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Mon benefactor avait raison. Un petit tyran comme celui-là, il en existait un sur un million et on ne pouvait le laisser perdre.
– Comment vous y êtes-vous pris pour y retourner ?
– Mon benefactor mit au point une stratégie, utilisant les quatre attributs du statut de guerrier : le contrôle, la discipline, l’endurance et le sens du minutage. ”
Don Juan me dit que son benefactor, en lui expliquant ce qu’il devait faire pour tirer profit de cet ogre, lui apprit aussi ce que les nouveaux voyants considèrent comme les quatre étapes jalonnant la voie de la connaissance.
La première étape, pour les profanes, consiste à décider de devenir apprenti.
Après avoir changé d’optique sur eux-mêmes et sur le monde, les apprentis franchissent la seconde étape et deviennent des guerriers, c’est-à-dire des êtres capables de la plus grande discipline et du plus grand contrôle de soi.
La troisième étape, après l’acquisition de l’endurance et du sens du minutage, consiste à devenir des hommes de connaissance.
Lorsque les hommes de connaissance apprennent à voir, ils ont franchi la quatrième étape et sont devenus des voyants.
Son benefactor fit valoir le fait que don Juan s’était engagé sur la voie de la connaissance depuis assez longtemps pour avoir acquis un minimum des deux premiers attributs, le contrôle et la discipline.
Don Juan souligna à mon intention que l’un et l’autre de ces attributs se rapportent à un état intérieur.
Un guerrier n’est pas centré sur lui-même à la façon d’un égoïste, mais dans l’esprit d’une étude exhaustive et continue du moi.
“ À l’époque, j’étais dépourvu des deux autres attributs, poursuivit don Juan.
L’endurance et le sens du minutage ne relèvent pas tout à fait d’un état intérieur. Ils sont du domaine de l’homme de connaissance.
Mon benefactor m’y fit accéder par sa stratégie.
– Cela signifie-t-il que vous n’auriez pas pu affronter le petit tyran tout seul ?
– Je suis sûr que j’y serais parvenu seul, bien que j’aie toujours douté du fait que j’aurais pu réussir mon coup avec flair et bonne humeur.
Mon benefactor prenait plaisir à l’affrontement rien qu’en le dirigeant.
L’idée d’utiliser un petit tyran n’est pas seulement destinée à parfaire le courage du guerrier, mais aussi à procurer du plaisir et du bonheur.
– Comment le monstre que vous avez décrit pourrait-il procurer du plaisir à quiconque ?
– Il était insignifiant en comparaison des véritables monstres auxquels furent confrontés les nouveaux voyants pendant la Conquête.
Toutes les indications que nous possédons prouvent que ces voyants s’en donnèrent à coeur joie avec eux. Ils ont démontré que les pires tyrans eux-mêmes peuvent procurer un grand plaisir, à condition, bien sûr, que l’on soit un guerrier. ”
Don Juan m’expliqua que l’erreur des hommes moyens qui affrontent des petits tyrans est de ne pas avoir le recours d’une stratégie ; le handicap fatal vient de ce que les hommes moyens se prennent trop au sérieux.
Leurs actes et leurs sentiments, comme ceux des petits tyrans, sont pour eux de la plus haute importance.
Les guerriers, quant à eux, ne bénéficient pas seulement d’une stratégie bien conçue, mais sont libérés de la suffisance.
Ce qui met un frein à leur suffisance est d’avoir compris que la réalité est une interprétation que nous élaborons nous-même.
Ce savoir constitue l’avantage décisif des nouveaux voyants sur les Espagnols à l’esprit fruste.
Il me dit qu’il avait acquis la conviction qu’il pourrait venir à bout du contremaître en ayant recours à la seule découverte du fait que les petits tyrans se prennent terriblement au sérieux, contrairement aux guerriers.
Conformément au plan stratégique de son benefactor, don Juan trouva un emploi dans le même moulin à canne à sucre.
Personne ne se souvint qu’il y avait travaillé auparavant. Les péons venaient et repartaient de ce moulin sans laisser de trace.
