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“ Les nouveaux voyants recommandaient que tout soit mis en oeuvre pour extirper la suffisance de la vie des guerriers. J’ai suivi cette recommandation et, dans ton cas, beaucoup de mes efforts visaient à te montrer que, sans la suffisance, nous sommes invulnérables. ”
Tandis que je l’écoutais ses yeux se mirent soudain à briller très fort. Je pensai en moi-même qu’il semblait sur le point d’éclater de rire et que c’était sans raison, quand une gifle brutale et douloureuse me frappa la joue droite et me fit tressaillir.
Je me levai d’un bond. La Gorda se tenait derrière moi, la main encore levée. Son visage était rouge de colère.
“ Tu peux maintenant dire ce que tu voudras de moi et avec plus de raison, cria-t-elle. Mais si tu as quelque chose à dire, dis-le-moi en face. ”
Son éclat semblait l’avoir épuisée, car elle s’assit à même le ciment et se mit à pleurer. Don Juan était figé dans une allégresse indicible. J’étais glacé par une franche fureur. La Gorda me lança un regard furibond puis se tourna vers don Juan et lui dit humblement que nous n’avions pas le droit de la critiquer.
Don Juan se mit à rire si fort qu’il en était plié en deux, sa tête touchant presque le sol. Il ne pouvait même pas parler. Il tenta deux ou trois fois de me dire quelque chose, puis finit par se lever et s’éloigna, le corps encore secoué par des spasmes de rire.
J’étais sur le point de courir après lui, tout en continuant à faire la tête à la Gorda – je la trouvais méprisable à ce moment-là – quand il m’arriva une chose extraordinaire.
Je compris ce que don Juan avait trouvé si drôle.
La Gorda et moi étions affreusement pareils
Notre suffisance était monumentale. Ma surprise et ma fureur d’être giflé ressemblaient exactement aux sentiments de colère et de méfiance de la Gorda.
Don Juan avait raison. Le fardeau de la suffisance est terriblement encombrant.
Alors je courus après lui, exultant, des larmes coulant le long de mes joues. Je le rattrapai et lui dis ce que je venais de comprendre. Ses yeux brillaient de malice et de plaisir.
“ Que dois-je faire à propos de la Gorda ? demandai-je.
– Rien, dit-il. Les découvertes sont toujours personnelles. ”
Il changea de sujet et dit que les augures nous conseillaient de poursuivre notre discussion dans sa maison, soit dans une grande pièce confortablement meublée de sièges, soit dans le patio de derrière, qui était entouré d’un corridor couvert. Il ajouta que chaque fois qu’il s’adonnait à ses explications à l’intérieur de la maison, ces deux endroits devenaient inaccessibles à qui que ce soit d’autre.
Nous rentrâmes à la maison. Don Juan raconta à tout le monde ce que la Gorda avait fait. Le plaisir que manifestèrent tous les voyants à se gausser d’elle mettait la Gorda dans une situation très désagréable.
’“ La suffisance ne peut être combattue par de la délicatesse ”, commenta don Juan lorsque j’exprimai mon souci au sujet de la Gorda, Puis il demanda à tout le monde de quitter la
pièce. Nous nous assîmes et don Juan commença ses explications.
Il déclara que les voyants, les anciens comme les nouveaux, se répartissent en deux catégories,
La première compte ceux qui sont prêts à se dominer et peuvent canaliser leurs activités vers des objectifs pragmatiques, susceptibles de bénéficier à d’autres voyants et à l’homme en général,
La seconde est formée de ceux qui ne s’intéressent ni à la maîtrise de soi, ni à aucun objectif pragmatique.
Les voyants sont unanimes à considérer que ces derniers n’ont pas su résoudre le problème de la suffisance.
“ La suffisance n’est pas une chose simple et naïve, expliqua-t-il.
Elle se trouve à la fois au coeur de tout ce qui est bon et au coeur de tout ce qui est mauvais en nous.
Pour se débarrasser de la mauvaise suffisance, il faut une stratégie magistrale.
Tout au long des âges les voyants ont réservé leurs plus hautes louanges à ceux qui y avaient réussi. ”
Je lui dis, en me plaignant, que l’idée de faire table rase de la suffisance, bien qu’elle me paraisse très séduisante par moments, était vraiment incompréhensible ; j’ajoutai que je trouvais ses consignes à cet égard si vagues que je ne pouvais les suivre.
