Les sept principes de l’art du traqueur


Je lui demandai comment elle voulait que je m’adresse à elle.
– Florinda tout court fera très bien l’affaire, me dit-elle. Quant à ce que je suis, je peux vous le dire sans ambages : un guerrier femme qui connaît les secrets de l’art du traqueur,
Et quant à ce que je suis censée faire pour vous, je peux vous révéler que je vais vous enseigner les sept premiers principes de cet art, les trois premiers principes de la règle des traqueurs et les trois premières manoeuvres.
Elle ajouta qu’il était normal qu’un guerrier oublie ce qui se produit quand les relations se situent sur le côté gauche, et qu’il me faudrait des années pour ressaisir tout ce qu’elle allait m’enseigner. 
Elle me dit que son enseignement ne serait qu’un commencement, qu’un jour elle finirait de m’instruire, mais dans des circonstances différentes.
Je lui demandai si cela l’ennuyait que je lui pose des questions.
– Faites comme il vous plaira, me dit-elle. Je n’ai besoin de votre part que d’une chose : votre engagement à mettre mes leçons en pratique.
Après tout, vous savez d’une manière ou d’une autre tout ce dont nous allons discuter. Vos handicaps sont les suivants : vous n’avez aucune confiance en vous et vous vous refusez à faire appel à votre savoir sous forme de pouvoir. 
Le Nagual, étant un homme, vous paralysait. Vous ne pouviez pas agir par vous-même.
Seule une femme peut vous libérer de cela.
« Je commencerai par vous raconter l’histoire de ma vie, poursuivit-elle, et à travers mon récit, certaines choses deviendront claires pour vous. Je serai obligée de vous raconter tout par fragments, il vous faudra donc venir ici assez souvent. »
Sa spontanéité apparente à me parler de sa vie m’étonna, car tous les autres se montraient réticents à révéler des détails personnels sur eux-mêmes.
Après des années passées avec eux, j’avais accepté si aveuglément leurs façons d’être que le désir spontané de Florinda de me faire part de sa vie personnelle me parut anormal. Ses paroles me mirent immédiatement sur mes gardes.
– Je vous demande pardon, commençai-je. Vous venez de dire que vous alliez me révéler votre vie personnelle ?
– Pourquoi pas ? demanda-t-elle.
Je lui répondis par une longue explication qui reprenait les propos de don Juan sur la force négative de la vie personnelle et sur la nécessité, pour un guerrier, de l’effacer. Je conclus en lui déclarant qu’il m’avait interdit de parler de ma propre vie.
Elle éclata d’un rire de fausset. Elle avait l’air ravie.
– Cela ne s’applique qu’aux hommes, me dit-elle, Le non-faire de votre vie personnelle consiste à raconter des histoires sans cesse – mais pas une seule sur votre moi réel. 
Voyez-vous, être un homme signifie que vous avez derrière vous une histoire dense et compacte.
Vous avez une famille, des amis, des connaissances, et chacun de ces êtres se fait de vous une idée précise.
Être un homme signifie que vous êtes responsable. Vous ne pouvez pas disparaître aussi facilement qu’une femme. Pour pouvoir vous effacer vous-même, il vous faut de nombreux
efforts.
« Mon cas est différent. Je suis une femme et cela me confère un avantage magnifique. Je ne suis pas responsable. Ne savez-vous pas que les femmes ne sont pas responsables ?
– Je ne sais pas ce que vous entendez par « responsable », lui dis-je.
– Je veux dire qu’une femme peut disparaître facilement, répliqua-t-elle. Une femme peut, par
exemple, se marier. Elle appartient alors à son mari.
Dans une famille avec beaucoup d’enfants, les filles sont écartées très tôt. Personne ne compte sur elles et il y a des chances que certaines disparaissent sans laisser de traces. Tout le monde accepte facilement leur disparition.
« Un fils, en revanche, est quelque chose sur lequel on compte. Un fils a du mal à s’éclipser et à
disparaître. Et même s’il y parvient, il laisse des traces derrière lui. Bien plus, les fils se sentent coupables de disparaître. Les filles non.
« Quand le Nagual vous entraînait à garder votre bouche close sur votre vie personnelle, il entendait vous aider à surmonter votre sentiment d’avoir fait du mal à votre famille et à vos amis, qui comptaient sur vous d’une manière ou d’une autre.
« Après une lutte de toute une vie, le guerrier mâle finit, bien entendu, par s’effacer lui-même, mais cette lutte fait payer un lourd tribut à l’homme.
 
Il devient secret et il se méfie toujours de lui-même.
Une femme est déjà toute prête à se désintégrer dans le vide. En fait, c’est ce que l’on attend d’elle.
« Étant femme, je ne suis pas contrainte au secret.
Je m’en moque comme d’une guigne. Le secret est le prix dont vous devez payer, vous les hommes, le fait d’être importants dans la société.
Le conflit n’est que pour les hommes, parce que s’effacer les blesse : ils trouveraient d’invraisemblables moyens de resurgir quelque part, d’une manière ou d’une autre.