et son clan de guerriers eurent abandonné tout espoir, ou plutôt, selon les termes de don Juan, quand les guerriers mâles et lui-même eurent « touché le fond », les femmes cherchèrent le meilleur moyen de les remonter – et don Juan tomba enfin sur un homme double qu’il puisse aborder.
Cet homme double était moi-même. Il me dit que comme personne dans son bon sens ne se proposerait pour une chose aussi absurde qu’une lutte pour la liberté, il avait dû suivre les enseignements de son benefactor : dans le plus pur style du traqueur, il m’avait « pêché », comme tous les autres membres de son clan.
Il fallait que je me trouve seul en un lieu où il pourrait appliquer une pression physique sur mon corps.
Mais je devais absolument me rendre à cet endroit de mon plein gré.
Il n’eut aucun mal à m’attirer chez lui – comme il le disait souvent : l’homme double n’est jamais un gros problème. La difficulté, c’est d’en rencontrer un qui soit disponible.
Cette première visite à sa maison fut, du point de vue de ma conscience quotidienne, une rencontre sans histoire.
Don Juan se montra charmant et plaisanta avec moi. Il orienta notre entretien sur la fatigue du corps après de longs trajets en voiture. C’était pour l’étudiant en ethnologie que j’étais alors une conversation dénuée de tout intérêt, Il me fit observer en passant que ma colonne vertébrale n’était pas droite, puis, brusquement, il posa une main sur ma poitrine, me redressa de ma position voûtée, puis me donna un grand coup dans le dos.
Cela me surprit tellement que je m’évanouis. J’eus l’impression qu’il m’avait brisé les reins.
Quand je rouvris les yeux, je sus aussitôt que je n’étais plus le même. J’étais quelqu’un d’autre et non le moi que je connaissais.
Depuis cet instant-là, chaque fois que je le rencontrai, il me fit passer de ma conscience du côté droit à ma conscience du côté gauche et il me révéla la règle.
Presque aussitôt après m’avoir trouvé, don Juan rencontra une femme double. Il décida non de me mettre en contact avec elle selon un canevas calqué sur ce que son benefactor avait fait pour lui, mais de préparer un scénario nouveau, aussi efficace et élaboré que n’importe quelle opération de son benefactor.
Et il l’exécuta. Il résolut d’attirer et de convaincre la femme Nagual. Il croyait que c’était le devoir du benefactor de s’emparer des deux êtres doubles aussitôt après les avoir découverts, puis de les associer dans une entreprise inconcevable.
Il me dit qu’un jour, alors qu’il vivait en Arizona, il s’était rendu dans un bureau de l’administration pour remplir une formule.
La dame du guichet où il était censé déposer la formule remplie lui dit de la remettre à une autre employée, dans la section voisine. Sans lever la tête, elle fit un signe vers sa gauche. Don Juan suivit la direction du bras tendu et vit une femme double assise derrière un bureau. Il lui apporta sa formule et il s’aperçut que ce n’était qu’une très jeune fille. Elle lui répondit qu’elle n’avait rien à voir avec ces documents mais, par sympathie pour un pauvre vieil Indien, elle prit la peine de l’aider dans ses formalités.
Il fallait présenter certains certificats officiels, que don Juan avait dans sa poche. Il feignit l’ignorance complète et l’impuissance. Il fit comme si l’organisation bureaucratique était pour lui une énigme.
Don Juan nous dit qu’il n’avait eu aucun mal à personnifier la stupidité totale : il lui avait suffi de revenir pendant un instant à ce qu’était autrefois son état de conscience normal. Il avait l’intention de prolonger sa relation avec la jeune fille aussi longtemps que possible.
Son mentor lui avait enseigné – et il avait vérifié par lui-même au cours de ses recherches – que les femmes doubles sont très rares. Son mentor l’avait également prévenu qu’elles ont des ressources intérieures qui les rendent très versatiles. Don Juan avait peur qu’elle ne lui échappe s’il ne jouait pas ses cartes de façon correcte. Il se servit de la pitié qu’il avait suscitée en elle pour gagner du temps. Il parvint à retarder la présentation des documents en entraînant la femme double dans une recherche simulée.
Presque tous les jours, il lui apportait un certificat différent. Elle le lisait : hélas, ce n’était pas le bon. La jeune fille fut si émue du désarroi du vieil Indien qu’elle lui proposa même de payer un avocat pour rédiger une déposition sous serment susceptible de remplacer les documents.
Après trois mois de ce manège, don Juan jugea le moment venu de donner les certificats.
A ce moment-là, la jeune fille s’était habituée à sa présence et elle s’attendait presque à le voir tous les jours. Don Juan revint une dernière fois pour exprimer ses remerciements et lui faire ses adieux. Il lui dit qu’il aurait aimé lui apporter un cadeau pour la remercier, mais qu’il n’avait pas d’argent, même pour manger.