“ Je t’ai répété plusieurs fois que pour suivre la voie de la connaissance il fallait faire preuve de beaucoup d’imagination, dit-il. Sur cette voie, comprends-tu, rien n’est aussi clair que nous le souhaiterions. ”
Mon malaise me poussa à tirer argument de ses admonitions à propos de la suffisance pour lui dire qu’elles me rappelaient des préceptes catholiques. Après avoir entendu parler toute ma vie des maux du péché, j’y étais devenu insensible.
“ Le combat des guerriers contre la suffisance est une affaire de stratégie, pas de principe, répondit-il. Ton erreur est de comprendre ce que je dis en termes de morale.
– Je vous considère comme un homme hautement moral, don Juan, insistai-je.
– Tu t’es aperçu de mon impeccabilité, voilà tout, dit-il.
– L’impeccabilité, comme le fait de se débarrasser de la suffisance, est un concept trop vague pour représenter quelque valeur à mes yeux ”, remarquai-je.
Don Juan s’étrangla de rire et je le mis au défi de m’expliquer ce qu’était l’impeccabilité.
“ L’impeccabilité, dit-il, n’est rien d’autre que le bon usage de l’énergie. Mes exposés ne comportent pas le moindre soupçon de morale.
J’ai épargné de l’énergie et cela me rend impeccable.
Pour comprendre cela, tu dois toi-même épargner assez d’énergie. ”
Nous nous tûmes pendant longtemps. Je voulais penser à ce qu’il venait de dire. Il se remit soudain à parler.
“ Les guerriers font des inventaires stratégiques, dit-il. Ils recensent tout ce qu’ils font. Puis ils décident de ce qu’ils peuvent modifier, dans cet inventaire, pour pouvoir s’accorder un répit en matière de dépense d’énergie. ”
Je rétorquai que leurs inventaires devaient inclure tout ce qui se trouve sous le soleil.
Il répondit patiemment que l’inventaire stratégique dont il parlait ne concernait que des modèles de comportement qui n’étaient pas essentiels à notre survie et à notre bien-être.
Je sautai sur l’occasion pour souligner que la survie et le bien-être étaient des catégories que l’on pouvait interpréter à l’infini, et qu’il n’y avait donc pas moyen de s’entendre sur ce qui était ou n’était pas essentiel à la survie et au bien-être.
Tout en continuant à parler, je commençai à perdre mon élan. À la fin je m’arrêtai parce que je pris conscience de la futilité de mes arguments.
Don Juan déclara alors que dans les inventaires stratégiques des guerriers la suffisance figure comme l’activité qui consomme la plus grande quantité d’énergie, d’où leur effort pour la supprimer.
“ L’un des premiers soucis des guerriers est de libérer cette énergie pour affronter l’inconnu grâce à elle, poursuivit don Juan. L’impeccabilité est l’action qui consiste à reconvertir cette énergie.”
Il me dit que la stratégie la plus efficace avait été mise au point par les voyants de la Conquête, les maîtres incontestables de l’art de traquer. Cette stratégie comporte six éléments qui se combinent les uns aux autres.
Cinq d’entre eux sont définis comme les attributs du statut de guerrier : il s’agit du contrôle, de la discipline, de l’endurance, du sens du minutage et du vouloir.
Ils sont le propre du monde du guerrier qui lutte pour perdre sa suffisance.
Le sixième élément, peut-être le plus important de tous, participe du monde extérieur et on l’appelle le petit tyran.
Il me regarda comme s’il me demandait en silence si j’avais compris ou pas.
“ Je suis vraiment désorienté, dis-je. Vous avez dit l’autre jour que la Gorda était le petit tyran de ma vie.
Qu’est-ce au juste qu’un petit tyran ?
– Un petit tyran est un bourreau, répondit-il.
C’est quelqu’un qui, ou bien dispose du pouvoir de vie et de mort sur les guerriers, ou bien simplement les tourmente jusqu’à leur faire perdre la tête. ”
Tandis qu’il me parlait, le sourire de don Juan était rayonnant.
– Tu n’as pas encore assimilé tous les éléments de la stratégie des nouveaux voyants. Une fois que ce sera fait, tu comprendras à quel point la formule qui consiste à se servir d’un petit tyran est efficace et intelligente.
Je suis personnellement certain qu’une telle stratégie ne réussit pas seulement à faire table rase de l’orgueil ; elle prépare également les guerriers à la prise de conscience décisive du fait que l’impeccabilité est la seule chose qui compte sur le chemin de la connaissance.
