Cultiver une partie de l’autre moi


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Elle me dit qu’il n’existe aucun moyen sur Terre d’ordonner à quelqu’un ou à soi-même de ranimer la connaissance. C’est plutôt une affaire lente ; le corps, au bon moment et dans les circonstances d’impeccabilité qui conviennent, ranime sa connaissance sans l’intervention du désir.
Nous demeurâmes un moment près de la porte de devant à échanger des politesses et des banalités.
Soudain, elle me dit que le Nagual Juan Matus m’avait conduite à elle ce jour-là pour une seule raison : il savait que son propre temps sur la Terre touchait à sa fin.
Les deux formes d’instruction que j’avais reçues, selon le maître plan de Silvio Manuel, étaient déjà terminées. Seul restait en suspens ce qu’elle avait à me dire. Elle souligna qu’il ne s’agissait pas d’enseignement à proprement parler, mais plutôt d’établir mon lien avec elle.
Quand don Juan m’amena de nouveau voir Florinda, juste avant de me quitter près de la porte, il me répéta ce qu’elle m’avait dit : le moment était proche où son clan et lui-même entreraient dans la tierce attention.
Sans me laisser le temps de lui poser des questions, il me poussa à l’intérieur de la maison. Sa poussée ne m’envoya pas seulement dans la maison mais dans mon état de conscience le plus aigu.
Je vis le mur de brouillard.
Florinda était debout dans le vestibule comme si elle attendait l’instant où don Juan me pousserait à l’intérieur.
Elle me prit par le bras et me conduisit dans le salon sans un mot. Nous nous assîmes. J’eus envie de lancer la conversation, mais je fus incapable de parler.
Elle m’expliqua que la poussée d’un guerrier impeccable comme le Nagual Juan Matus peut faire basculer dans une autre région de conscience.
Elle me dit que mon erreur depuis le départ avait été de croire que les méthodes sont importantes. 
La méthode pour basculer un guerrier dans un état de conscience différent n’est utilisable que si les deux participants, notamment celui qui effectue la poussée, sont impeccables et dotés de pouvoir personnel.
Le fait que je voyais le mur de brouillard me rendit extrêmement nerveux sur le plan physique.
Mon corps tremblait de façon incontrôlable.
Florinda me dit qu’il tremblait ainsi parce qu’il avait appris à réclamer de l’activité lorsqu’il demeurait dans cet état de conscience.
Mais mon corps, me dit-elle, pouvait apprendre lui aussi à concentrer son attention la plus aigue sur ce qui se disait ou sur ce qui se faisait.
Elle m’expliqua qu’être placé sur la conscience du côté gauche était très commode.
En me faisant entrer de force dans un état de conscience supérieure – et en me permettant d’avoir des relations avec ses guerriers uniquement lorsque je me trouvais dans cet état – le Nagual Juan Matus s’efforçait de me donner une base sûre à laquelle je pouvais me raccrocher.
Florinda m’exposa la stratégie de don Juan : cultiver une partie de l’autre moi en la remplissant volontairement de souvenirs de ces relations. 
Les souvenirs ne seraient oubliés que pour refaire surface un jour – et jouer alors le rôle d’avant-postes rationnels d’où je pourrais m’élancer vers l’immensité incommensurable de l’autre moi.
Me voyant très nerveux, elle se mit à me calmer en reprenant le récit de sa vie, qui, m’expliqua-t-elle clairement, n’était pas en réalité l’histoire de sa vie en tant que femme dans le monde, mais le récit de la façon dont une femme frivole pouvait être aidée à devenir un guerrier.
Une fois prise la décision d’aller voir la guérisseuse, me dit-elle, rien n’aurait pu l’arrêter. Elle partit donc avec sa servante et quatre hommes pour porter sa civière. Ce n’était qu’un voyage de deux jours, mais il changea le cours de sa vie. Il n’y avait pas de routes. C’était un pays montagneux et la plupart du temps les hommes durent la porter sur leur dos.