La stratégie de son benefactor spécifiait que don Juan devait guetter quiconque viendrait à la recherche d’une nouvelle victime.
Ce fut justement la même femme qui vint et le repéra comme elle l’avait fait plusieurs années auparavant. Il était, cette fois, encore plus fort physiquement qu’autrefois.
La même routine recommença. Cependant, la stratégie exigeait qu’il refusât dès le début de payer le contremaître.
L’homme n’avait jamais essuyé de refus et en fut interloqué. Il menaça don Juan de ne pas lui procurer ce travail.
Don Juan le menaça à son tour d’aller voir la maîtresse de maison chez elle. Don Juan salit que celle-ci, qui était la femme du propriétaire du moulin, ignorait les manigances des deux contremaîtres.
Il dit à son interlocuteur qu’il savait où elle habitait, pour avoir coupé des cannes à sucre dans des champs à l’entour.
L’homme commença à chicaner et don Juan exigea d’être payé pour accepter de se rendre dans la maison de la femme.
Le contremaître céda et lui tendit quelques billets. Don Juan était parfaitement conscient du fait que le consentement du contremaître n’était qu’une ruse destinée à le décider à se rendre dans cette maison.
“ Il m’y emmena encore une fois lui-même, dit don Juan. C’était une ancienne hacienda qui appartenait à la famille des propriétaires du moulin, des gens riches qui ou bien savaient ce qui se passait et ne s’en préoccupaient pas, ou bien étaient trop indifférents pour même s’en apercevoir. »
“ Aussitôt arrivé, je courus à l’intérieur du bâtiment pour chercher la maîtresse de maison. Je la trouvai, tombai à genoux et lui baisai la main pour la remercier. Les deux contremaîtres étaient livides.
“ Le contremaître de la propriété n’avait pas changé de type de comportement depuis la dernière fois. Mais j’étais bien équipé pour l’affronter’, je possédais le contrôle, la discipline, l’endurance et le sens du minutage.
Les choses se déroulèrent comme mon benefactor l’avait projeté. Grâce à mon contrôle, j’accomplissais les tâches les plus stupides que l’homme exigeait de moi.
Ce qui généralement nous épuise, dans ce genre de situation, vient de l’usure qu’elle inflige à notre suffisance.
Tout homme ayant un brin de fierté se sent déchiré lorsqu’on lui donne le sentiment qu’il ne vaut rien.
“ Je faisais avec plaisir tout ce qu’il me demandait. J’étais joyeux et fort.
Et je me moquais complètement de ma fierté ou de ma peur, Je me trouvais là en guerrier impeccable.
Le fait de garder le moral quand on est bafoué s’appelle le contrôle. ”
Don Juan m’expliqua que, suivant la stratégie de son benefactor, au lieu de s’apitoyer sur lui-même comme il l’avait fait autrefois, il devait se mettre immédiatement au travail pour recenser les points forts, les faiblesses de l’homme, et les excentricités de son comportement.
Il découvrit que les points les plus forts du contremaître résidaient dans la violence de sa nature et dans son audace. Il avait tiré sur don Juan en plein jour et sous les yeux de nombreux spectateurs. Sa grande faiblesse venait de ce qu’il aimait son travail et ne voulait pas le compromettre.
Il n’aurait jamais tenté de tuer don Juan pendant la journée, à l’intérieur de l’enceinte. Son autre faiblesse venait de ce qu’il était père de famille. Il avait une femme et des enfants qui vivaient dans une cabane proche de la maison.
« Rassembler toutes ces informations pendant que l’on vous tabasse s’appelle la discipline, dit don Juan.
L’homme était un véritable monstre. Il n’y avait pas de rachat possible en lui. Selon les nouveaux voyants, un parfait petit tyran n’a pas de bons côtés. ”
Don Juan ajouta que les deux autres attributs du statut de guerrier qu’il ne possédait pas encore, l’endurance et le sens du minutage, avaient été inclus automatiquement dans la stratégie de son benefactor, L’endurance consiste à attendre patiemment – sans précipitation, sans anxiété –, c’est une simple, joyeuse façon de différer ce qui doit arriver.