“ Ce que les guerriers .avaient en tête, dit don Juan, était une manoeuvre implacable, au cours de laquelle le petit tyran se présente comme le pic d’une montagne et les attributs du statut de guerrier comme des grimpeurs qui se retrouvent au sommet.
“ En général seuls quatre attributs sont mis en oeuvre. Le cinquième, le vouloir, est toujours réservé pour une ultime confrontation, celle où les premiers font face, pour ainsi dire, au peloton d’exécution.
– Pourquoi en est-il ainsi ?
– Parce que le vouloir participe d’une autre sphère, celle de l’inconnu, Les quatre autres attributs appartiennent à la sphère du connu, là même où se logent les petits tyrans.
En réalité, ce qui transforme les êtres humains en petits tyrans c’est précisément la manipulation abusive du connu. ”
Don Juan m’expliqua que seuls des voyants qui sont en même temps des guerriers implacables et jouissent de la maîtrise du vouloir peuvent réaliser la combinaison des cinq attributs.
Une combinaison pareille constitue une manoeuvre suprême qui ne peut s’accomplir dans le cadre quotidien des hommes.
“ Il ne faut que quatre attributs pour traiter avec le pire des petits tyrans, poursuivit-il.
À condition, bien entendu, qu’on ait trouvé un petit tyran.
“ Comme je te l’ai dit, le petit tyran est l’élément extérieur, celui que nous ne pouvons pas contrôler et qui est peut-être le plus important de tous.
Mon benefactor disait que le guerrier qui tombe sur un petit tyran a bien de la chance. Il voulait dire que c’est une aubaine d’en rencontrer sur son chemin parce que, autrement, il faut
dévier pour en chercher un. ”
Il m’expliqua que l’un des plus grands achèvements des voyants de la Conquête fut l’élaboration d’un concept qu’il appelait la progression en trois phases.
Grâce à leur compréhension de la nature humaine, ils purent aboutir à cette conclusion incontestable : si les voyants sont capables de tenir bon en affrontant les petits tyrans, ils peuvent certainement affronter impunément l’inconnu et même supporter la présence de l’inconnaissable.
“ La réaction de l’homme ordinaire à cela est de penser que l’ordre de la formulation devrait être renversé, poursuivit don Juan.
Un voyant qui peut tenir bon face à l’inconnu peut certainement affronter des petits tyrans.
Mais il n’en va pas ainsi. C’est cette hypothèse qui a détruit les grands voyants d’autrefois.
Maintenant, nous en savons plus.
Nous savons que rien ne peut mieux tremper l’âme d’un guerrier que le défi qui consiste à traiter avec des gens impossibles qui se trouvent en position de pouvoir.
Seules de telles conditions peuvent faire acquérir aux guerriers la modération et la sérénité nécessaires pour supporter le poids de l’inconnaissable. ”
J’exprimai mon désaccord en vociférant. Je pensais, lui dis-je, que les tyrans ne peuvent que frapper leurs victimes d’impuissance ou bien les rendre aussi brutales qu’ils le sont eux-mêmes.
Je lui fis remarquer qu’on avait procédé à d’innombrables études à propos des effets de la torture physique et psychologique sur ce genre de victimes.
« La différence réside dans quelque chose que tu viens de dire. Tu parles de victimes – pas de guerriers.
Il m’est arrivé de penser comme toi. Je te dirai ce qui m’a fait changer d’avis, mais revenons d’abord à ce que j’ai dit au sujet de la Conquête.
Les voyants de cette époque n’auraient pu trouver de terrain plus propice. Les petits tyrans qui mirent à l’épreuve les capacités des voyants en les poussant à bout étaient les Espagnols ; après avoir eu affaire aux conquérants, les voyants étaient aptes à affronter n’importe quoi.
Ce sont eux qui ont eu de la chance.
Il y avait à cette époque des petits tyrans partout, “ Après ces merveilleuses années d’abondance les choses changèrent beaucoup. Il n’y eut plus jamais le même foisonnement de petits tyrans ; ce fut seulement pendant la période dont j’ai parlé que leur autorité était illimitée.
Un petit tyran aux prérogatives illimitées est l’élément idéal pour la formation d’un grand voyant.
“ Aujourd’hui, malheureusement, les voyants doivent aller très loin pour trouver un petit tyran qui en vaille la peine. La plupart du temps ils doivent se satisfaire du très menu fretin.
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