Émue par tant de franchise, elle l’invita à déjeuner. Tandis qu’ils prenaient leur repas, il émit l’idée qu’un présent pour montrer sa gratitude peut ne pas être forcément un objet qu’on achète, mais une chose réservée aux yeux de celui ou celle qui la voit. Une chose dont on se souvient et non que l’on possède.
Les paroles de don Juan l’intriguèrent. Don Juan lui rappela qu’elle avait exprimé une sympathie profonde pour les Indiens et leur vie de misère. Il lui demanda si elle aimerait voir les Indiens sous un jour différent : non en tant que miséreux mais en tant qu’artistes. Il lui dit qu’il connaissait un vieil homme, le dernier d’une lignée de danseurs de pouvoir. Il lui affirma que l’homme danserait pour elle, s’il le lui demandait et, surtout, il lui assura qu’elle n’avait jamais vu de sa vie, et ne reverrait jamais, un spectacle pareil.
C’était une chose dont seuls les Indiens étaient témoins.
Cette idée enchanta la jeune fille. Elle rejoignit don Juan après son travail, puis ils se dirigèrent vers les collines où, lui dit-il, l’Indien habitait. En fait, il la conduisit vers sa propre maison. Il lui fit garer sa voiture à une certaine distance et ils continuèrent la route à pied. Avant d’arriver à la maison, il s’arrêta pour tracer une ligne avec son pied sur la terre sèche, sableuse. Il lui dit que cette ligne était une frontière, et il l’invita à la franchir.
La femme Nagual m’a dit que jusqu’à ce moment-là elle était très intriguée par la possibilité de voir de ses yeux un authentique danseur indien. Mais quand le vieil Indien avait tracé un trait sur le sol en disant que c’était une frontière à sens unique, elle avait pris peur.
Le vieil homme poussa l’image de la frontière encore plus loin, car il lui dit qu’il s’agissait d’une frontière pour elle seule : une fois qu’elle l’aurait traversée, elle n’aurait plus aucun moyen de revenir sur ses pas.
Apparemment, l’Indien remarqua sa consternation car il tenta de la mettre à l’aise. Il posa poliment la main sur son bras et lui donna sa parole qu’aucun mal ne lui arriverait tant qu’il serait près d’elle. On pouvait expliquer la frontière, lui dit-il, comme une forme de paiement symbolique au danseur, car celui-ci ne voulait pas d’argent.
Le rituel tenait lieu d’argent et le rituel exigeait qu’elle franchisse cette frontière de son plein gré.
Le vieil Indien passa allégrement par-dessus la ligne et dit à la jeune fille que pour lui tout cela n’était que pure folie indienne, mais que le danseur – qui les observait depuis l’intérieur de la maison – devait être mis de bonne humeur si elle voulait le voir danser.
La femme Nagual m’a dit qu’elle avait eu si peur soudain, qu’elle n’avait pas pu traverser la ligne. Le vieil Indien avait fait un dernier effort pour la convaincre. Franchir cette frontière, lui dit-il, était bénéfique pour tout le corps. Non seulement on se sentait plus jeune mais on devenait réellement plus jeune, car cette frontière possédait ce pouvoir.
Pour le démontrer, il retraversa la ligne et aussitôt ses épaules se voûtèrent, les commissures de ses lèvres s’abaissèrent, ses yeux perdirent leur éclat. La femme Nagual ne put nier les différences produites par les traversées de la ligne.
Don Juan traversa la ligne pour la troisième fois. Il respira à fond et bomba sa poitrine. Ses gestes devinrent vifs et brusques. La femme Nagual m’a dit qu’il lui était alors venu à l’esprit que ce vieil Indien très digne qu’elle aimait beaucoup était en fait un débauché qui ne rêvait que de se rajeunir. Sa voiture était trop loin pour qu’elle aille s’y réfugier à toutes jambes. Elle ne pouvait faire qu’une chose : se dire qu’avoir peur du vieil Indien était vraiment stupide.
Le vieil homme fit un nouvel appel à la raison et au sens de l’humour de la jeune fille. D’un ton de conspirateur, comme s’il lui révélait un secret qu’il aurait préféré garder pour lui, il lui avoua qu’il faisait semblant d’être jeune uniquement pour complaire au danseur : si elle ne l’aidait pas en traversant, il allait s’évanouir d’un instant à l’autre, sous la douleur de marcher sans se voûter. Il traversa plusieurs fois la ligne pour lui montrer l’immense effort que supposait sa pantomime.
La femme Nagual m’a dit que ses yeux suppliants exprimaient la souffrance que ressentait son corps lorsqu’il mimait la jeunesse. Elle traversa la ligne pour l’aider – et pour en finir. Elle n’avait plus en fait qu’une envie : rentrer chez elle.
A l’instant où elle traversa la ligne don Juan fit un saut prodigieux et plana au-dessus du toit de la maison.
La femme Nagual m’a dit qu’il volait comme un énorme boomerang.
Lorsqu’il atterrit près d’elle, elle tomba à la renverse.
Sa terreur dépassait tout ce qu’elle avait déjà connu – mais son enthousiasme d’avoir été témoin d’une telle merveille n’était pas moins violent que sa peur. Elle ne se demanda même pas comment il avait pu accomplir un exploit aussi magnifique.