“ Je rampais tous les jours, poursuivit don Juan, pleurant parfois sous le fouet de l’homme. Et pourtant j’étais heureux.
C’était la stratégie de mon benefactor qui me faisait tenir du jour au lendemain, sans haïr cet homme. J’étais un guerrier.
Je savais ce que j’attendais. C’est exactement en cela que consiste la grande joie du statut de guerrier. ” Il ajouta que la stratégie de son benefactor exigeait qu’il procède à un harcèlement systématique de l’homme en question en prenant pour couverture un ordre supérieur, tout comme les voyants du nouveau cycle l’avaient fait en utilisant l’Eglise catholique comme bouclier.
Un prêtre du bas clergé était parfois plus puissant, alors, qu’un membre de la noblesse.
Don Juan se servait comme bouclier de la dame qui l’avait engagé.
Chaque fois qu’il la voyait il s’agenouillait devant elle et la qualifiait de sainte.
Il la suppliait de lui donner la médaille à l’image de son saint patron afin qu’il puisse prier celui-ci de lui accorder santé et bien-être.
“ Elle m’en donna une, et cela mit le contremaître hors de lui. Et lorsque je réussis à faire prier les domestiques le soir, il faillit avoir une crise cardiaque. Je crois que c’est alors qu’il décida de me tuer. Il ne pouvait se permettre de me laisser continuer ainsi.
“ Par mesure de sauvegarde, j’organisai un rosaire pour tous les domestiques de la maison.
La dame trouvait que j’avais tout d’un homme très pieux.
“ Après cela, je ne dormis plus bien, dans mon lit. Je grimpais sur le toit toutes les nuits. De là, je vis deux fois l’homme me chercher au milieu de la nuit, une expression meurtrière dans le regard.
Il me poussait tous les jours dans les boxes des étalons, dans l’espoir que je mourrais écrasé, mais j’avais une planche faite de gros morceaux de bois que j’avais appuyée contre l’un des angles et derrière laquelle je me protégeais. Il ne le sut jamais car les chevaux lui donnaient la nausée – encore une de ses faiblesses qui devait s’avérer, par la suite, être la plus fatale de toutes. ”
Don Juan disait que le sens du minutage est la qualité qui gouverne la libération de tout ce qui est retenu.
Le contrôle, la discipline et l’endurance sont, disait-il, à l’image d’un barrage derrière lequel tout est accumulé. Le sens du minutage est la porte du barrage.
L’homme ne connaissait que la violence, dont il se servait pour exercer la terreur.
Si l’on neutralisait sa violence, il devenait quasiment impuissant.
Don Juan savait qu’il n’oserait pas le tuer à portée de vue de la maison, et un jour, en présence des autres ouvriers mais également sous les yeux de sa maîtresse, don Juan insulta le contre-
maître. Il le traita de lâche et l’accusa de mourir de peur devant la femme de son patron.
La stratégie de son benefactor exigeait que l’on soit à l’affût d’un moment pareil et qu’on en profite pour reprendre l’avantage sur le petit tyran.
Les choses imprévues arrivent toujours ainsi. L’esclave le plus faible se moque soudain du tyran, le raille, le tourne en ridicule devant des témoins importants, puis disparaît à toute vitesse, sans laisser au tyran le temps de se venger.
“ L’homme fut pris d’une rage folle quelques instants plus tard, mais j’étais déjà agenouillé devant la dame, demandant sa sollicitude ”, poursuivit-il.
Quand la dame rentra dans la maison, l’homme et ses amis appelèrent don Juan à l’arrière, sous un prétexte de travail.
L’homme était très pâle, blanc de colère. Au timbre de sa voix don Juan comprit ce qu’il avait en tête. Don Juan feignit d’obtempérer, mais, au lieu de se diriger vers l’arrière, il
courut à toutes jambes vers l’écurie. Il était sûr que les chevaux feraient un tel tapage que les propriétaires viendraient voir ce qui n’allait pas.