Elle avait seulement envie de courir à sa voiture à toutes jambes et de rentrer chez elle.
Le vieil homme l’aida à se relever et s’excusa de l’avoir induite en erreur.
Il lui dit qu’il était lui-même le danseur, et que son vol au-dessus de la maison avait été sa danse.
Il lui demanda si elle avait fait attention à la direction de son vol.
La femme Nagual décrivit de la main le cercle correspondant au mouvement de don Juan : dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Le vieil Indien lui caressa la tête d’une main paternelle et lui dit que l’attention dont elle avait fait preuve était un bon présage.
Il ajouta qu’elle s’était sûrement fait mal au dos en tombant et qu’il ne pouvait pas la laisser repartir sans s’assurer qu’elle allait très bien.
D’un geste brusque il lui redressa les épaules, la prit par le menton et la nu que, puis la souleva, comme pour l’inviter à tendre sa colonne vertébrale.
Puis il lui donna une claque sèche sur les omoplates, chassant complètement l’air de ses poumons. Incapable de respirer, elle s’évanouit.
Quand elle reprit conscience, elle était à l’intérieur de la maison de don Juan.
Elle saignait du nez, ses oreilles bourdonnaient, sa respiration était haletante, elle avait la vue floue.
Il lui ordonna de respirer profondément en comptant jusqu’à huit. Plus elle respirait, plus les choses devenaient nettes.
Elle m’a dit qu’à un moment donné, tandis qu’elle respirait à tond, toute la pièce était devenue incandescente, tout resplendissait d’une lumière ambrée. Pétrifiée, elle avait dû cesser de respirer à fond.
Elle avait remarqué aussitôt que la lumière ambrée était si épaisse qu’on eût dit du brouillard.
Ensuite le brouillard se transforma en toiles d’araignée de même couleur.
Enfin tout se dissipa, mais le monde ‘demeura uniformément ambré pendant un peu plus longtemps.
Don Juan commença à lui parler. Il l’entraîna dehors et lui montra que le monde était divisé en deux moitiés.
Le côté gauche était clair mais le côté droit voilé par un brouillard ambré.
Il lui enseigna qu’il est monstrueux de croire que le monde est compréhensible, ou que nous sommes compréhensibles nous-mêmes.
Il lui dit que ce qu’elle percevait était une énigme, un mystère que l’on ne pouvait qu’accepter dans l’humilité et le respect.
Ensuite, il lui révéla la règle. Elle possédait une grande clarté d’esprit et elle comprit tout ce qu’il disait. La règle lui parut juste et allant de soi.
Don Juan lui expliqua que les deux côtés d’un être humain sont entièrement séparés, et qu’il faut beaucoup de discipline et de résolution pour briser ce sceau et passer d’un côté à l’autre.
Les êtres doubles ont un grand avantage : la condition d’être double permet un mouvement relativement facile entre les compartiments du côté droit.
Le grand désavantage des êtres doubles, c’est qu’ayant deux compartiments, ils sont sédentaires et conservateurs, tout changement les enraie.
Don Juan lui dit qu’il avait eu l’intention de la faire basculer de son compartiment droit extrême à son côté droit-gauche, plus lucide, plus aigu ; mais au lieu de cela, par un caprice inexplicable, le coup qu’il lui avait donné avait fait traverser à la jeune fille toute sa dualité – du côté droit extrême de tous les jours à son côté gauche extrême…
A quatre reprises il essaya de la faire retourner à un état normal de conscience – sans succès.
Mais ses coups l’aidèrent pourtant à susciter et à supprimer à volonté sa perception du mur de brouillard.
Bien qu’il n’en ait pas eu l’intention, don Juan avait eu raison de dire que la ligne tracée au sol était pour elle une frontière à sens unique.
Quand elle l’eut traversée, exactement comme Silvio Manuel, elle ne revint jamais en arrière.
Lorsque don Juan nous mit face à face, la femme Nagual et moi, nous ne savions rien, ni l’un ni l’autre, de notre existence, mais nous eûmes, sur-le- champ, l’impression de ne pas être des inconnus.
Don Juan savait par sa propre expérience qu’en présence l’un de l’autre, les êtres doubles ressentent un soulagement indescriptible – et beaucoup trop fugitif.
Il nous dit que nous avions été réunis par des forces incompréhensibles pour notre raison, et que la seule chose que nous ne possédions pas était le temps. Chaque minute était peut-être la dernière : il fallait donc la vivre ainsi par l’esprit.
Quand don Juan nous eut réunis, ses guerriers et lui-même n’eurent plus qu’à trouver quatre traqueurs femelles, trois guerriers mâles et un courrier mâle pour compléter notre clan.
Ce fut à cette fin que don Juan trouva Lidia, Josefina, la Gorda, Rosa, Benigno, Nestor, Pablito et le courrier Eligio.
Chacun d’eux était une réplique, sous une forme pour ainsi dire embryonnaire, des membres du propre clan de don Juan.