Il savait que l’homme n’oserait pas tirer sur lui. Cela aurait été trop bruyant et sa peur de compromettre son emploi était trop puissante. Don Juan savait aussi que son adversaire ne s’approcherait pas de l’endroit où se trouvaient les chevaux, en tout cas pas à moins d’avoir été poussé à bout.
“ Je sautai dans le box du plus sauvage des étalons, me dit don Juan, et le petit tyran, aveuglé par la rage, sortit son couteau et sauta à ma poursuite.
Je m’abritai immédiatement derrière la planche. ”
Le cheval lui donna un seul coup de pied et c’en fut fini.
“ J’avais passé six mois dans cette maison et pendant ce temps, j’avais exercé les quatre attributs du statut de guerrier. J’avais réussi grâce à eux.
Pas une fois je ne m’étais apitoyé sur moi-même ni n’avais pleuré d’impuissance. J’avais été joyeux et serein.
Ma discipline et mon contrôle étaient aussi vifs que d’habitude, et j’avais eu un aperçu de première main de ce que l’endurance et le sens du minutage apportaient au guerrier impeccable. Et pas un instant je n’avais souhaité la mort de cet homme.
“ Mon benefactor m’avait expliqué une chose très intéressante. L’endurance consiste à retenir, grâce au courage, une chose dont le guerrier sait qu’elle doit légitimement arriver. Cela ne signifie pas que le guerrier passe son temps à mijoter une mauvaise ,action contre qui que ce soit ni à projeter des règlements de compte.
L’endurance n’a rien à voir avec cela. Tant que le guerrier dispose du contrôle de la discipline et du sens du minutage l’endurance garantit que ce qui est dû, quelle qu’en soit la nature, sera donné à celui qui le mérite, quel qu’il soit.
– Est-ce qu’il arrive parfois aux petits tyrans de gagner, et d’anéantir le guerrier qui les affronte ?
– Bien sûr. Il fut un temps, au début de la Conquête, où les guerriers mouraient comme des mouches. Leurs rangs furent décimés. Les petits tyrans pouvaient mettre à mort n’importe qui, par simple caprice.
Soumis à ce genre de pression, les voyants accédèrent à des états sublimes. ”
Don Juan me raconta que ce fut l’époque où les voyants qui avaient survécu devaient s’exercer jusqu’à la limite de leurs possibilités pour trouver de nouvelles voies.
“ Les nouveaux voyants se servaient des petits tyrans, dit don Juan, en me fixant avec insistance, non seulement pour se défaire de leur suffisance, mais pour réaliser la manoeuvre très subtile qui consistait à se retirer de ce monde.
Tu comprendras cette manoeuvre à mesure que nous poursuivrons notre conversation sur la maîtrise de la conscience. ”
J’expliquai à don Juan que ce qui m’intéressait était de savoir si, aujourd’hui, à notre époque, ceux des petits tyrans qu’il qualifiait de menu fretin pouvaient vaincre un guerrier.
“ Sans arrêt, dit-il. Les conséquences n’en sont pas aussi terribles qu’elles le furent dans le loin- tain passé. Il va sans dire qu’à présent les guerriers ont toujours une chance de s’en remettre ou de se réhabiliter et de revenir plus tard.
Mais ce problème comporte un autre aspect. Être vaincu par un petit tyran du menu fretin n’a pas un effet mortel mais dévastateur.
Le degré de mortalité est, au sens figuré, presque aussi élevé.
J’entends par là que les guerriers qui succombent aux coups d’un petit tyran du menu fretin sont annihilés par leur propre sens de l’échec et de l’indignité.
Cela signifie à mes yeux une haute mortalité.
– À quoi mesurez-vous la défaite ?
– Quiconque se met sur le même plan que le petit tyran est vaincu. Agir en colère, sans contrôle ni discipline, n’avoir pas d’endurance, c’est être vaincu.
– Que se passe-t-il après la défaite des guerriers ?
– Ou bien ils se regroupent, ou bien ils abandonnent la quête de la connaissance et rejoignent les rangs des petits tyrans pour la vie. ”
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